Contes danois (Andersen)/Elle se conduit mal


ELLE SE CONDUIT MAL


Le bourgmestre était à sa fenêtre. Il était en toilette, portait une fine chemise brodée, ornée d’un jabot de dentelle, et sur laquelle brillait une épingle en diamant. Il venait de se raser de frais. Il s’était fait une petite coupure ; il y avait, pour le moment, collé un petit bout de papier arraché à un journal.

« Dis donc, petit ? » cria-t-il.

Ce petit qui passait n’était autre que le fils de la pauvre blanchisseuse. En passant devant la maison du bourgmestre, il avait respectueusement ôté sa casquette ; la visière en était pliée en deux, pour qu’il pût la rouler et la fourrer dans sa poche. L’enfant s’arrêta avec une humble déférence, comme s’il eût été devant le roi. Ses habits étaient pauvres, mais bien propres, soigneusement reprisés. Il portait de bons gros sabots.

« Tu es un brave garçon, dit le bourgmestre ; ta politesse me plaît. Ta mère est sans doute à lessiver au bord de la rivière. Tu lui portes certainement ce qui sort là de ta poche. C’est bien mal, ce que fait ta mère. Combien en as-tu là ?

— Une demi-mesure, » répondit le petit plein d’effroi et d’une voix presque étranglée.

— Et ce matin, elle en a pris juste autant, continua le digne homme.

— Mais non, c’était hier, » répliqua l’enfant.

— Deux demis font un entier. Vraiment, elle se conduit mal. C’est triste, et elle devrait avoir honte. Et toi, tâche de ne pas devenir un ivrogne, mais tu le deviendras, c’est inévitable. Pauvre enfant ! enfin, va ton chemin. »

Le petit s’en alla. Dans le saisissement qu’il éprouvait, il garda sa casquette à la main ; le vent jouait dans ses cheveux blonds et en soulevait de longues boucles.

Au coin de la rue, il tourna et prit la ruelle qui conduisait à la rivière. Sa mère était là agenouillée sur un banc et battait de toutes ses forces avec le battoir les gros paquets de linge. Le courant était fort, les écluses du moulin étaient ouvertes. L’eau entraînait les grands draps de lit et menaçait de renverser le banc. La laveuse était obligée de s’étayer de toute la force de ses jambes.

« Peu s’en est fallu, dit-elle à son fils, que je ne fusse emportée par le courant. Il est heureux que tu arrives, car j’ai besoin de me réconforter un peu. Il fait froid dans l’eau et voilà six heures que j’y suis. As-tu quelque chose pour moi ? »

L’enfant tira la bouteille ; la mère la mit à sa bouche et but un coup.

« Que cela fait de bien ! dit-elle. Comme cela réchauffe ! Une gorgée fait autant d’effet qu’une tasse de bouillon, et c’est moins cher. Bois un peu, mon garçon. Tu es bien pâle ; tu gèles sans doute dans tes vêtements si minces, car voici déjà l’automne. Houch ! que cette eau est froide ! pourvu que je ne tombe pas malade ! Mais non, pas de cela ! Donne que je prenne encore une gorgée. Bois aussi, une goutte seulement. Tu ne dois pas t’y habituer, mon pauvre chéri. »

Elle quitta son banc et vint à terre. L’eau dégouttait de sa robe et du paillasson qu’elle avait attaché autour.

« Je travaille et je m’évertue, reprit-elle, au point que le sang jaillit presque de dessous mes ongles, mais je le fais volontiers pour t’élever honnêtement, mon cher garçon. »

En ce moment survint une femme un peu plus âgée, pauvrement vêtue. Elle avait une jambe à moitié paralysée et un œil aveugle ; elle ramenait sur cet œil une grande boucle de cheveux pour cacher cette infirmité, mais on ne la remarquait que mieux. C’était une amie de la blanchisseuse. Les voisins l’appelaient Marthe, la boiteuse à la boucle.

« N’est-ce pas une pitié, dit-elle, de te voir peiner ainsi dans l’eau glacée ? Certes, tu as bon besoin de te ranimer un peu, et pourtant les mauvaises langues te reprochent les quelques gouttes que tu bois. »

Elle répéta le beau discours du bourgmestre à l’enfant ; elle l’avait entendu en passant, et elle avait sur le cœur qu’il lui eût ainsi parlé de sa mère ; « cet homme sévère, qui fait un crime de quelques gorgées d’eau-de-vie prises pour se soutenir dans un travail pénible, continua-t-elle, donnait ce jour même un grand dîner avec toutes sortes de vins capiteux et de liqueurs fines. Deux ou trois bouteilles par convive. C’est plus qu’il n’en faut assurément pour calmer leur soif. Mais on n’appelle pas cela boire, à ce qu’il paraît ; ce sont des gens convenables ; mais toi, on dit que tu te conduis mal !

