Contes de la veillée/Les Quatre Talismans/Mahoud le séducteur

Charpentier (p. 160-179).


HISTOIRE DE MAHOUD LE SÉDUCTEUR.


Seigneur, dit-il, je ne vous occuperai pas longtemps des particularités de mon enfance, car elles vous ont été rapportées avec beaucoup d’exactitude par celui de mes deux compagnons qui a eu l’honneur de parler devant vous. Je suis en effet son frère Mahoud le beau, surnommé l’amour et les délices des femmes, et dont le nom retentissoit, il y a un demi-siècle au plus, dans tous les harems de l’Orient. Vous savez déjà comment nous nous séparâmes, et j’avoue que le dédain de mes frères pour quelques agréments dont j’étois doué, me faisoit désirer ce moment avec une vive impatience, quoique je n’eusse pas tardé à penser que le talisman du génie qui devoit me faire adorer des belles produisoit sur les hommes un effet tout opposé. Je restai donc seul, aussi satisfait de ma personne que mécontent de ma situation.

Le désert, seigneur, est un triste séjour pour un joli homme. J’y vécus fort mal et fort péniblement pendant plusieurs semaines, mais je trouvai à me dédommager aux premières habitations. Je n’ai pas besoin de vous dire à quel genre d’avantages personnels je dus partout la plus gracieuse hospitalité. Je ne peux cependant me dispenser d’ajouter qu’elle entraînoit souvent avec elle de fâcheuses compensations. Les hommes sont généralement jaloux, et les jaloux sont généralement brutaux, surtout quand ils n’ont pas reçu d’éducation. Tous les pays que je traversois étoient des pays de conquête ; mais, à l’opposé des autres conquérants, je ne les traversois presque jamais sans être battu.

Un jour que j’échappois à la poursuite de cent beautés rivales, poursuite qui a aussi ses importunités, et que je me dérobois en même temps aux procédés grossiers de leurs amants et de leurs époux, je tombai au milieu de la caravane d’un marchand d’esclaves qui se rendoit à Imérette pour y acheter des Géorgiennes. Comme j’avois entendu dire que c’étoit là que se trouvoient les plus belles personnes du monde, et que j’étois empressé d’y exercer l’empire déjà éprouvé de mon mérite ou de mon talisman, je n’hésitai pas à m’engager parmi ses serviteurs pour quelque office assez vil, dans l’espoir assuré de m’en affranchir au premier endroit où nous trouverions des femmes. Ces vallées creusées, comme vous le savez, dans les flancs du Caucase, sont malheureusement fort désertes, et nous devions arriver à Imérette sans avoir rencontré une seule tribu.

Le maître de la caravane étoit un homme fin, jovial et facétieux, qui avoit surpris sans peine le dessein de mon voyage, et qui se faisoit un malin plaisir de présenter mes espérances et mes prétentions sous un aspect ridicule : « Camarades, dit-il un jour, nous approchons du but de notre route, et nous allons nous remettre en possession de ces douces jouissances de la vie dont le désert nous a si longtemps privés : trop heureux, cependant, si l’aimable Mahoud, le séduisant prince de Fardan, daigne nous laisser quelques beautés à toucher, car vous savez qu’il sait les émouvoir, dès le premier jour, à la suite de son char victorieux. Ô beau Mahoud, que la nature a comblé de tant de grâces, refuseriez-vous d’être propice aux bons et fidèles compagnons qui ont partagé vos hasards, et n’auront-ils pas une seule amourette à glaner derrière vos riches moissons ? Assez de jolies filles fleurissent dans les délicieuses campagnes d’Imérette pour suffire à vos plans de conquêtes, sans que vous réduisiez vos amis au malheur d’aimer sans être aimés ! Il en est peu d’ailleurs parmi elles qui méritent d’être associées à une destinée telle que la vôtre, et celles-là ne doivent vous être disputées par personne. Que n’êtes-vous, hélas ! arrivé plus tôt dans le pays, quand la chute du plus puissant souverain du Caucase mit à ma disposition la princesse de Géorgie, cette adorable Zénaïb, la perle unique du monde, que je vendis l’année dernière au roi de la Chine…

— Zénaïb, princesse de Géorgie ! m’écriai-je avec enthousiasme ; car ce nom étoit pour moi une espèce de révélation merveilleuse.

