Contes danois (Andersen)/Ib et la petit Christine


IB ET LA PETITE CHRISTINE


I

La belle et claire rivière de Gudenaa, dans le Jutland du nord, longe un bois vaste et qui s’étend au loin dans le pays. Le terrain se relevant en dos d’âne forme comme un rempart à travers la forêt. Sur la lisière à l’ouest, se trouve une habitation de paysans, entourée d’un peu de terre arable, mais bien maigre. À travers le seigle et l’orge qui y poussent péniblement, on aperçoit partout le sable.

Il y a un certain nombre d’années, les braves gens, qui demeuraient là cultivaient leur champ ; ils possédaient trois brebis, un porc et deux bœufs. Ils avaient de quoi vivre, si l’on appelle vivre se contenter du strict nécessaire. Jeppe Jaens, c’était le nom du paysan, vaquait pendant l’été aux travaux de culture. L’hiver, il faisait des sabots. Il avait un apprenti qui, comme lui, savait confectionner ces chaussures de bois de telle façon qu’elles fussent solides en même temps que légères et qu’elles eussent bonne tournure. Ils taillaient aussi des cuillers et d’autres ustensiles, qui se vendaient bien ; et peu à peu, Jeppe Jaens arrivait à une sorte d’aisance.

Son fils unique, le petit Ib, avait alors sept ans ; il aimait à regarder son père travailler ; il essayait de l’imiter, tailladait le bois, et de temps en temps se faisait aux doigts de profondes coupures. Mais un jour il montra d’un air triomphant à ses parents deux jolis sabots tout mignons. Il dit qu’il en ferait cadeau à la petite Christine.

Qui était cette Christine ? C’était la fille du passeur d’eau ; elle était gentille et délicate comme un enfant de seigneurs ; si elle avait porté de beaux habits, personne ne se serait douté qu’elle fût née dans une cabane, sur la lande voisine.

Là demeurait son père, qui était veuf. Il gagnait sa vie en charriant sur sa grande barque le bois à brûler qui se coupait dans la forêt et en le conduisant dans le domaine de Silkeborg et jusqu’à la ville de Randers. Il n’avait chez lui personne à qui donner Christine à garder. Aussi l’emmenait-il presque toujours dans sa barque ou dans le bois. Mais quand il lui fallait aller à la ville, il la conduisait chez Jeppe Jaens, de l’autre côté de la bruyère.

Christine avait un an de moins que le petit Ib. Les deux enfants étaient les meilleurs amis, partageaient leur pain, leurs myrtilles, faisaient ensemble des trous dans le sable. Ils trottinaient partout aux environs, jouant, sautant. Un jour même, ils se hasardèrent à entrer tout seuls assez avant dans le bois ; ils y trouvèrent des œufs de bécasse, et ce fut pour eux un événement mémorable.

Ib n’avait encore jamais été ni dans la maison de Christine, ni dans la barque du batelier. Mais un jour, celui-ci l’emmena chez lui à travers la lande, pour lui faire voir le pays et la rivière. Le lendemain matin, les deux enfants furent juchés dans la barque, tout en haut sur les fagots. Ib regardait de tous ses yeux et oubliait presque de manger son pain et ses myrtilles.

Le batelier et son compagnon poussaient la barque avec des perches. Ils suivaient le cours de l’eau et filaient rapidement à travers les lacs que forme la rivière. Ces lacs paraissaient parfois clos entièrement par les bancs de roseaux et par les chênes séculaires qui se penchaient sur l’eau. D’autres fois, on voyait de vieux aunes couchés au point de se trouver horizontalement dans la rivière, et tout entourés d’iris et de nénuphars. Cela faisait comme un îlot charmant. Les enfants ne cessaient d’admirer. Mais, lorsqu’on arriva près du château de Silkeborg, où est placé le grand barrage pour prendre les anguilles, lorsqu’ils virent l’eau se précipiter en écumant et bouillonner avec fracas à travers l’écluse, oh ! alors, Ib et Christine déclarèrent que c’était par trop beau.

