Contes de la veillée/Les Quatre Talismans/Ébid le bienfaisant

Charpentier (p. 194-198).


HISTOIRE D’ÉBID LE BIENFAISANT.


Mon histoire, continua-t-il, ne sera pas longue à raconter. Il y a peu de vicissitudes dans la vie des hommes simples, qui obéissent naïvement à leur nature, et qui subissent les lois inévitables de la nécessité sans ressources et sans secrets que la patience et le travail. Ce que j’ai fait, c’est ce que l’instinct universel de la conservation enseigne à tous nos semblables. Ce que je suis devenu, c’est Dieu qui l’a fait.

Mes cris troublèrent comme les vôtres le silence presque inviolable où reposoit depuis des siècles le génie de la montagne. Il m’apparut comme à vous, mais probablement plus impatient et plus fatigué, car il n’avoit pas compté sur une importunité nouvelle. Aussi je ne vous cacherai pas que son aspect me remplit de terreur, et que je tombai tremblant devant lui, sans avoir la force d’opposer une parole à sa colère. Touché cependant de mon enfance et de ma foiblesse, il s’empressa de me rassurer par des discours bienveillants, qui me rendirent un peu de courage, parce qu’à travers les formes grossières de sa mauvaise éducation, ils annonçoient un grand fonds de bonne foi et d’honnêteté naturelles. « Lève-toi, pauvre petit me dit-il, et laisse-moi en repos sans t’inquiéter pour toi-même, car je ne veux point te faire de mal. Ce n’est pas ma faute, au reste, si tu dors d’un sommeil si dur, et je regrette que tu ne te sois pas éveillé avec tes compagnons. Comme ils m’avoient rendu service, et que toute peine vaut salaire, j’ai distribué entre eux quelques babioles qui me sont venues d’héritage, mais dont je n’avois aucun besoin pour mon usage particulier, le patrimoine que mes aïeux m’ont laissé me permettant de vivre ici à mon aise, insouciant et solitaire, sans autre ambition que de dormir la grasse matinée et de manger à mes heures. Je les ai dotés de la science, de la fortune et du don de plaire. C’étoit tout ce que j’avois de joyaux : un pauvre génie ne peut donner que ce qu’il a. Quant à toi, tu me trouves les mains vides, et j’en suis presque aussi fâché que toi. Vois pourtant, continua-t-il en frappant du pied un vieux sac de cuir qu’avoit laissé, selon toute apparence, quelque homme égaré comme nous dans ces tristes déserts, vois si yu peux tirer quelque parti de ces ferrailles ; il ne me reste pas autre chose. » Après cela il disparut.

Mon premier soin fut d’examiner mon trésor, qui se composoit d’outils bizarres que je croyois avoir vus quelquefois dans la main des ouvriers, mais dont je ne m’expliquois pas l’usage. Le second fut de recourir aux provisions que vous m’aviez ménagées, et de rassembler ce qui m’en restoit dans un autre sac qui les avoit contenues, en répartissant les deux charges d’une manière à peu près égale, pour diminuer la fatigue du transport. Cependant je marchois lentement, parce que j’étois foible, et je m’arrêtois souvent, parce que j’étois paresseux comme le sont tous les enfants ; mais je m’aperçus avec plaisir, au bout de quelques jours, que l’habitude m’avoit rendu ce travail facile et ce fardeau léger.