— Elle-même, reprit le marchand avec un sang-froid accablant, et c’est ainsi qu’elle parloit de vous ! « Cruel, me disoit-elle souvent en tournant sur moi des yeux de gazelle qui auroient attendri un tigre, si tu vends ma personne au roi de la Chine, comme tu te l’es proposé, ne te flatte pas lui vendre mon cœur. Mon cœur s’est donné au plus beau des princes de la terre, au charmant Mahoud, l’héritier présomptif du Fitzistan : je ne sais si tu en as entendu parler, continuoit-elle, et je ne l’ai jamais vu, mais il m’apparoît toutes les nuits dans mes songes. C’est à lui qu’appartient à jamais, quoi qu’il arrive, l’infortunée Zénaïb… »

À ces mots, la troupe entière partit d’un éclat de rire convulsif, mais j’y fis peu d’attention. L’image que je me faisois de Zénaïb absorbait toute ma pensée, et je me promettois déjà d’avoir peu d’égards pour les vulgaires tendresses des filles d’Imérette. Nous entrâmes le lendemain dans la ville, sans que j’eusse changé de résolution.

Après avoir reçu du marchand d’esclaves ce qui m’étoit dû en raison de mes services, je me retirai dans un kan fort isolé, pour y penser librement à Zénaïb, et pour y chercher les moyens de rejoindre ma princesse à travers l’espace immense qui nous séparoit. Mon imagination, naturellement assez paresseuse, ne m’en ayant fourni aucun, je commençois à m’abandonner à la plus noire mélancolie, quand une fête publique qui se célébroit à Imérette, m’inspira l’envie de sortir de ma retraite pour me distraire un moment des chagrins qui m’accabloient. Il est inutile de vous parler de l’effet que produisit ma vue ; il n’y eut qu’un cri sur mon passage, et la modestie me défend de le répéter. Seulement, l’émotion des plus jeunes ou des plus réservées se trahissoit par quelques soupirs qu’on étouffoit à demi, en cherchant à les faire entendre. Je ne rentrai chez moi que fort tard, à cause du grand concours de femmes qui se pressoient au-devant de moi, et qui me fermoient le chemin. La soirée tout entière fut employée à recevoir des présents et à refuser des billets doux. Hélas ! m’écriois-je avec un dédain amer, en repoussant ces témoignages insensés d’une passion que je ne pouvois partager ; hélas ! ce n’est point Zénaïb ! — Et j’ajoutois, en gémissant du profond de mon cœur : Barbare souverain de la Chine, rends-moi Zénaïb, l’unique objet de mes vœux, Zénaïb que tu m’as ravie, ma belle et tendre Zénaïb !… À ce prix, je te laisse sans regret l’empire du monde ! — Il est vrai que je n’y avois pas beaucoup de prétentions.

J’avois paru. Les jours suivants ne firent qu’augmenter mon embarras. Vous ne sauriez imaginer, seigneur, combien il est pénible d’être adoré de toutes les femmes. On pourroit s’accommoder de trois ou quatre, et d’un peu de surplus ; mais, quand cela passe la douzaine, il n’y a réellement plus moyen d’y tenir. Et puis il y a des passions douces et faciles avec lesquelles on est toujours libre de prendre des arrangements ; mais celles que j’avois le malheur d’inspirer étoient si fantasques et si violentes, que je ne me les rappelle pas sans frémir. Il ne fut bientôt plus question que de jeunes beautés éperdues d’amour, qui renonçoient à la modestie de leur sexe pour se disputer le cœur d’un aventurier inconnu. Quelques-unes furent subitement privées de l’usage de la raison ; quelques autres se livrèrent aux dernières extrémités du désespoir. Mon arrivée et mon séjour dans la capitale d’Imérette furent signalés enfin par une insurrection unique dans les annales du monde, et qui ne pouvoit manquer d’attirer l’attention du gouvernement. On me conduisit devant le roi.

Ce prince, qui étoit jeune et beau, m’attendoit avec une impatiente curiosité, au milieu des grands officiers de sa cour.

— Est-ce toi, me dit-il en arrêtant sur moi des yeux étonnés, qui te fais nommer Mahoud, prince de Fardan ?

— C’est moi, seigneur, lui répondis-je d’un ton assuré, en déployant tout ce que je croyois posséder de dignité et de grâces.

Je dois rendre à ce monarque la justice de déclarer qu’il resta quelque temps interdit et comme stupéfait ; mais la puissance secrète attachée à mon talisman reprenant tout son empire, il s’abandonna si follement au délire de sa gaieté, que je pensai un moment qu’il alloit perdre connaissance ; et, comme les sentiments des rois ont toujours quelque chose de contagieux, les courtisans qui l’entouroient, oubliant la retenue respectueuse que leur imposoit sa présence, tombèrent pêle-mêle sur les degrés du trône, en se roulant dans les spasmes du rire le plus extravagant dont on puisse se faire une idée. Les gardes mêmes qui m’environnoient abandonnèrent leurs armes pour se presser les côtés des deux mains, dans ce paroxysme presque effrayant de la joie qui commence à toucher aux confins de la douleur. Cette crise fut longue, et me parut plus longue peut-être qu’elle ne le fut en effet.