En ce temps-là, il n’y avait en ce lieu ni ville ni fabriques ; on y apercevait seulement quelques bâtiments de ferme habités par une douzaine de paysans. Ce qui animait Silkeborg, c’étaient le bruit de l’eau et les cris des canards sauvages.

Les fagots débarqués, le batelier acheta plein un panier d’anguilles et un cochon de lait fraîchement tué. Le tout fut mis dans un panier à l’arrière de la barque, puis on s’en retourna. On tendit la voile, et comme le temps était favorable, la barque remontait la rivière aussi vite que si deux chevaux l’avaient tirée.

On arriva tout près de l’endroit où habitait le compagnon du batelier. Les deux hommes devaient se rendre à l’habitation. Ils attachèrent solidement la barque au rivage, recommandèrent bien aux enfants de se tenir tranquilles et s’en allèrent.

Pendant quelques minutes, Ib et Christine ne bougèrent pas. Puis ils allèrent prendre le panier pour voir ce qu’il y avait dedans. Ils soulevèrent le couvercle du panier, où il leur fallut, pour ne pas se sentir malheureux, tirer dehors le petit cochon de lait, le tâter, le retourner. Tous deux voulaient le tripoter, et ils firent tant qu’il tomba à l’eau et fut entraîné par le courant. C’était un événement épouvantable.

Ib, dans son effroi, ne fit qu’un bond à terre et se mit à se sauver. Christine sauta après lui en lui criant de l’emmener, et voilà les deux petits effarés qui fuient vers la forêt et disparaissent.

Bientôt ils sont au milieu des broussailles qui leur dérobent la vue de la rivière, cette rivière maudite qui emportait le petit cochon dont ils avaient espéré faire un si fameux régal. Poussés par cette pensée, ils avancent toujours. Voilà Christine qui tombe sur une racine. Elle se met à pleurer. Ib lui dit : « Un peu de courage ; notre maison est par là-bas. »

Mais il n’y avait pas du tout de maison par là. Les pauvres petits marchent toujours. Ils font craquer sous leurs pieds les feuilles sèches de l’an dernier et les branches mortes. Ils entendent tout à coup des voix d’homme perçantes et fortes ; ils s’arrêtent pour écouter. Au même moment retentit un vilain cri d’aigle qui les effraye. Ils continuent de fuir. Mais voilà qu’ils aperçoivent les plus belles myrtilles en nombre incalculable. Cette vue dissipe toute leur frayeur. Ils se mettent à les cueillir et à les manger. Ils ont la bouche et jusqu’à la moitié des joues rouges et bleues.

Les cris d’homme recommencent dans le lointain :

« Nous serons joliment punis, dit Christine.

— Sauvons-nous chez papa, reprend Ib ; c’est par ici dans le bois. »

Ils reprennent leur marche, ils arrivent à un chemin et le suivent ; mais il ne conduisait pas à la maison de Jeppe Jaens.

La nuit vint ; il faisait bien sombre et ils avaient grand’peur. Partout régnait un profond silence. De temps en temps ils entendaient seulement les cris du hibou et de quelques autres oiseaux inconnus. Ils étaient bien fatigués ; pourtant ils avançaient toujours. Enfin ils s’égarèrent au milieu des broussailles, Christine pleurait. Ib aussi se mit à pleurer. Après avoir gémi pendant quelque temps, ils s’étendirent sur les feuilles sèches et s’endormirent.

