Contes de la veillée/Les Quatre Talismans/Douban le riche

Charpentier (p. 135-160).


HISTOIRE DE DOUBAN LE RICHE.


Seigneur, je suis né à Fardan, qui est une petite ville du Fitzistan, dans le royaume de Perse, et je m’appelle Douban. Je suis l’aîné de quatre enfants mâles, dont le second s’appeloit Mahoud, le troisième Pirouz, et le quatrième Ebid, et mon père nous avoit eus tous les quatre d’une seule femme qui mourut fort jeune, ce qui le décida sans doute à se remarier, pour qu’une autre mère eût soin de nous. Celle qu’il nous donna dans ce dessein n’étoit guère propre à servir ses vues, car elle étoit avare et méchante. Comme notre fortune passoit pour considérable, elle fit le projet de se l’approprier, et mon père ayant été obligé de s’absenter plusieurs mois, elle résolut de mettre ce temps à profit pour exécuter ses desseins. Elle feignit de s’adoucir un peu en notre faveur pour nous inspirer plus de confiance, et les premiers jours ainsi passés avec plus d’agrément que nous n’étions accoutumés à en trouver auprès d’elle, cette mauvaise personne nous leurra tellement des merveilles du Fitzistan et du plaisir que nous goûterions à y voyager en sa compagnie, que nous en pleurâmes de joie. Nous partîmes, en effet, peu de temps après, dans une litière bien fermée, dont elle ne soulevoit jamais les portières, par respect, disait-elle, pour la loi qui défend aux femmes de se laisser voir, et nous voyageâmes ainsi pendant soixante journées, sans apercevoir ni le ciel ni la terre, tant il s’en falloit que nous pussions nous faire une idée du chemin que nous avions parcouru et de la direction dans laquelle nous étions conduits. Nous nous arrêtâmes enfin dans une forêt épaisse et obscure, où elle jugea à propos de nous faire reposer sous des ombrages impénétrables au soleil, et je ne doute pas que ce ne fût cette forêt magique qui sert de ceinture à la montagne du Caf, laquelle est elle-même, comme vous savez, la ceinture du monde. Nous nous divertîmes assez bien dans cet endroit, en buvant des vins qu’elle avoit apportés et dont nous ne connaissions pas l’usage. Ces breuvages défendus nous plongèrent dans un sommeil si profond, qu’il me serait difficile d’en déterminer la durée. Mais quelle fut la douleur de Mahoud, celle de Pirouz et la mienne, car notre jeune frère Ebid dormoit encore, quand nous ne retrouvâmes au réveil ni la femme de mon père ni la litière qui nous avoit amenés ! Notre premier mouvement fut de courir, de chercher, d’appeler à grands cris ; le tout en vain. Nous comprîmes alors aisément le piège où nous étions tombés, car j’avois déjà vingt ans et mes deux frères puînés une seule année de moins, parce qu’ils étoient jumeaux. Dès ce moment nous nous abandonnâmes au plus horrible désespoir et nous remplîmes les airs de nos cris, sans parvenir toutefois à réveiller notre frère Ebid, qui paroissoit occupé d’un rêve gracieux, car le malheureux enfant rioit dans son sommeil. Cependant nos clameurs devinrent si fortes, qu’elles attirèrent vers nous le seul habitant de ces affreux déserts. C’étoit un génie de plus de vingt coudées de hauteur, dont l’œil unique scintilloit comme une étoile de feu, et dont les pas retentissoient sur la terre comme des rochers tombés de la montagne. Mais il faut convenir qu’il avoit d’ailleurs une voix douce et des manières gracieuses qui nous rassurèrent tout de suite.

« C’est bravement crié, garçons, dit-il en nous abordant, mais c’est une affaire faite, et je vous dispense volontiers de vous égosiller davantage, d’autant que je n’aime pas le bruit. La gryphone a délogé à tire-d’aile et sans se faire prier aussitôt qu’elle vous a entendus ; et vous n’ignorez pas certainement, puisque vous mettez tant de zèle à mes intérêts, que mon maître le roi Salomon, trompé par les faux rapports de ce méchant animal, lui avoit donné l’autorité souveraine dans mes États, jusqu’au jour où une voix humaine viendrait troubler le silence de ces solitudes. C’étoit à peu près comme qui aurait dit l’éternité, car il n’étoit guère probable que vous prissez un jour fantaisie de venir brailler ici, au lieu de faire endêver messieurs vos parents à domicile. Grâces au ciel, tout est pour le mieux, et il ne me reste plus qu’à vous récompenser suivant vos mérites. Vous verrez, petits, que je sais être reconnoissant, car je vais vous gratifier entre vous trois de tout ce qui peut combler les désirs de l’homme sur la terre, savoir la fortune, le plaisir et la science.

« Et d’abord pour toi, continua-t-il en me passant un ruban au cou et en me montrant un petit coffret qui y étoit suspendu, cette amulette aura la propriété de te faire posséder tous les trésors cachés que nous foulons aux pieds sans les connoître, et de t’enrichir de tout ce qui est perdu.

« Toi, qui n’es que médiocrement joli garçon, dit-il à Mahoud avec la même cérémonie, tu m’auras l’obligation d’être aimé, du premier regard, de toutes les femmes que tu rencontreras dans ton chemin. Ce n’est pas ma faute si tu ne fais pas un bon établissement.

« Toi, dit-il à Pirouz, tu devras à ce talisman l’empire le plus universel qu’il soit possible d’exercer sur le genre humain, puisqu’il te fournira des moyens infaillibles de calmer toutes les douleurs du corps et de guérir toutes ses maladies… — Gardez bien ces précieux joyaux, ajouta-t-il enfin, car c’est en eux seuls que résident les merveilleux talents dont vous voilà revêtus, et ils perdront toute leur puissance au moment où vous en serez séparés. »

En achevant ces paroles, le génie nous tourna le dos, et nous laissa plongés dans le plus profond étonnement.