« Eh quoi ! s’écria le roi quand il eut repris assez de calme pour se faire entendre, c’est toi qui es venu troubler de ta funeste présence la tranquillité de mes États, en jetant dans le cœur des femmes les séductions de l’amour ! Ce prodigieux triomphe étoit réservé à ces petits yeux ronds et stupides, qui laissent tomber, de droite et de gauche, deux regards louches et maussades ; ou bien, à ce nez large et aplati qui surmonte de si haut une bouche torse et mal garnie. Tourne-toi un peu, je te prie, afin que je m’assure si je ne me suis pas trompé en devinant derrière tes épaules inégales une lourde protubérance. Elle y est, en vérité ; j’en prends tout le monde à témoin : et, pour comble de difformité, il s’en faut de cela, continua-t-il en montrant sa main étendue, que la jambe sur laquelle il s’appuie maintenant avec une nonchalance affectée, égale l’autre en longueur. Par le soleil qui nous éclaire, on n’a jamais rien vu de plus surprenant, depuis que les caprices d’un sexe imbécile disposent de l’honneur de l’autre !

« Odieux rebut de la nature, reprit-il après un moment de réflexion (c’est à moi qu’il adressoit ces expressions désagréables), je t’ordonne d’évacuer à l’instant notre royaume d’Imérette, et, s’il t’arrive de te faire aimer avant ton départ de la dernière des esclaves, tiens-toi pour averti que tu seras hissé demain à l’arbre le plus élevé de la contrée, pour y servir d’épouvantail aux oiseaux de rapine. »

Cet arrêt sévère étoit énoncé de manière à ne pas me permettre la moindre réplique. Je me glissai avec modestie entre mes gardes, et je sortis de la ville au milieu de cette escorte insolente, en voilant mon visage de mes mains, dans la crainte d’exciter encore une de ces sympathies que j’étois menacé de payer si cher. Arrivé hors des faubourgs, et congédié plus grossièrement, s’il est possible, que je n’en avois l’habitude, je me mis à marcher résolument vers la frontière, sans oser tourner les yeux derrière moi. Je cheminois ainsi depuis deux heures, en proie à des méditations fort sérieuses, car je n’avois pas eu le loisir de reprendre dans mon kan les cadeaux et les bijoux dont les beautés d’Imérette venoient de m’enrichir, quand les pas de plusieurs cavaliers qui me suivoient de près me firent craindre un nouveau malheur.

« Prince Mahoud, arrêtez, s’il vous plaît, s’écrioient des voix confuses ; beau prince Mahoud, est-ce vous ? »

Presque assuré cependant que ces cris graves et robustes n’étoient pas articulés par des femmes, je fis courageusement face au péril, et je vis quatre pages où icoglans, superbement vêtus, montés sur de magnifiques chevaux blancs, tout caparaçonnés de soie et d’or, et qui accompagnoient de riches voitures de bagages.

— Je suis le prince Mahoud que vous cherchez, répondis-je fièrement, et s’il n’y a point de femmes parmi vous, comme je le suppose, je puis l’avouer sans inconvénient pour la tranquillité publique. Maintenant, que demandez-vous de moi ?

Je ne vous dissimulerai point, seigneur, que ma vue produisit sur ces étourdis son effet accoutumé. Ils se recueillirent toutefois après un moment de sottes risées, et celui d’entre ceux qui paroissoit exercer une certaine autorité sur les autres, descendant de cheval avec un embarras respectueux, vint ployer le genou et s’humilier à mes pieds.

— Seigneur, dit-il, en frappant la terre de son front, qu’il vous plaise d’agréer le timide hommage de vos esclaves. La divine Aïscha, notre reine, qui s’étoit glissée ce matin derrière une des portières de la salle du conseil, pendant votre entretien avec son auguste époux, et qui en connoît les funestes résultats, n’a pu se défendre d’un mouvement d’amour pour votre glorieuse et ravissante personne. En attendant des jours plus propices pour vous rappeler à sa cour, dont vous êtes destiné à faire l’ornement, elle nous a ordonné de venir vous offrir ces présents et ces équipages, et de vous accompagner partout où il vous conviendra de nous conduire. Dis-lui bien, Chélébi, a-t-elle ajouté en tournant sur moi des yeux pleins de la plus touchante langueur, que les minutes de son absence se compteront par siècles dans la vie de la malheureuse Aïscha, et que la seule espérance de le revoir bientôt peut soumettre mon cœur au cruel tourment de l’attendre !