Le soleil était déjà assez haut lorsqu’ils s’éveillèrent tout transis. À travers les arbres ils aperçurent une colline déboisée, ils y coururent pour se réchauffer aux rayons du soleil. Ib pensait que de là-haut il découvrirait la maison de son père ; mais ils en étaient bien loin, dans une toute autre partie de la forêt. Ils grimpent tout en haut de la colline et là ils restent immobiles de surprise : ils aperçoivent en bas un beau lac d’une eau verte et transparente. Une quantité de poissons nageaient à la surface, se chauffant au soleil. À côté d’eux ils voient un noisetier tout chargé de noisettes. Ils s’empressent d’en cueillir et de se régaler des amandes encore toutes jeunes et délicates.

Tout à coup ils s’arrêtent saisis de frayeur. Debout, près d’eux, comme si elle était sortie de dessous terre, se tient une grande vieille femme au visage brun foncé, les cheveux luisants, le blanc des yeux brillant comme l’ont les négresses. Elle a sur le dos un sac, à la main un bâton noueux. C’est une bohémienne. Elle leur parle, mais ils ont de la peine à se remettre et ne comprennent pas d’abord ce qu’elle leur dit. Elle leur montre trois grosses noisettes qu’elle a dans la main. Elle leur répète que ce sont des noisettes magiques qui contiennent les plus magnifiques choses du monde.

Ib ose enfin la regarder en face. Elle parlait avec tant de douceur qu’il reprend courage et demande si elle veut lui donner ces noisettes. Elle lui en fait cadeau et se met à en cueillir d’autres sur le noisetier. Ib et Christine regardaient les trois noisettes avec de grands yeux.

« Dans celle-là, dit Ib, y aurait-il bien une voiture à deux chevaux ?

— Il s’y trouve un carrosse doré tiré par deux chevaux d’or, répondit la bohémienne.

— Alors, donne-la-moi, » dit Christine. Et Ib la lui donne. La femme la lui serre dans un nœud de son fichu.

— Et dans celle-ci, reprend Ib, y aurait-il un aussi joli fichu que celui que Christine a autour du cou ?

— Il y en a dix plus beaux, reprend la grande femme, et de plus une quantité de belles robes, de souliers brodés, un chapeau garni d’un voile de dentelle…

— Alors, il me la faut aussi ! » s’écria Christine. Ib la lui donne généreusement.

Restait la troisième ; elle était toute noire : « Celle-là, dit la petite Christine, tu dois la garder ; elle est bien belle aussi.

— Mais qu’est-ce qu’il y a dedans ? demanda Ib à la bohémienne.

— Ce qu’il y a de mieux dans les trois, » répond celle-ci.

Il serre précieusement sa noisette. La femme leur promet de les ramener dans le bon chemin qui les conduirait à leur maison. Ils la suivent, mais dans une toute autre direction que celle qu’ils auraient dû prendre. Il ne faut pas supposer, cependant, que la bohémienne voulut voler les enfants à leurs parents. Elle se trompait peut-être elle-même.

Au milieu du sentier survient le garde de la forêt. Il reconnaît Ib et le ramène avec la petite chez Jeppe Jaens. Là on était dans les angoisses à cause d’eux. On leur pardonna, néanmoins, après leur avoir bien expliqué combien sévèrement ils méritaient d’être punis, d’abord pour avoir laissé tomber à l’eau le cochon de lait, ensuite et surtout pour s’être enfuis dans le bois.

On reconduisit Christine chez son père. Ib resta dans la maisonnette sur la lisière de la forêt. La première chose qu’il fit le soir quand il fut seul fut de tirer de sa poche la noisette qui renfermait une chose de plus de valeur qu’un carrosse doré ! Il la place avec précaution entre la porte entr’ouverte et le gond, et pousse la porte. La coquille se casse. Il n’y avait plus d’amande ; un ver l’avait mangée. On y voyait quelque chose qui ressemblait à du tabac à priser ou à un peu de terre noirâtre.