Nous ne revînmes à nous que peu à peu, et sans nous communiquer nos premières réflexions qui s’arrêtèrent probablement sur la même idée. Le génie n’avoit disposé en notre faveur que de trois amulettes, et il étoit probable qu’il n’en possédoit pas davantage ; Ebid, qui n’avoit pas été appelé au partage, prendroit mal notre soudaine fortune, et peut-être il exigeroit de nous une nouvelle répartition qui nous seroit également funeste à tous, puisque la vertu de nos amulettes, exclusives à chacun de ceux qui venoient d’en être dotés, ne pouvoit se communiquer à d’autres. Un sentiment de justice naturelle révolteroit son cœur contre le caprice de cette destinée inégale et nous en feroit un ennemi toujours prêt à contrarier nos desseins et à troubler nos jouissances. Que vous dirois-je, seigneur ? Nous eûmes la cruauté d’abandonner cet innocent enfant qui n’avoit que nous pour appuis, en essayant de nous persuader réciproquement que le génie en prendroit soin, mais sans autre motif réel que la honteuse crainte de l’avoir à notre charge. Cette abominable action, qui devoit être l’éternel tourment de mon cœur, n’a pas encore été expiée par tous les maux que j’ai soufferts.

Nous marchâmes pendant quelques jours, en nous servant de ce qui nous restoit de nos provisions, et soutenus par les brillantes espérances que nous fondions sur nos talismans. Mahoud, qui étoit le plus laid de nous trois et qui voyoit d’avance toutes les belles soumises à son ascendant vainqueur, devenoit, à chaque pas, plus insupportable d’impertinence et de fatuité. C’étoit en vain que le ruisseau où nous allions puiser notre breuvage lui annonçoit insolemment deux fois par jour qu’il n’avoit pas changé de visage. L’insensé commençoit à prendre plaisir à la reproduction de son image, et se pavanoit devant nous, dans ses grâces ridicules, de manière à nous inspirer plus de pitié que de jalousie. Pirouz, qui n’avoit jamais rien pu apprendre, tant il avoit l’esprit borné, n’étoit pas moins fier de sa science que Mahoud de sa beauté. Il parloit avec assurance de toutes les choses qui peuvent être soumises à l’intelligence de l’homme, et imposoit hardiment des noms baroques à tous les objets inconnus que nous présentoit notre voyage. Quant à moi, qui me croyois le mieux traité de beaucoup, parce que j’avois assez d’habitude du monde pour savoir déjà que toutes les voluptés de l’amour et toute la célébrité du savoir s’y achètent facilement au prix de l’or, je tremblois que mes frères ne fissent de leur côté les mêmes réflexions, et j’osois à peine me livrer au sommeil sans leur rappeler que nos amulettes perdroient toute leur valeur dans les mains de ceux qui s’en seroient emparés. Cette précaution même ne me rassuroit pas entièrement, et il m’arrivoit rarement de céder aux fatigues de la journée, sans avoir enfoui la mienne à l’écart dans le sable du désert, ou sous un lit de feuilles sèches. Pendant la nuit, le moindre bruit me réveilloit en sursaut ; j’éprouvois des inquiétudes qui ressembloient à des angoisses ; je me rapprochois furtivement de mon talisman, je le déterrois avec d’horribles battements de cœur et je ne dormois plus.

Ces préoccupations, qui nous étoient sans doute communes, avoient fait naître entre nous la défiance et la haine, et nous en étions venus au point de ne pouvoir plus vivre ensemble. Nous résolûmes de nous séparer et de marcher tous trois dans trois directions différentes, en nous promettant, de la bouche plutôt que du cœur, de nous retrouver un jour. Là-dessus, nous nous embrassâmes froidement, et nous nous dîmes un adieu qui devoit être éternel.

Le lendemain, je restai seul avec mes rêves, sans autre nourriture que les fruits sauvages des forêts ; ils me manquoient déjà depuis le matin, et la faim me pressoit d’une manière cruelle, quand, au détour d’un ravin profond, je tombai au milieu d’une caravane de marchands ou d’une embuscade de voleurs nomades, et je n’ai jamais su lequel. J’allai cependant m’asseoir avec sécurité dans le rang le plus épais de la bande, parce que mon amulette venoit de me découvrir un mystère dont j’espérois tirer parti avec elle : « Mes amis, leur dis-je d’un ton résolu, vous voyez parmi vous un pauvre jeune homme qui ne possède au monde que ces simples vêtements, mais qui peut vous rendre tous les plus heureux et les plus opulents des mortels. Comme je suppose que vous n’avez pour but, dans vos périlleux voyages, que de vous enrichir par des gains licites, je viens vous offrir une fortune immense et facile, sans autre condition que de la partager avec vous. Voyez s’il vous convient de m’accorder la moitié d’un trésor que mes glorieux ancêtres ont caché dans ces solitudes, et ce qu’il me faut de chameaux pour la transporter dans la ville la plus voisine. Je prends le divin prophète à témoin que je vous cède l’autre part, et qu’elle est assez considérable pour combler l’ambition de vingt rois. »

Sur l’assentiment empressé de toute la troupe : « Fouillez le sol de ce camp, repris-je aussitôt, et divisez les charges en égales portions entre vos chameaux et les miens. Je vous répète que la moitié est ma part, et que je ne veux rien de plus, car Mahomet m’a inspiré d’enrichir les premiers croyants que je trouverois dans le désert. »

L’événement répondit à ma promesse. L’or étoit presque à fleur de terre, et tous les chameaux furent chargés avant la nuit. Quoique le pays parût tout à fait inhabité, nous préposâmes les plus vigilants à la garde de la caravane, et, comme il n’y avoit pas un de nous qui crût pouvoir compter aveuglément sur les autres, je suis assez porté à croire que personne ne dormit. Nous commencions à recueillir le premier fruit des richesses.