En achevant ces paroles, elle a perdu la couleur et la voix, et nous l’avons laissée presque évanouie dans les bras de ses femmes.

— Levez-vous, Chélébi, lui répondis-je, et disposez-vous à me suivre. Nous avons, hélas ! de vastes contrées à traverser avant que je rentre dans les États de votre souveraine, si je dois y rentrer jamais ! Soumettons-nous à la volonté de celui qui peut toutes choses, et qui décidera seul de la destinée d’Aïscha et de la mienne.

Je montai ensuite un superbe cheval de main qui étoit conduit par un de mes esclaves, et je me hâtai vers les dernières limites du royaume avec tout l’empressement que pouvoit m’inspirer l’envie d’échapper à ma nouvelle conquête, car je n’en avois pas encore fait de si redoutable. Mon âme ne fut entièrement délivrée de la crainte qui l’oppressoit que lorsque j’eus franchi les frontières d’Imérette, où je laissois de si profonds souvenirs.

— Tendre Aïscha, me dis-je alors à part moi, puisse le temps, qui triomphe de tout, vous rendre la douleur de notre séparation plus légère ! Elle sera probablement éternelle ; car vous ignorez, douce princesse, qu’un sentiment invincible m’entraîne vers l’adorable Zénaïb, dont les tourments ne peuvent être apaisés que par ma possession. Consolez-vous, s’il est possible, et n’attribuez qu’à la prudence un abandon qui m’est imposé par l’amour. La faute en est au sort qui me condamne à être aimé.

Ainsi plongé dans des pensées mélancoliques sur les regrets dont j’étois l’objet, j’abandonnai nonchalamment la bride qui flottoit sur le cou de mon cheval, et je me livrai à l’instinct naturel de son espèce, qui le conduisit au premier kan de la route.

J’abuserais de l’attention que vous voulez bien m’accorder, seigneur, si j’entrois dans les mêmes détails sur toutes les aventures de mon voyage, qui fut d’une longueur infinie ; car, malgré mon impatience, j’étois obligé de ne marcher qu’à petites journées, et je ne m’arrêtai qu’à la grande capitale du royaume de la Chine, dont le nom est Xuntien, comme tout le monde le sait. La nuit étoit déjà tombée depuis quelques heures, quand je parvins à m’établir dans une auberge assez voisine du palais, où j’essayai inutilement de goûter quelque repos. La pensée que j’habitois enfin les lieux où respiroit Zénaïb, et l’incertitude naturelle que j’éprouvois sur le succès de mon entreprise, ne me permirent pas de fermer les yeux. Je me levai avec plus de diligence que je ne l’avois fait de ma vie ; je me revêtis à la hâte de quelques habits simples, mais galants, et je me dirigeai vers la demeure du souverain de tous les rois, la face à demi cachée dans mon manteau, pour me soustraire aux regards des femmes. Il est vrai qu’on n’en trouve point dans les rues qui n’appartiennent à la classe du peuple, toutes les autres étant retenues dans leurs maisons par l’extrême délicatesse de leurs pieds, qui sont les plus menus, les plus gracieux et les plus adorables du monde, mais qui ne peuvent leur servir à changer de place. Le soleil avoit accompli plus de la moitié de sa course, avant que j’eusse achevé de parcourir la magnifique allée d’arbres qui borde dans toute sa longueur la principale façade du palais.

Rassuré par la solitude qui règne aux environs de ce beau séjour, je laissois flotter mon manteau, quand un cri parti des balcons m’avertit que j’avois été vu, et qu’il étoit trop tard pour cacher ces traits dont les funestes ravages m’avoient déjà causé tant d’embarras et de traverses. Je levai les yeux, imprudemment peut-être, et un nouveau cri se fit entendre. Une jeune princesse, dont j’eus à peine le temps de remarquer la beauté, à travers le trouble et la pâleur de son visage, tomboit sans connoissance entre les bras de ses femmes, et les jalousies, refermées derrière elle, m’en séparaient à jamais.

— Infortunée ! m’écriai-je, quand je fus rentré chez moi, et le front appuyé sur les coussins de mon divan. — Trop séduisant et trop malheureux Mahoud, pour quoi faut-il que vous sachiez plaire à toutes les femmes, si la seule femme dont le cœur puisse avoir pour vous quelque prix, Zénaïb, la divine Zénaïb, doit rester la proie de son barbare vainqueur ? Mais quelle partie de ce palais habite ma Zénaïb ? Où la trouver ? comment la voir ? comment surtout en être vu ? Espérances insensées ! fatal amour ! illusions trompeuses que trop de succès ont nourries ! La nature ne m’a-t-elle donné tant d’avantages sur les autres hommes que pour me faire sentir plus amèrement la rigueur de ma destinée ?