« C’est ce que j’avais pensé tout de suite, se dit Ib. Comment y aurait-il eu place dans cette petite noisette pour de si belles choses, pour ce qu’il y a de mieux ? Christine ne trouvera pas plus que moi ses beaux habits et son carrosse doré traîné par deux chevaux d’or. »


II

L’hiver arriva et ensuite le printemps, et il se passa plusieurs années. Ib devait faire sa première communion et être confirmé ; il fut mis pendant un hiver chez le pasteur du village le plus proche, pour recevoir l’instruction religieuse. Vers cette époque, le batelier vint voir les parents d’Ib et leur apprit que Christine allait entrer en condition. C’était une bonne fortune qui s’offrait : Christine entrait chez les meilleurs gens du monde, les propriétaires de l’auberge d’Herning, située bien loin à l’ouest, à plusieurs lieues de distance de la forêt.

Là, elle aurait à les aider dans les soins du ménage et à servir les pratiques. Elle y resterait pour faire sa première communion. Si alors elle s’était montrée laborieuse et gentille, comme il n’y avait pas à en douter, les bonnes gens avaient l’intention de la garder comme leur propre fille.

On alla chercher Ib pour qu’il pût dire adieu à Christine, car on les appelait les petits fiancés. Au moment du départ, Christine montra à Ib les deux noisettes qu’il lui avait données dans le bois. Elle ajouta qu’elle conservait également avec soin dans sa cassette les jolis petits sabots qu’il avait façonnés étant enfant et dont il lui avait fait cadeau. Là-dessus on se quitta.

Ib fut donc confirmé. Ib revint auprès de sa mère ; son père était mort. Il devint un habile sabotier. L’été, il cultivait le champ, épargnant à sa mère la dépense du laboureur.

De loin en loin seulement, on apprenait quelque chose de Christine par un facteur ou par un colporteur. Elle se trouvait très bien chez le riche aubergiste. Lorsqu’elle reçut la confirmation, elle écrivit une belle grande lettre à son père ; elle y mit des compliments pour Ib et sa mère. Elle y racontait que sa maîtresse lui avait fait cadeau de six chemises neuves et d’une belle robe qui n’avait presque point été portée. C’étaient là de bien bonnes nouvelles.

Le printemps suivant, on frappa à la porte de la mère d’Ib : ce n’était autre que le batelier et Christine. La jeune fille était venue en visite pour un jour ; elle avait profité de l’occasion d’une voiture de l’auberge envoyée à proximité de la maison de son père. Elle était jolie comme une demoiselle de la ville. Elle portait une belle robe qui lui allait très bien, car elle avait été faite à sa mesure : celle-là n’était pas une vieille robe de sa maîtresse.

Christine était donc là magnifiquement parée. Ib avait ses habits de tous les jours. Il ne put prononcer une parole. Cependant il prit la main de la jeune fille et la retint dans la sienne. Il se sentait bien heureux, mais il lui était impossible de mettre sa langue en mouvement : Pour Christine, c’était tout le contraire ; elle ne cessait de jaser et de raconter, et elle embrassa Ib sans le moindre embarras.

« Ne m’as-tu donc pas reconnue tout de suite ? lui dit-elle quand ils furent seuls ; tu es resté muet comme un poisson. » Ib, en effet, demeurait comme bouleversé, tenant toujours la main de Christine. Enfin il recouvra la parole : « C’est, dit-il, que tu es devenue une demoiselle si élégante, tandis que me voilà fagoté comme un pauvre paysan. Mais si tu savais combien j’ai pensé souvent à toi et à nos jeunes années ! »