Les jours suivants se passèrent assez paisiblement, à jouir entre nous de l’idée de notre bonheur, et à nous confier nos projets. Seulement, à mesure qu’ils se développoient dans notre esprit, nous concevions la possibilité d’en étendre la portée dans une proportion presque infinie, et au bout d’une semaine, le plus modéré de la troupe étoit mécontent de son lot ; car l’insatiable cupidité des riches leur crée, au milieu de leur prospérité apparente, une pauvreté relative plus difficile à supporter que la pauvreté absolue des malheureux de la terre. J’avois remarqué cette disposition dans mes compagnons, quand nous nous arrêtâmes pour camper sur l’emplacement d’une ville antique dont la vaste enceinte et les ruines superbes annonçoient la vieille capitale d’un grand peuple. Mon talisman m’y déceloit presque à chaque pas des trésors mille fois plus précieux que le nôtre ; mais nos bêtes de somme plioient déjà sous un fardeau qui ralentissoit considérablement leur marche, et l’avarice dont j’étois possédé me faisoit craindre d’ailleurs de nouveaux partages. Sous prétexte de visiter ces monuments dont la munificence n’avoit frappé que moi, je m’éloignai donc du reste de la caravane pour marquer à loisir, par des signes faciles à retrouver, les lieux qui receloient tant de gages de mon opulence future, et je ne rentrai au camp qu’excédé de fatigue et de faim. Je fus étrangement surpris de l’agitation qui y régnoit à mon approche, mais elle ne tarda pas à m’être expliquée :

« Jeune homme, me dit un de ces voyageurs que j’avois remarqué parmi les plus déterminés de la bande, nous ne savons ni qui vous êtes, ni d’où vous venez ; et depuis dix jours que nous sommes ensemble, vous n’avez pu nous faire connoître, en aucune manière, les droits particuliers que vous prétendez faire valoir sur le trésor dont nous nous sommes rendus maîtres. Cependant nous sommes vingt, nous avons vingt chameaux, et le traité que vous nous avez malicieusement imposé vous a rendu possesseur de la moitié de nos chameaux et de la moitié de notre trésor, tandis que la moitié de la charge d’un seul chameau nous est échue à chacun, comme si quelque privilège imprimé à votre front, de la main d’Allah, nous avoit livrés à vous en serviteurs et en esclaves. Les règles de l’équité naturelle vouloient que ces richesses fussent également divisées entre tous, et nous y consentirions encore, quoique votre orgueil et votre perfidie méritassent un plus rude traitement, si vous acceptez l’offre que nous vous faisons de la vingtième partie de nos charges. Autrement, nous examinerons la valeur de vos titres dans la sévérité de notre justice, et nous verrons s’il ne nous convient pas de vous mener prisonnier à Bagdad pour y rendre compte de l’origine de ce précieux dépôt, dont le secret est probablement caché dans la conscience de quelque assassin. »

Pendant qu’il parloit, j’avois réfléchi. Mon amulette, qui me donnoit la connoissance des trésors enfouis, ne me révéloit rien sur leurs maîtres légitimes, et j’étois, au reste, assez avancé dans l’étude de la politique pour ne pas espérer que les titres les plus sacrés prévalussent contre le fisc. L’immense fortune que je venois de découvrir et de jalonner me consoloit d’ailleurs aisément de la perte de quelques misérables millions, car je l’évaluois à l’équivalent de tout ce qu’il y a d’or en circulation sur la terre ; je me contentai donc de sourire avec toute la grâce dont j’étois capable, en méditant ma réponse :

« Eh quoi ! mes chers camarades ! m’écriai-je, une difficulté si légère a-t-elle menacé un moment de troubler notre union ? Je venois vous apporter moi-même la proposition que vous me faites, et le seul regret que j’éprouve est de ne vous avoir pas prévenus. Autant que chacun de vous, et pas davantage, voilà le vœu auquel mon esprit s’étoit arrêté. Prenez donc neuf de mes chameaux ; et chargez celui qui me reste de la part qui me revient. C’est tout ce que j’exige de vous. » Ces paroles achevées, je m’associai gaiement à la réfection commune, et je m’endormis ensuite avec tranquillité, en rêvant aux trésors inépuisables dont je venois de m’assurer la conquête.

Le lendemain, et plusieurs jours encore, nous continuâmes à marcher sans qu’il nous arrivât rien de notable. Seulement, de soleil en soleil, la caravane devenoit plus pensive et plus triste, et il étoit aisé de discerner dans chacun de nos chameliers des mouvements alternatifs de jalousie et d’inquiétude. Il fut même question de quelques vols qui amenèrent des rixes sanglantes parmi ces aventuriers, dont le moindre avoit de quoi acheter une province. D’un autre côté, les provisions étoient fort diminuées, et de toutes les rations la mienne étoit devenue la plus parcimonieuse. Dix fois j’avois regretté que le génie ne m’eût pas accordé, au lieu du talisman qui annonce le gisement des trésors, celui qui m’auroit fait deviner quelque silo inconnu ou seulement quelque racine nourrissante. Et pourtant nous nous encouragions mutuellement à patienter, parce que notre route s’avançoit. Des indices connus de tous ceux qui pratiquent le désert nous faisoient espérer d’arriver incessamment à un bourg ou à un village, et de nous y établir en souverains. Partout la souveraineté appartient à l’or.

Un jour enfin, livré à mes alarmes habituelles, j’étois à peine parvenu à clore mes paupières, au moment où l’aube commençoit à blanchir les horizons du désert, quand je fus tout à coup réveillé par un coup de yatagan qui faillit me plonger dans l’éternel sommeil. Je n’eus que la force d’entr’ouvrir un œil mourant pour m’assurer près de moi que mon chameau n’y étoit plus, et pour porter à mon talisman une main défaillante, qui le trouva encore. Un cri qui m’auroit perdu, manqua heureusement à ma douleur, et je retombai soudain dans un profond évanouissement, que mes assassins prirent pour la mort. Un grand nombre d’heures s’écoulèrent depuis, car le soleil étoit au milieu de son cours quand je revis la lumière.

J’étois couché sur le bord d’un ruisseau où l’on m’avoit transporté pour laver ma blessure. Un vieillard vénérable, dont la barbe blanche descendoit jusqu’à la ceinture, et qui achevoit, penché sur moi, les soins de mon pansement, paroissoit épier dans mes regards, avec une sollicitude paternelle, quelque foible rayon de vie. « Divin prophète ! m’écriai-je, est-ce vous qui êtes descendu du haut des cieux que vous habitez, pour rappeler à l’existence l’infortuné Douban, ou plutôt l’ange de la mort m’a-t-il déjà transporté sur ses ailes rapides à votre céleste séjour ?

« Je ne suis point Mahomet, répondit-il en souriant ; je suis le scheick Abou-Bedil, que la prévoyance ineffable du Tout-Puissant a conduit dans ce lieu pour te sauver, et qui a réussi avec l’assistance de sa volonté, par le secours de quelques simples dont la nature est prodigue. Rassure-toi donc, mon fils, car ta blessure ne présente plus de dangers, et tu t’en remettras facilement dans ma maison, où tu seras traité avec toute la sollicitude que méritent ton âge et ton malheur. Elle n’est pas éloignée d’ici, et cette litière de feuillage, que j’ai fait préparer pour toi, t’en adoucira le chemin. »

Nous y arrivâmes effectivement en quelques heures, et, avant le coucher du soleil, je reposois sur les nattes d’Abou-Bedil.