En achevant ces paroles, je cachai ma tête tout entière entre mes coussins, et je les inondai de mes larmes.

Chélébi entroit au même instant pour m’annoncer la présence d’une vieille esclave maure qui demandoit à me parler.

— Qu’elle parle, répondis-je, sans daigner détourner vers elle mes yeux obscurcis par les pleurs. Que veut-elle au triste Mahoud ? Que peut-elle attendre du déplorable prince de Fardan ?

— C’est bien à vous, seigneur, que mon message s’adresse, dit la vieille Maure d’un ton mystérieux, et je me connois mal à ces sortes d’affaires, s’il ne comble tous vos désirs. Ce n’est peut-être pas sans dessein que vous vous êtes arrêté, il y a une heure, sous le balcon de la favorite ; mais, quoi qu’il en soit de ce projet ou de ce hasard, l’amour vous y rappelle ce soir, à minuit. Cette clef vous ouvrira la porte de la grille qui se ferme au coucher du soleil, et une échelle de cordes, jetée de la croisée, vous conduira aux pieds de la plus aimable des princesses. Prenez donc la clef, seigneur ; mais répondez, je vous en conjure, et n’oubliez pas que Zénaïb vous attend !

Au nom de Zénaïb, je m’emparai de la clef que la vieille s’étoit efforcée d’introduire dans ma main languissante, et je m’élançai vers elle pour l’embrasser, en action de grâces d’une si bonne nouvelle ; mais, à son aspect, je reculai d’une horreur irrésistible, tant cette noire étoit exécrable à voir, et je retombai à ma place.

Par une rencontre de circonstances trop facile à expliquer, l’esclave maure restoit clouée à la sienne, et rouloit sur moi des yeux épouvantablement passionnés, dont l’expression n’a rien qui puisse lui être comparée dans toutes les terreurs du sommeil.

— Ô le plus séduisant de tous les hommes, s’écria-t-elle en adoucissant autant qu’elle le pouvoit sa voix aigre et cassée, les égarements de l’amour n’ont point d’excès qui ne s’explique à votre vue ! Mais, heureusement pour vous, la nature ne vous oblige point à partager les sentiments imprudents que vous inspirez. Daignez réfléchir un moment, beau prince, avant d’accepter les périls du rendez-vous qu’on vous propose. Il est vrai que Zénaïb ne manque pas de beauté, mais elle compte parmi ses esclaves une femme qui peut hardiment lui disputer cet avantage, et qui prodigueroit à vos désirs des plaisirs moins dangereux. L’empereur est fier, jaloux et cruel, et sa vengeance seroit peut-être plus terrible que vous ne pouvez le prévoir. Tant de perfections, hélas ! ne la désarmeroient point. La tendre Boudroubougoul, que vous avez sous les yeux, n’aspireroit, au contraire, qu’à embellir votre existence des jouissances les plus douces ; car sa vertu éprouvée vous est garant, comme les attraits incomparables dont vous êtes pourvu, que vous n’auriez jamais de rivaux ! Cédez, cédez, seigneur, aux conseils de la prudence, et ne repoussez pas les vœux de Boudroubougoul qui vous implore, de la brune Boudroubougoul, votre servante et votre épouse !…

— Monstre abominable ! m’écriai-je en me relevant avec violence afin d’éviter les embrassements odieux dont elle me menaçoit, rends grâce au message dont tu es chargée, si je ne te frappe à l’instant de mon canzar, pour punir ton insolence et ta trahison. Retourne auprès de ta maîtresse, et dis-lui que je payerai de ma vie, s’il le faut, le bonheur dont elle a flatté mes espérances.

Boudroubougoul sortit en lançant sur moi un regard courroucé, qui me laissa douter si sa haine étoit aussi effrayante que son amour.

Je me rendis aux bains, je me parfumai avec soin, je me couvris des habits les plus élégants que je pusse trouver parmi les magnifiques présents de la déplorable Aïscha, et je fus exact au rendez-vous de Zénaïb. L’échelle de corde étoit préparée ; il ne me fallut, pour la franchir, que le temps de le vouloir. Je la vis, seigneur, et le souvenir de ce moment, impossible à décrire, fait encore le bonheur et le désespoir de ma vie ! Pardonnez donc à l’émotion involontaire qui embarrasse et qui suspend mes paroles.

Zénaïb, couchée sur de riches carreaux semés de fleurs, se souleva lentement en poussant un foible cri, car l’excès de sa passion lui avoit ôté presque toutes ses forces. Je fléchis un genou devant elle, et je m’emparai en tremblant de sa main palpitante.