Et ils allèrent se promener, en se donnant le bras, vers le terrain qui s’élevait derrière la maison. Ils considéraient les alentours, la rivière, la forêt, les collines couvertes de bruyère, Ib pensait plus qu’il ne parlait ; mais lorsqu’ils rentrèrent, il était devenu évident pour lui que Christine devait être sa femme. On les avait toujours appelés les petits fiancés. L’affaire lui paraissait conclue ; ils étaient promis l’un à l’autre bien qu’aucun d’eux ne s’en fût jamais expliqué. Il fallait que Christine retournât le soir même au village, où la voiture devait la prendre le lendemain matin de bonne heure. Son père et Ib la reconduisirent. Il faisait une belle nuit : la lune et les étoiles brillaient au ciel. Lorsqu’ils furent arrivés et que Ib reprit la main de la jeune fille, il ne savait plus comment se séparer d’elle. Il ne quittait pas des yeux son doux visage. Il prononça avec effort, mais du fond du cœur, ces mots : « Si tu n’es pas trop habituée à l’élégance, petite Christine, si tu peux te faire à demeurer dans la maison de ma mère comme ma femme, nous nous marierons un jour… Mais nous pouvons encore attendre.

— C’est cela, répondit-elle en lui serrant la main. Ne nous pressons pas trop. J’ai confiance en toi et je crois bien que je t’aime ; mais je veux m’en assurer. »

Il l’embrassa tendrement et on se quitta. En rentrant, il dit au batelier que lui et Christine étaient tout comme fiancés, et cette fois pour de bon. Le père répondit qu’il n’avait jamais désiré autre chose. Il accompagna Ib chez sa mère et y resta fort tard dans la soirée, et on ne s’entretint que du futur mariage.

Une année se passa. Deux lettres furent échangées entre Ib et Christine. « Fidèle jusqu’à la mort, » c’est ce qu’on y lisait au bas.

Un jour le batelier vint voir Ib et lui apporter des compliments de Christine. Puis il se mit à raconter beaucoup de choses, mais sans beaucoup de suite et avec embarras. Voilà ce qu’enfin Ib put y comprendre :

Christine était devenue encore plus jolie. Tout le monde la choyait et l’aimait. Le fils de l’aubergiste, qui avait une belle place dans un grand établissement à Copenhague, était venu en visite à Herning. Il avait trouvé la jeune fille charmante et il avait su lui plaire. Les parents étaient enchantés que les jeunes gens se convinssent. Mais Christine n’avait pas oublié combien Ib la chérissait. Aussi était-elle prête à repousser son bonheur.

Sur ces mots, le batelier se tut, plus embarrassé qu’au commencement.

Ib avait entendu tout cela sans souffler mot ; mais il était devenu plus blanc que la muraille. Enfin il secoua la tête et balbutia : « Non, Christine ne doit pas repousser son bonheur.

— Eh bien, dit le batelier, écris-lui quelques mots. »

Il s’assit et prit plume et papier. Après avoir bien réfléchi, il écrivit quelques mots qu’il effaça aussitôt. Il en traça d’autres qu’il biffa encore. Alors il déchira la feuille et écrivit sur une autre qu’il déchira de même. Ce n’est que le lendemain qu’il arriva à écrire sans rature la lettre suivante, qu’il remit au batelier et qui parvint à Christine :


« J’ai lu la lettre que tu as écrite à ton père. J’y apprends que tout s’est jusqu’ici arrangé à souhait pour toi et que tu peux même être encore plus heureuse. Interroge ton cœur, Christine, et réfléchis au sort qui t’attend si tu te maries avec moi. Ce que je possède est bien peu de chose. Ne pense pas à moi ni à ce que je pourrais éprouver, mais songe à ton salut éternel. Tu n’es liée envers moi par aucune promesse, et si, dans ton cœur, tu en avais prononcé une en ma faveur, je t’en délie. Que le bonheur répande sur toi, Christine, ses plus riches dons ! Le bon Dieu saura bien procurer des consolations à mon cœur.

« Ton ami à jamais dévoué,
« Ib. »


Christine trouva que c’était d’un bien brave garçon. Au mois de novembre ses bans furent publiés, et elle partit ensuite pour Copenhague avec sa future belle-mère. Le mariage devait avoir lieu dans la capitale que le fiancé, à cause de ses affaires, ne pouvait quitter. En chemin, elle fut rejointe par son père. Elle s’informa de ce que devenait Ib. Le batelier ne l’avait pas revu, mais il avait-appris de sa vieille mère qu’il était très taciturne, tout absorbé en lui-même.