Ce sage vieillard avoit été la lumière de l’Orient. Longtemps conseiller des rois, il avoit attaché le souvenir de son nom à celui d’une époque de paix et de prospérité qui vivra éternellement dans la mémoire des peuples. Les poëtes avoient composé des chants à sa gloire, et les villes lui avoient consacré des monuments où éclatoit leur reconnoissance. Malheureusement pour lui, la prudence de son administration diminua tellement le nombre des procès que l’infatigable activité des gens de loi, qui ne peut jamais être oisive, se changeant en haine implacable pour l’appointeur de tous les débats, suscita peu à peu contre sa bienfaisante autorité les aveugles colères de la multitude. Il tomba du pouvoir, sans s’y attendre, comme il y étoit parvenu, et, dépouillé de tous ses biens, il avoit obtenu, pour grâce, de se réfugier obscurément dans le plus pauvre de tous les manoirs de ses ancêtres. Il y habitoit depuis, également exempt d’ambition et de regrets, nourri du laitage de ses troupeaux, habillé de leurs toisons, partagé entre les loisirs de la méditation et les travaux de l’agriculture, plus heureux peut-être qu’il ne l’eût été jamais, parce qu’il avoit promptement appris, dans sa retraite, qu’il n’est point d’état, si disgracié qu’il soit de la fortune, où une vie laborieuse et une âme bienveillante ne puissent être utiles aux hommes. Tel étoit Abou-Bedil, qui me sauva de la mort, et dont j’ai souvent maudit le bienfait, parce que je n’ai pas su en profiter.

Quand je fus entièrement rétabli, je me présentai devant lui pour baiser ses mains vénérables, mais avec une humilité moins timide qu’on n’auroit pu l’attendre de ma fortune et de ma condition, mon amulette m’ayant fourni pendant ma convalescence un moyen sûr de lui prouver que je n’étois pas ingrat.

« Généreux scheick, m’écriai-je en me relevant dans ses bras qui me pressoient avec tendresse, vois dans l’heureuse circonstance qui m’a valu tes bons offices, une marque signalée de la protection du Dieu parfaitement juste que nous adorons, et qui vouloit que je servisse d’instrument au rétablissement de ta prospérité et de ta grandeur. Un secret dont j’ai hérité de mes pères m’enseigne que tes aïeux ont caché dans les fondements de ce palais, pendant une longue suite de siècles, des trésors qui surpassent en richesse le trésor même des califes. Tu vas t’en assurer en faisant détourner à l’instant la pierre de tes souterrains, et creuser la terre de tes jardins, à quelques palmes au-dessous de la profondeur que la bêche peut atteindre. Redeviens donc opulent et renommé parmi les hommes, vertueux Abou-Bedil : loue Allah, qui ne peut jamais être assez loué, et ne refuse pas ta bénédiction à ton esclave fidèle. »

Abou-Bedil parut pensif, se mordit les lèvres, et me fit asseoir.

« Mon fils, me répondit-il, Dieu est grand et sa puissance est infinie. Je suis assez assuré de l’effet des remèdes dont je t’ai prescrit l’usage, pour ne pas attribuer l’hallucination dont tu es frappé aux vertiges qui sont quelquefois la suite d’une blessure mal guérie. J’avois d’ailleurs entendu parler, par mon père, de l’existence de ces trésors, et tu t’étonneras peut-être que je n’aie point cherché à m’en assurer la possession. C’est que l’étude et l’expérience m’ont appris qu’il n’y avoit de trésors réels que la modération, qui est la sagesse. Les dons innocents de la nature ont suffi jusqu’ici à mon bonheur, et je ne m’exposerai point à altérer la pureté d’une vie simple et facile, en versant dans la coupe que Dieu m’a donnée le dangereux poison des richesses ; mais ta découverte, si elle se trouve vraie, m’enlève le droit de persister dans un dédain qui seroit préjudiciable à ta propre fortune. Dans tous les pays policés, l’homme qui découvre un trésor caché peut légitimement en réclamer la moitié, et je manquerois aux devoirs de l’équité la plus commune, si je te privois des avantages que tant d’or acquis sans travail et sans périls semble promettre à l’inconsidération de ta jeunesse. Tu vas donc toi-même prendre possession de ces biens, à supposer qu’ils existent réellement, dans les vastes souterrains sur lesquels mon manoir est bâti. Seulement, je te supplie, au nom de la reconnoissance que tu me témoignois tout à l’heure, et que tu dois réserver plus particulièrement au souverain auteur de toutes choses, de me laisser pour ma part les trésors enfouis sous le sol de mon jardin, non pas que j’imagine qu’ils puissent être plus considérables que les premiers, mais parce qu’on ne pourrait les extraire sans détruire les plantations dont je tire ma nourriture, et les fleurs que je cultive pour le plaisir de mes yeux. Dieu me préserve de sacrifier jamais, à la folle envie d’entasser dans mes coffres le métal corrupteur qui engendre tous nos maux, le parfum d’une seule rose ! »

Après avoir prononcé ces paroles, Abou-Bedil se retira dans ses bains, car c’étoit l’heure des ablutions.

Quant à moi, je fis appeler des ouvriers, je les conduisis dans les souterrains, et je leur ordonnai de les dépaver sous mes yeux dans toute leur étendue. Les lingots de l’or le plus pur y étoient entassés en si grande quantité qu’après en avoir composé la charge de toutes les bêtes de somme qu’il fut possible de se procurer dans le pays, j’eus le regret d’en laisser presque autant que je pouvois en enlever ; mais je ne manquai pas de me faire honneur de ma modération forcée, en exagérant devant le scheick le nombre de la valeur des trésors que je lui laissois, comme s’il avoit dépendu de moi de les lui ravir. « Tu sauras donc où les retrouver, dit le vieillard en souriant, quand tu auras épuisé ceux qui t’appartiennent, car je fais vœu, sur le saint livre du Koran, de n’y toucher de ma vie. Donne maintenant à ceux qui ont travaillé sous tes ordres tout ce qu’ils auront la force d’emporter de ce métal, et commande-leur de recouvrir le reste avec toute la solidité qu’ils sont capables de mettre dans leurs ouvrages. Puisse cet or être plus profondément enfoncé encore dans les entrailles de la terre, et y demeurer jusqu’à ce que mes mains l’en retirent ! Il n’y fait du moins point de mal. »