Bientôt je parvins à des lieux plus favorisés du ciel, où la nature me fournit assez de racines et de fruits pour suppléer à mes provisions épuisées. Je m’y serois arrêté volontiers, si le cri des bêtes féroces ne m’avoit pas inquiété pendant de longues nuits, qui n’étoient pour moi que des veilles soucieuses. C’est alors que j’appris la valeur des objets contenus dans mon sac de cuir. J’imaginai de détacher quelques fortes branches d’arbres avec un de mes instruments qui s’appelle une scie, de les enfoncer dans la terre avec un maillet, de les unir avec des sions robustes que j’empruntois aux roseaux, de les fortifier par de grosses pierres que je cimentois de terre glaise avec une truelle, et de m’en faire une enceinte impénétrable, où je trouvois chaque soir le repos. Toutefois, je n’arrivois pas aux habitations des hommes, et mes vêtements en lambeaux commeneoient à m’abandonner. Je m’avisai de m’en faire d’autres avec quelques écorces flexibles qui se détachoient facilement sous ma main, que je taillois avec des ciseaux et que je réunissois avec des aiguilles, au moyen de certains filaments souples et solides que me fournissoient en abondance les plantes les plus communes. Je m’étois initié ainsi, par un apprentissage de trois ans, à tous les travaux des métiers ; et quand le sort aventureux des voyages me conduisit à Damas, je n’étois ni riche, ni beau, ni savant, mes pauvres frères ; j’étois ignorant, indigent et dédaigné, mais j’étois ouvrier. La sobriété m’avoit rendu sain et robuste ; l’exercice m’avoit rendu souple et léger ; la nécessité même, qui est une bonne maîtresse, m’avoit rendu inventif et adroit. Je joignois à cela le contentement de l’âme qui rend sociable et gai. L’aspect d’une ville ne m’effraya point, parce que je savois que les hommes, réunis en société, ont besoin partout de payer de quelques aliments l’intelligence, l’industrie et la force. Au bout d’un jour, j’avois gagné ma journée ; au bout d’une semaine, j’avois économisé pour les besoins d’un jour ; au bout de quelques mois, je m’étois assuré une vie d’un mois, car il faut bien compter avec les maladies et même avec la paresse. Un an après, j’avois de l’aisance ; dix ans après, j’étois riche dans l’acception raisonnable du mot. La richesse consiste à vivre honorablement, sans se rendre à charge aux autres, et dans une condition d’aisance modeste et, tempérée qui permet quelquefois d’être utile aux pauvres. Tout le reste n’est que luxe et vanité.

À trente ans, le soin que je mettois à mon travail avoit attiré l’attention des manufacturiers de Damas. Le plus opulent de tous me donna de lui-même sa fille unique que j’aimois sans oser le dire. Je reconnus sa bonté par mon zèle, et Dieu favorisa mes entreprises. J’avois centuplé sa fortune quand il la laissa dans mes mains. Arrivé moi-même à l’âge du repos, car mon bienfaiteur étoit mort plein de jours, je bornai ma dernière ambition à sanctifier sa mémoire par un bon usage des biens qu’il m’avoit laissés, et je m’avance ainsi doucement vers le terme de ma douce vie, sans avoir rien à regretter que l’épouse chérie et les amis que j’ai perdus.

Vous étiez compris dans ce nombre, car je ne vous avois jamais oubliés. L’heureux événement qui vous a rendus à mes vœux est un bienfait de plus dont je suis redevable à la divine Providence. Après ces rudes épreuves de la vie qui ont été si pénibles pour nous, il vous reste du moins à goûter, dans le sein de la famille, les loisirs sans mélange d’une tranquille vieillesse. Cet âge n’est plus celui des vives jouissances, mais il a les siennes qui ont aussi leur charme et leurs délices, et vous verrez qu’il n’est jamais trop tard pour être heureux. Nous nous rappellerons ensemble vos espérances et vos désabusements, pour nous réjouir ensemble des circonstances prospères, quoique tardives, qui vous ont fait passer de cet océan d’illusions orageuses dans un port de salut et de prospérité ; et nous tomberons facilement d’accord pour convenir que de tous les talismans qui promettent le bonheur aux vaines ambitions de l’homme, il n’y en a point de plus sûr que le travail.


Ici finit le discours du vieillard, et on ne trouvera pas mauvais que je finisse avec lui. Je vous proteste qu’il y a longtemps que j’en éprouve le besoin, et que je regrette de vous avoir entraînés dans les lenteurs d’une narration languissante dont j’avois peine à dégager mon imagination et ma plume ; mais l’aimable génie qui me raconte ces histoires dans mon sommeil avoit prêté à celle-ci des grâces que je n’ai pas retrouvées en écrivant. Vous jugerez si l’époque est venue où je dois renoncer à ses promesses, et j’apprendrai de vous si j’ai perdu aussi le modeste talisman qui m’a quelquefois obtenu de foibles droits à votre indulgence. Il faut bien que ce jour arrive, et il est peut-être arrivé.