— Prince Mahoud, est-ce vous ? dit-elle en entr’ouvrant sur moi un long œil noir qui resplendissoit de plus de feux que l’étoile du matin. Est-ce vous ? continua-t-elle avec une langueur inexprimable, en laissant retomber sa tête défaillante sur son cou de cygne, parce que son cœur ne pouvoit plus suffire au trouble qu’il éprouvoit. Quant à moi, je cherchois en vain un langage pour lui répondre, à l’aspect des beautés qui frappoient mes regards, et dont les houris de Mahomet n’offriront jamais qu’une imparfaite image.

Cependant nos yeux se rencontrèrent, et une admiration réciproque prenant la place de tout autre sentiment, nous restâmes comme pâmés l’un devant l’autre, plus semblables à des statues insensibles qu’à des amants impatients d’être heureux.

Au même instant une des portières de l’appartement s’entr’ouvrit, et l’empereur de la Chine, suivi de courtisans et de soldats, s’élança au milieu de nous en brandissant un sabre nu sur nos têtes, pendant que Zénaïb retomboit évanouie sur ses coussins, et que je me couchois sur ma face, éperdu de terreur, comme pour cacher aux assassins dont j’étois entouré les charmes funestes qui avoient causé mon infortune. Je ne savois pas encore combien j’aurois à les maudire.

— Qu’on livre cette indigne esclave aux plus vils de mes serviteurs, dit alors le tyran, et qu’elle ne reparoisse jamais devant moi. Quant à l’impie qui a osé franchir le seuil de ce palais, gardes, emparez-vous du traître, et disputez-vous la gloire de le faire mourir à mes yeux dans les plus horribles tourments. Je donnerai une province du céleste empire à celui d’entre vous dont l’habile cruauté se conformera le mieux aux désirs de ma vengeance !…

Il n’avoit pas fini de prononcer cette sentence, que dix bras vigoureux me saisirent, et que je me trouvai debout au milieu de mes bourreaux furieux. Je vous laisse à juger, seigneur, des angoisses dans lesquelles j’étois plongé, quand la portière qui s’étoit ouverte pour le passage de l’empereur se souleva de nouveau, et laissa paraître la vieille Boudroubougoul. L’infâme esclave, que je regardois déjà comme l’artisan secret de ma perte, s’avança jusqu’aux pieds de l’empereur, se prosterna, et parla ainsi :

— Auguste souverain de la Chine et de toutes les îles du monde, dit-elle, daigne modérer, au nom de ta propre gloire, les justes emportements d’une colère trop fondée, mais à laquelle tu viens d’imposer toi-même des limites qu’il ne t’est pas permis de franchir ! Lorsque je t’ai révélé la trahison de Zénaïb et de son perfide complice, il te souvient, sans doute, que je m’étois réservé, pour prix d’un secret si important à l’honneur de ta couronne, l’assurance d’obtenir la première grâce que j’oserois implorer de toi.

— Il est vrai, répondit l’empereur, et j’en ai pris à témoin les dieux du ciel et de la terre.

— Je t’implore donc avec assurance, continua-t-elle. Apprends, puissant roi de tous les rois, que la jalousie seule m’a excitée à trahir le mystère qui couvroit ces criminelles amours. Le charmant prince de Fardan s’étoit rendu maître de mon cœur, jusqu’ici inflexible, et j’étois prête à lui faire le sacrifice de mon innocence, quand il osa former l’audacieux projet de te ravir ta favorite. Il avoit paru lui-même touché de mes foibles attraits, et le bonheur de ton esclave alloit passer tous ses vœux, si les séductions de Zénaïb n’avoient rompu de si beaux liens. Rends-moi, rends-moi l’époux qui m’abandonne, et je m’engage à fixer désormais le volage de manière à ne plus le perdre ! C’est la grâce que je t’ai demandée.

— En effet, repartit l’empereur en détournant de Boudroubougoul ses yeux effrayés, ce genre de supplice n’a peut-être rien à envier à tous ceux qu’inventeroit l’imagination des hommes. Que le prince de Fardan soit ton époux, car telle est notre volonté souveraine. Je ferai plus, fidèle Boudroubougoul, en faveur d’une si digne alliance. Je t’accorde pour dot la meilleure forteresse du Petcheli, et une garde de cinq cents guerriers qui veilleront aux déportements de ton séducteur, car je n’entends pas qu’il reparoisse jamais aux regards de ce sexe facile dont il surprend si insolemment les bonnes grâces. Qu’on l’amène en ma présence pour entendre son arrêt.