J’étois si impatient de jouir de mon opulence que je fus prêt à partir le lendemain avant la naissance du jour. Le scheick étoit debout comme moi, mais c’étoit pour contempler le lever du soleil et pour visiter ses fleurs. Quand il me vit disposé à m’éloigner : « Mon fils, me dit-il, veuille le ciel t’être désormais plus favorable qu’il ne l’a été jusqu’ici ! Tu es riche entre tous les hommes, et la richesse entraîne à sa suite plus de malheurs que tu n’en peux prévoir. Soulage ceux qui souffrent, et nourris ceux qui ont faim : c’est le seul privilège de la fortune qui mérite d’être envié. Évite le pouvoir, qui est un piège tendu par les mauvais esprits aux âmes les plus innocentes. Évite même la faveur de ceux qui sont puissants, car on ne l’obtient presque jamais qu’au prix de la liberté et du bonheur. Cherche cependant à te concilier leur bienveillance et à t’assurer leur appui, par les moyens dont tu te servirois pour te gagner des clients dans la classe moyenne, c’est-à-dire par des présents proportionnés à leurs besoins ou à leur cupidité. Toutes les classes sont également soumises à la séduction de l’or ; il n’y a que le taux de changé. Ne dédaigne pas d’acheter au même prix la protection des courtisans, sans laquelle il serait insensé de compter sur la protection du maître. Je n’ai plus que trois mots à ajouter à mes conseils : sois indulgent et miséricordieux envers tout le monde, ne te mêle pas des affaires publiques, et tâche d’apprendre un métier. »

Là-dessus, Abou-Bedil me bénit, et retourna, tranquille, à ses roses.

Tandis que je cheminois vers Bagdad, je méditois ces sages conseils dans mon esprit, et je pressentois de plus en plus la nécessité de signaler mon entrée dans la ville par un magnifique présent au calife ; mais je n’y pouvois penser sans m’effrayer du sacrifice que je serois obligé de faire à cette mesure de prudence, et je promenois sur mes trésors un regard inquiet et jaloux, en cherchant des moyens de ne pas m’en séparer. Nous arrivâmes enfin aux portes de la cité souveraine, dans une plaine propre à notre campement, qui s’étendoit sur un des côtés de la route. Le côté opposé étoit occupé par une autre caravane, dans laquelle je n’eus pas de peine à reconnoître les bandits qui m’avoient dépouillé au désert, avec leurs chameaux chargés de mon or. Les vêtements que j’avois reçus de la libéralité d’Abou-Bedil me déguisèrent heureusement à leurs yeux, et je passai assez près d’eux pour m’assurer de ma découverte sans exciter leur défiance. Comme je m’étois accoutumé à la perte de ces richesses, et qu’elles n’auraient fait en ce moment qu’augmenter mes embarras, cette rencontre inopinée me suggéra un dessein qui satisfaisoit à la fois mon avarice et ma vengeance, et que je me hâtai d’exécuter, après avoir mis mon escorte sur ses gardes contre de si dangereux voisins. J’entrai donc seul à Bagdad, et je me rendis sur-le-champ au palais du calife, car c’étoit l’heure où il tient ses audiences, qui sont ouvertes à tout le monde.

Il faut vous dire, seigneur, que l’empire des califes venoit de recevoir un de ces rudes échecs qui ont enfin causé sa ruine, et que le souverain régnant n’avoit trouvé moyen d’y porter remède qu’en levant sur ses peuples un impôt exorbitant qui menaçoit de devenir une source de sédition et de révolte. C’est dans ces circonstances que je me présentai devant lui, non sans colorer mon histoire d’un de ces mensonges que la mystérieuse origine de ma fortune me rendoit à tout moment nécessaires, car c’est là l’inconvénient inévitable de toute fortune qui n’a pas été acquise par un droit légitime ou par un travail assidu.

« Souverain commandeur des croyants, lui dis-je après m’être prosterné trois fois et avoir frappé trois fois de ma tête le pavé de son palais, tu vois à tes pieds le malheureux Douban, prince du Fitzistan, chassé de ses États par l’ambition cruelle d’un frère, et qui vient chercher dans les tiens une demeure hospitalière et un tranquille repos. Le Très-Haut me garde pourtant d’aggraver les charges de ton empire des frais d’une hospitalité importune ! J’ai soustrait mes trésors à la rapacité de mes ennemis, et la part que d’affreux malheurs m’ont laissée suffit largement aux besoins d’une existence digne du rang que j’ai tenu dans la Perse. Par un fatal hasard, j’en avois dirigé la plus foible portion par les voies ordinaires, et c’est celle qui m’accompagne aujourd’hui. L’autre, que j’escortois de ma personne dans les routes du désert, m’a été volée par mes esclaves, qui m’ont assassiné et laissé pour mort dans une région éloignée. Miraculeusement sauvé du trépas, j’ai rejoint ce matin la première partie de mon convoi aux portes de Bagdad, et le Tout-Puissant a permis que je reconnusse l’autre dans une caravane voisine, au moment où je venois déposer à tes genoux l’assurance de mon dévouement filial. Celle-là, qui peut dispenser tes peuples du payement d’un impôt rigoureux et difficile à prélever, et qui te fournira de surcroît tout ce qu’il faut d’or pour satisfaire à l’entretien de ta magnificence royale, t’appartiendra sans réserve, si tu daignes en recevoir l’hommage. Il suffira, pour la faire entrer dans ton trésor, que tu m’accordes une troupe de soldats disposés à s’en emparer sous mes ordres, et que tu m’autorises à faire justice de mes assassins. »

« Nous recevons ce que tu nous offres, et nous t’accordons ce que tu nous demandes, repartit le calife ; mais ce n’est point à cela que nous bornerons nos grâces. Il y a trois mois que notre grand visir cherche à remédier aux embarras de l’empire, sans y avoir réussi, tandis que la vivacité de ton intelligence vient de nous en délivrer en un moment. Hâte-toi d’exécuter ce que tu nous proposes, et de prendre sa place auprès de nous, car telle est notre volonté. »