Dans ses réflexions, Ib s’était souvenu des trois noisettes que lui avait données la bohémienne. Les deux où devaient se trouver le carrosse aux chevaux dorés et les superbes habillements, il en avait fait cadeau à Christine ; et, en effet, elle allait posséder toutes ces choses merveilleuses. Pour lui, la prédiction s’accomplissait aussi : il avait eu en partage de la terre noire. « C’était ce qu’il y avait de mieux, » avait dit la bohémienne.

« Comme elle devinait juste ! pensait Ib : la terre la plus noire, le tombeau le plus sombre, n’est-ce pas ce qui me convient le mieux ? »

Plusieurs années s’écoulèrent, pas beaucoup cependant ; mais elles firent à Ib l’effet d’un siècle. Le vieil aubergiste mourut, puis sa femme. Ils laissèrent à leur fils unique des milliers d’écus. Alors Christine eut un beau carrosse et de magnifiques robes à foison.

Deux ans passèrent encore. Le batelier resta presque sans nouvelles de sa fille. Enfin arriva une longue lettre d’elle. Tout était bien changé. Ni elle ni son mari n’avaient su gérer leur richesse. On eût dit que la bénédiction de Dieu n’y était pas. Ils commençaient à être dans la gêne.

La bruyère refleurit de nouveau pour recommencer à se dessécher. La neige vint s’abattre sur la forêt qui protégeait la maison d’Ib contre la violence du vent. Puis le printemps ramena le soleil. Ib laboura son champ. Sa charrue rencontra tout à coup un obstacle très résistant. Il fouilla la terre et en retira comme un grand et gros copeau noir ; mais à l’endroit où le fer l’avait touché, il brillait au soleil. C’était un bracelet d’or massif qui provenait d’un tombeau de géant. En creusant, il trouva encore d’autres pièces de la parure d’un héros des temps antiques. Il montra le tout au pasteur, qui l’adressa au bailli avec quelques mots de recommandation.

« Ce que tu as trouvé dans la terre, lui dit le bailli, c’est ce qu’il y a de plus rare et de mieux.

— Il entend sans doute que c’est tout ce qu’il y a de mieux pour un homme comme moi, se dit Ib amèrement. C’est égal, puisque ces objets sont considérés comme ce qu’il y a de mieux, la bohémienne avait prédit juste en tout. »

Sur le conseil du bailli, Ib partit pour porter son trésor au musée de Copenhague. Lui qui n’avait passé que rarement la rivière qui coulait tout près de sa maison, il regarda ce voyage comme une traversée au delà de l’Océan.

Il arriva à Copenhague, où il reçut une forte somme, six cents écus. Il se promena ensuite dans la grande ville, qu’il voulait quitter dès le lendemain matin par le bateau qui l’avait amené. Le soir il s’égara dans un dédale de rues et se trouva dans le faubourg de Christianshavn. Il entra dans une ruelle de pauvre apparence. Il n’y vit personne. Pourtant une petite fille sortit d’une des maisons les plus misérables. Il lui demanda par où il devait prendre pour retrouver son chemin. L’enfant le regarda d’un air craintif et se mit à sangloter. Saisi de compassion, il interrogea la petite sur ce qui causait son chagrin. Elle murmura quelques paroles qu’il ne comprit point. Ils firent quelques pas et furent alors sous un réverbère dont la lumière tombait juste sur le visage de l’enfant. Il se sentit tout bouleversé : il voyait devant lui Christine, absolument comme elle était dans ses jeunes années. Il ne pouvait pas s’y tromper : ces traits étaient trop bien gravés dans sa mémoire.