Les gardes me poussèrent devant l’empereur, et j’y restai immobile et comme terrassé sous le coup de foudre qui venoit de m’accabler.

Il y eut alors un moment de silence que j’essayois inutilement de m’expliquer à moi-même, et qui se termina par des éclats d’un genre si extraordinaire, que je ne pus me défendre de relever la tête pour en connoître la cause. Ma vue avoit produit sur la cour de Xuntien le même effet que sur la cour d’Imerette ; mais comme les Chinois sont beaucoup plus gais que les Géorgiens, leurs transports avoient quelque chose d’effrayant qui me consterna presque autant que mon propre malheur. L’empereur surtout étoit en proie aux convulsions d’un rire si délirant, qu’on sembloit craindre pour sa vie, quand il parvint à se rasseoir, tout haletant, sur un de ces carreaux, en couvrant ses yeux d’un pan de sa robe royale pour éviter de me voir.

— Qu’on l’éloigne d’ici, dit-il, au nom de tous les dieux qui protègent la Chine, et qu’on s’assure attentivement des moindres circonstances d’un mariage si bien assorti, pour les inscrire en lettres d’or dans les annales de mon règne !…

Les gardes se rangèrent alors sur deux lignes, entre lesquelles on me fit placer à côté de ma fatale fiancée ; nous descendîmes ainsi dans les rues de la ville qui commençoient à s’éclairer des premiers rayons du jour, et nous traversâmes lentement, pendant tout un soleil, la foule qui s’augmentoit sans cesse aux huées unanimes de la populace, car j’entendois trop bien les intérêts de ma gloire pour laisser mon visage exposé à la vue des femmes. Il étoit tard quand nous arrivâmes au château fort de Boudroubougoul, qui ne se sentoit pas de joie et qui ne se lassoit pas de m’accabler de ses formidables caresses ; mais des courriers, qui nous précédoient de loin, avoient déjà tout fait disposer pour nous y recevoir. Le mariage se célébra dans les formes ordinaires, et la soldatesque féroce dont nous étions accompagnés eut la cruauté de ne nous quitter qu’au lit nuptial.

Vous me permettrez, seigneur, de jeter un voile sur les horreurs du sort que la barbare vengeance de l’empereur m’avoit réservé. Elles se comprennent mieux, hélas ! qu’elles ne peuvent se décrire. Qu’il me suffise de vous dire que ma captivité dans cette demeure infernale ne dura pas moins de trente ans dont les minutes ne peuvent se mesurer à aucune espèce de temps connu, car la vieillesse de Boudroubougoul sembloit défier les années. Plus l’âge s’appesantissoit sur elle, plus elle devenoit acariâtre et violente, plus elle redoutoit, dans son implacable jalousie, que je n’échappasse au funeste amour que j’avois eu l’affreux malheur de lui inspirer. La précaution même avec laquelle elle avoit éloigné toutes les femmes ne la rassuroit qu’à demi. Elle descendoit impitoyablement jusque dans les mystères de mon cœur, pour y surprendre une pensée qui n’auroit pas été pour elle, et la moindre découverte de ce genre m’exposoit aux traitements les plus odieux. Je vous laisse à penser si l’occasion s’en présentoit souvent ; et que seroit-ce, grand Dieu ! si vous aviez vu Boudroubougoul !

J’avois toutefois conservé précieusement mon amulette. Je touchois tout au plus à ma cinquantième année, et si ce n’est plus l’âge de plaire, c’est celui du moins où les gens sensés ont acquis toute la maturité nécessaire pour tirer un parti raisonnable de l’amour. Je vivois encore, triste mais résigné, par cette espérance présomptueuse de l’arrière-saison, quand je m’aperçus un matin que le talisman du génie m’avoit été dérobé pendant mon sommeil. Boudroubougoul, qui partageoit toutes les nuits la couche de malédiction sur laquelle le ciel avoit amassé pour moi tant d’opprobres et de douleurs, pouvoit seule s’en être emparée, dans la fausse et ridicule idée que ce joyau étoit le gage de quelque sentiment de jeunesse dont mon âme conservoit tendrement le souvenir. Je m’élançai brusquement de mon lit, je courus à la chambre de ma femme, et je vis l’abominable vieille occupée à exciter, de la pointe d’une longue broche de fer, l’ardent brasier qui achevoit de dévorer l’amulette. Elle n’existoit déjà plus qu’en cendres impalpables qui noircissoient à la surface des charbons brûlants, mais qui trahissoient encore l’apparence de sa forme. À cet aspect, un cri lamentable s’échappa de mon cœur déchiré, mes yeux se voilèrent, et je sentis mes jambes défaillir sous moi.