Ce langage me frappa de confusion et de terreur, parce que je comprenois pour la première fois que la fortune ne tient pas lieu de tout. J’étois à peine initié à la connoissance des lettres vulgaires, et, par conséquent, incapable d’exercer les fonctions de grand visir, dont l’éloignement où j’avois toujours vécu des affaires me faisoit concevoir une idée extravagante. Je ne me trouvois d’aptitude réelle qu’à être riche, état pour lequel j’imaginois qu’on a toujours assez d’esprit, et les exemples ne memanquoient pas. D’ailleurs, s’il faut l’avouer, j’estimois ma condition fort au-dessus de celle du grand visir et du calife lui-même, et je m’étois proposé plus d’une fois, dans mes projets de grandeur future, d’acheter un jour l’empire du monde. Je déclinai donc, sous les prétextes les plus spécieux que mon imagination me put suggérer, la haute faveur dont m’honoroit le commandeur des croyants, et je fus assez heureux pour colorer mon orgueil des apparences de la modestie et de la vertu. Il n’y a rien de plus aisé que de se donner les honneurs de la modération quand on n’a rien à désirer.

Le soir, les voleurs de mon or furent pendus, sans qu’il leur eût profité, et le trésor dont leur crime les avoit rendus maîtres passa dans les caisses du calife, qui n’en profita pas davantage.

Le lendemain, j’achetai des palais, des maisons de campagne, des meubles somptueux, des esclaves innombrables, des femmes de toutes les couleurs et de tous les pays. Les jours suivants, je mis en route des caravanes bien escortées pour aller recueillir dans la ville du désert les richesses immenses que je prétendois y avoir enfouies, et, j’ordonnai leurs voyages de telle manière que chaque soleil devoit me ramener, pendant une longue suite d’années, autant de biens que j’en avois amassé jusque-là. Je fis creuser des souterrains d’une étendue prodigieuse pour y enfermer tous les nouveaux trésors que la terre devoit accorder à mes recherches, et je m’abandonnai ensuite à la mollesse et à la volupté, au milieu de mes maîtresses et de mes flatteurs, sans aucune défiance de l’avenir, le service que j’avois rendu au calife me rassurant complètement sur les efforts que mes ennemis pourraient faire pour m’enlever sa protection.

Il s’en falloit cependant de beaucoup que je fusse à l’abri de tout danger, et je n’eus que trop tôt l’occasion de m’en apercevoir. En rendant l’impôt inutile, j’avois irrité les préposés du fisc qui recueillent toujours la meilleure part de tous les impôts possibles. J’avois aigri le sot orgueil de la populace elle-même qui souffre impatiemment qu’on se mêle des affaires, et qui ne veut pas qu’on puisse se flatter de lui avoir imposé l’indépendance et le bonheur. J’avois humilié l’ambition des grands, qui rougissoient de voir leurs honneurs répudiés par un aventurier, et la vanité des riches, dont mes profusions scandaleuses avoient rendu le faste impuissant et ridicule. Loin de me savoir gré de mon refus, le visir le regardoit comme un moyen plus sûr de m’emparer de sa puissance, en l’avilissant dans ses mains, et en me faisant, par des largesses, des créatures dans le peuple. Le calife, indigné de ne pouvoir lutter avec moi de magnificence, avoit épuisé en vain ses ressources et son crédit par des emprunts ruineux, et il se tenoit renfermé depuis quelque temps, sous prétexte de maladie, dans la misère de son palais. Telle étoit la position des choses, quand on m’annonça que le grand visir demandoit à me parler.

J’allai le recevoir en grande pompe, et je l’introduisis, en affectant une humilité insolente, dans le plus riche de mes appartements. C’étoit un homme déjà sur l’âge, que j’avois toujours dédaigné de voir, malgré les sages conseils d’Abou-Bedil, et dont toute la physionomie annonçait la plus honteuse avarice. Son œil était creux, fauve, éraillé ; sa figure hâve et plombée par de longs soucis ; son dos était voûté en quart de cercle, comme celui de ces malheureux ouvriers qui travaillent aux mines ; son corps grêle, épuisé par les privations, chancelait sous ses frêles appuis, comme un chalumeau vide que la faux du moissonneur a oublié en passant. Il pressoit sur sa poitrine un manteau d’une étoffe assez riche, probablement dérobé aux dépouilles de son prédécesseur, mais dont la trame usée ne présentoit plus qu’un tissu finement travaillé à jour qui menaçoit de se rompre de toutes parts. Il en releva soigneusement les pans avant de s’asseoir, pour ne pas l’exposer aux chances périlleuses d’un frottement, et il me parla ainsi :

« Voyageur du Fitzistan, me dit-il, j’aurais le droit de vous aborder avec des paroles de colère, car vous avez oublié le respect qui est dû à notre auguste maître, en lui donnant pour un hommage libre ce qui n’est, en effet, qu’une très-foible partie du tribut légal dont vous étiez tenu envers lui ; mais sa mansuétude toute-puissante impose silence à notre justice. Je viens donc vous signifier en son nom, et par égard pour votre qualité d’étranger qui peut excuser votre ignorance, que la moitié des trésors dont vous vous êtes notoirement emparé en maintes et diverses parties de ses États, lesquels s’étendent aux bornes du monde, relève de sa propriété souveraine, et que vous ne pourriez la retenir traîtreusement sans encourir la peine justement infligée aux crimes de lèse-majesté, c’est-à-dire la mort et la confiscation. »

À ce dernier mot, qui avoit une valeur particulière dans la bouche du grand visir, ses lèvres longues et étroites se relevèrent par les coins ; ses petits yeux enfoncés brillèrent d’une lumière ardente, et son regard avide supputa d’un clin d’œil plus rapide que l’éclair la valeur de mes meubles et de mes bijoux.

Ses intentions et ses regrets étoient trop manifestes pour échapper, en moi, à cet esprit de prudence, déjà éprouvé, qui est la sagesse et le tourment des riches ; mais ma résolution étoit prise à l’égard des voleurs de cour comme à l’égard des voleurs du désert, et j’étois décidé d’avance à tous les sacrifices, parce qu’il n’y avoit point de sacrifice qui pût compromettre une fortune inépuisable. Je prévoyois d’ailleurs que le calife et le visir seraient obligés d’enfouir une partie de mes richesses ; et comme ils étoient beaucoup plus vieux que moi, je savois bien où retrouver un jour l’or qu’ils m’auraient volé. Ce n’étoit qu’une espèce de dépôt que j’espérois reprendre avant peu, grossi de leurs propres économies.