Il dit à l’enfant de le conduire chez elle, et l’enfant, lui voyant un air si bon, cesse de pleurer et rentre avec lui dans la pauvre maison. Ils montent un vilain escalier étroit et branlant. Tout en haut sous les toits, ils pénètrent dans un galetas. L’air y est lourd et malsain. Il n’y a pas de lumière. On entend quelqu’un respirer péniblement dans un coin et pousser des soupirs de douleur. Ib prend une allumette et, à la lueur qu’il en tire, il aperçoit sur un pauvre grabat une femme, la mère de l’enfant : « Puis-je vous être utile à quelque chose, dit-il. La petite m’a amené ici, mais je suis étranger dans la ville. Ne connaissez-vous pas de voisin ou d’autres personnes que je pourrais appeler à votre aide ? »

En même temps, voyant que la tête de la malade avait glissé de l’oreiller, il la releva et l’y plaça. Il regarda alors le visage de l’infortunée : c’était Christine, autrefois la reine de la bruyère !

Depuis longtemps Ib n’avait pas entendu parler d’elle. On évitait de prononcer son nom devant lui, pour ne pas réveiller de pénibles souvenirs, d’autant plus qu’on ne recevait que de fâcheuses nouvelles. Son mari avait perdu la tête après avoir hérité des richesses laissées par ses parents ; il les avait crues inépuisables. Il avait renoncé à sa place et s’était mis à courir les pays étrangers, menant un train de grand seigneur. Revenu à Copenhague, il avait continué ses dépenses. Lorsque l’argent lui manqua, il fit des dettes. Il s’enfonça de plus en plus dans la ruine. Ses amis et compagnons, qui l’avaient bravement aidé à manger son bien, lui tournèrent le dos, en disant qu’il avait par ses folies mérité son malheur. Un matin, on trouva son corps dans le canal.

Depuis longtemps déjà Christine avait la mort dans l’âme. Son plus jeune enfant, venu au monde au milieu de la misère, avait succombé. Il lui restait une fille, la petite Christine, celle qu’Ib venait de rencontrer. La mère et l’enfant vivaient dans ce misérable réduit, abandonnées, souffrant la faim et le froid. La maladie était venue accabler la malheureuse Christine.

Ib l’entendit murmurer : « Je vais donc mourir et laisser cette pauvre enfant sans rien, sans protecteur. Que deviendra-t-elle ? » Épuisée, elle cessa de parler. Ib alluma un bout de chandelle qu’il découvrit, et la chambre fut un peu éclairée. Il considérait la petite fille et y retrouvait de plus en plus distinctement les traits de Christine à cet âge-là, et aussitôt il sentit que cette petite qu’il venait de voir pour la première fois, il la chérissait tendrement pour l’amour de la mère.

La mourante l’aperçut ; ses yeux s’ouvrirent tout grands. Le reconnut-elle ? Il ne le sut jamais. Peu d’instants après, elle s’éteignit sans avoir proféré une parole.

Nous voilà de nouveau dans le bois près de la rivière de Gudenaa. La bruyère est défleurie. Les tempêtes d’automne poussent avec fracas les feuilles sèches par-dessus la lande jusqu’à la hutte du batelier où des étrangers demeurent. Mais à l’abri d’une élévation de terrain, et protégée par de grands arbres, la maison de Jeppe Jaens est toute recrépie et toute blanche. À l’intérieur flambe un grand feu. Si le soleil est caché par les nuages, le logis est égayé par les yeux brillants d’une jolie enfant. Quand elle remue ses lèvres roses et souriantes, on croirait entendre le chant des oiseaux. La vie et la joie règnent avec elle dans la maison. La petite dort en ce moment sur les genoux d’Ib, qui est pour elle en même temps un père et une mère. Sa mère repose au cimetière de Copenhague ; l’enfant se souvient d’elle à peine. Ib a acquis de l’aisance ; son travail n’a pas été stérile, il a fait fructifier l’or qu’il a retiré du sein de la terre, et il a retrouvé la petite Christine !