— Perfide ! s’écria Boudroubougoul en se retournant de mon côté, c’est donc ainsi que vous trahissez les devoirs d’un lien si bien assorti, et qui a fait si longtemps votre félicité ? Pour cette fois, misérable, ma vengeance est sans pitié, et je ne me laisserai attendrir ni par vos larmes ni par vos serments.

Elle se levoit, en effet, pour me frapper, selon sa constante habitude, quand une impression toute nouvelle, dont elle ne fut pas maîtresse, la contraignit de changer de langage.

— Oh ! oh ! reprit-elle en faisant deux pas en arrière, par quel mystère ce manant a-t-il pu s’introduire dans ces murs impénétrables ? Qui es-tu, insolent étranger, pour oser te présenter sans être annoncé dans l’appartement des femmes ?

— Hélas ! répondis-je les yeux baissés, ne reconnoissez-vous pas en moi votre malheureux époux, Mahoud, le beau prince de Fardan ?

— Seroit-il vrai ! dit Boudroubougoul après m’avoir longtemps considéré avec un mélange d’étonnement et d’effroi. Il seroit vrai ! répéta-t-elle du ton d’une conviction amère. C’est donc à toi, ignoble et difforme créature, c’est à toi, magicien maudit, que la vive et gracieuse Boudroubougoul a prodigué, pendant trente ans d’illusions, les trésors de sa jeunesse et de sa beauté ! C’est à toi que j’ai sacrifié la fleur de ses charmes innocents qui faisoient l’enchantement des yeux et les délices du monde !… Retire-toi, continua-t-elle dans un accès de colère impossible à exprimer, et en me poursuivant outrageusement de la broche de fer que sa main n’avoit pas laissée échapper. Disparois à jamais de ma présence, et va chercher des conquêtes nouvelles chez les monstres qui te ressemblent.

Boudroubougoul me conduisit ainsi jusqu’aux remparts de la forteresse ; car toutes les portes s’ouvroient devant elle. La dernière se referma sur moi, et j’arrivai au milieu de la place publique, en regrettant profondément de ne m’être pas avisé plus tôt d’un moyen si facile de reconquérir ma liberté. Je n’avois pas perdu avec mon talisman la confiance un peu tardive que je fondois sur la bonne volonté des femmes. Je cherchai leurs regards ; j’épiai leurs émotions, j’attendis leur enthousiasme et leurs avances, et je n’obtins que des rebuts. Le jour de mes triomphes étoit passé à jamais. Fiez-vous après cela aux avantages de la nature et aux talismans des génies.

Le commencement de mon récit ressemble au commencement du récit de mon frère Douban le riche, et ces deux récits se ressemblent aussi par la fin. Obligé, comme lui, pendant vingt ans, de subsister aux dépens de la charité publique, j’arrivai à Damas où tout le monde m’indiqua cette maison hospitalière, comblée des bénédictions du ciel et de celles de la multitude. Je venois y demander les aliments d’un jour et l’asile d’une nuit, quand je trouvai à la porte ces deux vieillards, dont l’un est mon frère. Puisse le maître souverain de toutes choses reconnoître l’accueil généreux que vous nous avez fait !


Cette histoire est celle de Mahoud le séducteur, qui avoit le don d’être aimé de toutes les femmes, qui avoit dédaigné à vingt ans le cœur des princesses et des reines, qui avoit gémi pendant trente ans sous le joug de la plus abominable et de la plus méchante des créatures, et qui vivoit, depuis qu’il en étoit délivré, des petites aumônes du peuple, comme son frère Douban le riche.

Quoiqu’elle ne me paroisse guère plus amusante que la première, le vieillard bienfaisant de Damas l’avoit écoutée avec plus d’attention que vous ne lui en avez probablement porté vous-même, et je vous prie de ne pas regarder cette observation comme un reproche. Mais, comme l’heure s’avançoit, il se leva en bénissant ses hôtes, et en les ajournant au lendemain pour entendre le reste de leurs aventures.


troisième et dernière journée.


Le lendemain, les trois vieillards se réunirent, comme la veille, chez le vieillard bienfaisant de Damas, à l’heure du repas du soir où ils étoient invités. Ils reçurent chacun une bourse d’or, comme les deux jours précédents, et quand le banquet fut fini, leur hôte, s’adressant à celui qui n’avoit pas encore parlé, lui rappela qu’il attendoit aussi le récit de son histoire. Le voyageur inconnu, qui étoit un homme sérieux et circonspect, passa gravement sa main sur sa barbe, salua d’un air digne et posé le père de famille et ses enfants, et commença en ces termes :