« Seigneur, répondis-je avec un sourire un peu forcé, quoique mes trésors ne doivent rien à la succession d’Abou-Giafar-Almanzor, premier calife de l’Irak, et que je me fusse fait scrupule d’en recueillir d’autres que ceux qui me viennent de mes pères, je me soumettrai sans réserve aux ordres de notre maître, qui ne peut jamais se tromper ; je le prierai même d’agréer tout ce que je possède, au lieu de la moitié qu’il réclame, heureux que sa bonté souveraine me laisse une natte où reposer ma tête, et un burnouss pour m’envelopper. Je ne prétends en distraire, si votre grâce le permet, que ces deux coupes, chacune d’une seule émeraude taillée par Ali-Taffis, et qui contiennent les diamants royaux de ma famille depuis le règne de Taher-le-Grand. »

« Deux coupes d’une seule émeraude chacune, et toutes remplies de pierres précieuses ! » s’écria le grand visir en bondissant sur mon divan.

« J’avois depuis longtemps destiné ces deux inestimables joyaux, continuai-je sans m’émouvoir, à enrichir le trésor particulier du plus grand ministre qui ait imposé à cet empire la douce sagesse de ses lois. C’est à vous, seigneur, qu’ils appartiennent, et c’est dans la seule intention de vous les offrir que je me les suis conservés. Puissent-ils vous paroître dignes de tenir une place modeste parmi les magnificences de votre palais ! »

« Prince Douban, répondit le grand visir en se soulevant d’un air de bienveillance sur ses mains sèches et crochues, nous aimons à reconnoître dans ce présent, qui nous est singulièrement agréable, la somptueuse libéralité de vos illustres ancêtres, et nous vous prions de croire à notre bénigne et infaillible protection. »

Un instant après, il fit charger trois cents chameaux de mes dépouilles, et il me quitta, en me félicitant, par des paroles affables et louangeuses, sur mon mépris pour les richesses.

Il s’en falloit de beaucoup que je fusse parvenu à ce haut degré de la sagesse humaine. Je me consolois sans effort d’un jour de mauvaise fortune, dans l’attente de mes convois, et il n’en manqua pas un seul. Mes maisons se remplirent, mes souterrains se comblèrent, l’or m’envahit de tous côtés ; et comme je ne pouvois suffire à le dépenser et à le répandre, je craignis quelquefois qu’il ne vînt me disputer la place étroite que je m’étois réservée pour vivre simplement et commodément à la manière des autres hommes. Deux mois se passèrent ainsi en sollicitudes et en embarras, dont les pauvres ont au moins le bonheur de ne pas se faire d’idée, et je crois que je serais mort à la peine si le grand visir n’avoit pas jugé à propos de mettre un terme éternel à mes soucis par une nouvelle visite.

Il se présenta cette fois dans un autre appareil, c’est-à-dire accompagné de cent eunuques noirs précédés de leurs chefs, et brandissant autour de leur tête des sabres éblouissants, dont l’aspect me saisit de terreur, car je n’ai jamais été fort brave, et il n’y a rien qui rende le cœur plus lâche que la richesse. L’abominable vieillard entra sans être annoncé, s’assit sans que je l’en priasse, et, fixant sur moi ses yeux rouges de colère : « Infâme giaour ! me dit-il, tu n’as donc pas craint de lasser par tes crimes la miséricorde du calife et celle du ciel ! Non content de nous avoir dérobé la moitié de nos droits dans les trésors que tu accumules sans cesse, tu as contracté un pacte sacrilège avec les mauvais esprits pour convertir en or la plus pure substance de nos peuples bien-aimés, et jusqu’aux éléments nourriciers qui germent dans les moissons et qui mûrissent dans les fruits de la terre. De tels forfaits auroient mérité un châtiment qui étonnât le monde entier ; mais le calife, dont la bonté est infinie, adoucissant en ta faveur la rigueur de sa justice, en considération de quelque service que tu as rendu naguère au pays, et réduisant ta condamnation aux termes les plus favorables, veut bien se contenter de te faire étrangler aux prochaines fêtes de son glorieux anniversaire. La même sentence nous donnant l’investiture de tous tes biens passés et présents, provenant d’hoirie ou d’acquêts, nous daignons en prendre ici possession par-devant toi, pour que tu n’aies à en prétexter ignorance : et sur ce, gardes, qu’on le conduise hors de notre présence, aussitôt qu’il sera possible, car la vue des pervers est un supplice pour la vertu. »

Il n’y avoit rien à répondre à cette allocution, puisque mon jugement étoit prononcé. Je baissai donc humblement la tête sous le sabre des eunuques, et je me disposai à gagner la prison où j’allois attendre le jour assez prochain des exécutions solennelles. J’atteignois à peine à la porte de ma salle des cérémonies, quand la voix aigre et fêlée du grand visir vint vibrer à nos oreilles. « Holà ! dit-il, qu’on ramène ici ce misérable, et qu’on le dépouille à mes yeux des magnifiques vêtements qu’il a l’audace d’étaler jusqu’au milieu des calamités publiques que ses sortilèges ont attirées sur le pays. Le sayon le plus grossier et le plus vil est trop bon pour le couvrir. Ayez soin de placer ces étoffes somptueuses dans notre vestiaire pour quelque usage charitable auquel nous les avons réservées, car nous savons un homme de bien dont le nom est en bénédiction parmi le peuple, qui s’est toujours habillé avec une simplicité extrême, à cause de sa grande modestie, et qui relèvera encore ces riches parures par sa grâce et sa bonne mine. — Attendez, attendez, s’écria-t-il comme par réflexion, qu’est-ce donc que le coffret qui pend à cette chaîne d’un brillant métal sur la poitrine de cet infidèle ? Qu’on me le fasse voir à l’instant ! C’est qu’il est en vérité aussi remarquable par le travail que par la matière ! Si j’en juge à son poids, il doit être de l’or le plus pur ; les pierres dont il est incrusté sont si fines qu’on les croiroit dérobées à la couronne de Salomon, et la ciselure en est si délicate qu’elle ne peut avoir été travaillée que par les péris. Je me proposois, au premier abord, d’en faire présent à Fatime, la plus jeune de mes esclaves, à qui je n’ai jamais rien donné, mais je m’avise qu’il convient mieux de le conserver dans mon trésor, dont il ne sera certainement pas la pièce la moins rare. »

En achevant ces exécrables paroles, le vieux coquin passa la chaîne de mon amulette autour de son cou.

« Tu ne t’es pas trompé en tout sur la valeur de ce joyau, voleur maudit que Dieu punisse par des tourments éternels, m’écriai-je en rugissant de fureur. Le coffret que tu me ravis, c’est le talisman merveilleux qui me donnoit la connoissance de tous les trésors de la terre. Si l’impatience de ton insatiable avarice avoit pu se satisfaire des biens que je lui aurois donnés, j’aurois changé en six mois tous tes palais en or, et je t’aurois fait marcher dans tes jardins sur un sable de diamants. Il t’en auroit moins coulé de distribuer des royaumes à tes esclaves qu’il ne t’en coûte aujourd’hui de les parer d’un misérable collier d’argent faux. Meurs donc de désespoir et de rage, homme stupide et détestable, car ce talisman dont tu t’es si indignement emparé vient de perdre toute sa vertu en tombant dans tes mains profanes. Il ne te révèle pas même, à l’instant où je parle, l’endroit mystérieux où j’ai caché mes plus précieuses richesses. »

En effet, le talisman étoit devenu muet, et le grand visir le savoit déjà. Cette idée l’avoit frappé du coup de mort ; on l’emporta évanoui, et l’on me traîna en prison.

Peu de temps après, le visir mourut, au milieu de ses sacs d’or, du regret de n’en pouvoir augmenter le nombre. Le calife s’empara de son héritage et de mes trésors les plus cachés, et il dévora en voluptés passagères ces vains restes de ma fortune, qui ne servirent qu’à l’amollissement et à la corruption de sa cour. Le peuple même énerva son courage dans les délices de ses fêtes. L’ennemi profita de ces jours d’ivresse et de délire pour planter ses tentes au milieu du vieux royaume d’Abou-Giafar ; et avant le joyeux anniversaire du couronnement où je devois être pendu, l’empire entier avoit péri, parce qu’il s’y étoit trouvé un homme trop riche. Tels furent les effets réels du talisman que le génie de la montagne de Caf m’avoit donné pour la ruine d’une nation et peut-être pour le malheur du monde.

Les gouvernements qui succédèrent à celui de ce voleur couronné s’emparèrent tour à tour de la direction des affaires au nom de la justice et de l’humanité, car il paroît décidément que c’est un des meilleurs moyens possibles de tromper les hommes. L’insigne persécution dont j’étois victime fut la seule oubliée, parce que la splendeur de mon ancien état m’avoit fait autant de rivaux qu’il y avoit de riches, et autant d’ennemis qu’il y avoit de pauvres, et qu’il n’étoit d’ailleurs personne à Bagdad qui, par violence ou par adresse, n’eût tiré à soi quelque bonne part de mes dépouilles. Les cachots ne me furent ouverts qu’au bout de trente ans par une insurrection populaire, et je me trouvai heureux de m’échapper de la ville, où j’avois déployé tant de faste, à la faveur d’un incendie.

Ma première pensée fut de me rendre au modeste manoir d’Abou-Bedil, non pas que j’espérasse le trouver encore vivant, mais parce que je me flattois qu’il n’avoit pas révélé à ses héritiers le trésor de ses jardins. Hélas ! je ne parvins pas sans de longues recherches à en connoître la place. Les ouvriers que j’avois employés s’étoient souvenus de ce mystère ; peu de temps après mon départ, ils avoient égorgé le vieux scheick et sa famille ; la terre, bouleversée au loin, leur avoit rendu son funeste dépôt ; il n’y restoit pas même une des plantes nourricières que ses mains avoient cultivées, et qui auroient pu soulager ma faim. Ainsi j’avois porté dans cette maison, pour prix d’une si douce hospitalité, les plus effroyables malheurs ; et ces horribles calamités, dont le tableau me suivoit partout où je portois mes pas, c’étoit le talisman de l’or qui les avoit produites !

Il fallut donc me résigner à ma destinée, et tendre la main de ville en ville à la pieuse charité des passants, plus souvent secouru par les pauvres que par les heureux de la terre, dont la prospérité dessèche le cœur comme elle avoit desséché le mien ; car mon aveugle opulence n’a pas laissé dans sa courte durée, je l’avoue en rougissant de honte et d’indignation, la trace d’un bienfait de peu de valeur, dont la reconnoissance puisse aujourd’hui me payer l’intérêt. Vingt ans se sont écoulés depuis, et c’est dans cet état d’opprobre que je suis arrivé ce matin à Bagdad, attiré, seigneur, par la renommée de votre inépuisable compassion pour les misérables, afin de mendier un foible secours à votre porte, où j’ai trouvé ces deux vieillards. »

Cette histoire est celle de Douban le riche, qui avoit eu à sa disposition tous les trésors inconnus, qui s’étoit proposé, à vingt ans, d’acheter tous les royaumes et toutes les îles du monde, et qui vivoit depuis cinquante ans des aliments grossiers de la prison et des ressources incertaines de l’aumône.

Quoiqu’elle ne me paroisse pas fort amusante, le vieillard bienfaisant de Damas l’avoit écoutée avec plus d’attention que je ne serois capable de lui en prêter moi-même, si j’étois obligé de la relire. Mais, comme l’heure s’avançoit, il se leva en bénissant ses hôtes, et en les ajournant au lendemain pour entendre la suite de leurs récits.


seconde journée.


Le lendemain, les trois vieillards voyageurs se rendirent chez le vieillard de Damas, à l’heure où ils étoient conviés. Ils reçurent chacun une bourse d’or comme la veille, et s’assirent au banquet avec un parfait contentement, car ils n’avoient été depuis longtemps ni si bien accueillis ni si heureux. Douban le riche paroissoit surtout s’étonner d’être si à son aise dans ses affaires, et de vivre si largement.

Quand le repas fut terminé, le bon vieillard de Damas se tourna du côté du second des trois vieillards qu’il avoit à sa droite, et lui témoigna par une douce inclination de tête qu’il auroit aussi plaisir à entendre son histoire. Celui-ci ne se fit pas prier davantage, et raconta ce qu’on va lire :