— Ah ! il t’a parlé, mon enfant ? dit la blanchisseuse, et ses lèvres tremblaient de douloureuse émotion. Tu as une mère qui ne se comporte pas bien. Peut-être a-t-il raison, mais il n’aurait pas dû le dire à l’enfant. Bien des chagrins me sont déjà venus de cette maison-là.

— Vous y avez été en service autrefois, reprit l’autre femme, lorsque vivaient les parents du bourgmestre, il y a bien des années. Depuis on a mangé bien des boisseaux de sel, comme l’on dit, et il est naturel qu’on ait un peu soif. Le fait est, continua Marthe en souriant de sa plaisanterie, que le bourgmestre avait invité beaucoup de monde. Au dernier moment, il eût bien voulu décommander le dîner ; mais il était trop tard, les mets étaient achetés et préparés. Voici ce que j’ai appris par le domestique : il y a quelques instants est arrivée une lettre annonçant que son plus jeune frère est mort à Copenhague :

— Mort ! » s’écria la laveuse, et elle devint elle-même pâle comme un cadavre.

— Oui, mais d’où vient que vous paraissez prendre tant à cœur cette nouvelle. Ah ! en effet, c’est que vous l’avez connu du temps que vous étiez à la maison.

— Comment ! il est mort ! Il avait l’âme si noble ! c’était la bonté et la générosité mêmes. Parmi les gens de sa classe, il n’y en a pas beaucoup comme lui ! »

Les larmes, pendant qu’elle parlait ainsi, coulaient le long des joues de la blanchisseuse.

« Oh ! mon Dieu, tout danse autour de moi ! reprit-elle. Serait-ce parce que j’ai vidé la bouteille ? Sans doute, j’en ai pris plus que je ne puis supporter. Je me sens toute indisposée. »

Elle s’appuya contre une planche.

« Seigneur ! reprit l’autre femme, vous êtes tout à fait malade. Tâchez que cela se passe. Allons… Mais point, je vois que vous êtes sérieusement prise. Le mieux est que je vous ramène chez vous.

Mais cette lessive-là ?

— J’en fais mon affaire. Venez, donnez-moi le bras. Votre garçon restera et fera attention au linge. Je vais revenir et laver ce qui n’est point fait, il n’y en a pas beaucoup. »

La pauvre blanchisseuse chancelait sur ses jambes. « Je suis demeurée trop longtemps dans l’eau froide, dit-elle. Depuis ce matin, je n’ai eu ni à manger ni à boire. La fièvre m’est entrée dans le corps. Seigneur Jésus, secourez-moi, pour que je puisse retourner à la maison. Mon pauvre enfant ! »

Elle pleurait à chaudes larmes. Le petit aussi pleura, lorsqu’il fut seul à garder la lessive au bord de la rivière. Les deux femmes marchaient lentement. La blanchisseuse se traînait en vacillant par la ruelle. Lorsqu’elle arriva devant la maison du bourgmestre, elle tomba, épuisée sur le pavé. Les passants s’arrêtèrent autour d’elle. Marthe la boiteuse courut à la maison de son amie pour y demander de l’aide.

Le bourgmestre et ses invités se montrèrent à la fenêtre.

« Ah ! c’est la blanchisseuse, dit l’amphitryon, elle aura bu un peu plus que sa soif. Elle se conduit mal. C’est dommage pour son petit garçon, qui est bien gentil et que j’aime bien… Mais la mère est une malheureuse. »

La pauvre femme revint à elle. On la reconduisit dans sa misérable petite chambre. On la mit au lit. Marthe lui prépara un breuvage de bière chaude avec du beurre et du sucre. « C’était là, suivant elle, la médecine par excellence. » Elle retourna ensuite à la rivière, y rinça fort mal le linge ou plutôt ne fit guère que le tirer de l’eau et le mettre dans le panier. Mais son intention était bonne, et c’était la force seulement qui lui manquait.

Vers le soir, elle se trouvait assise à côté de la blanchisseuse dans le pauvre galetas. La cuisinière du bourgmestre lui avait donné pour la malade quelques pommes de terres rôties et un beau morceau de jambon gras. Marthe et le petit s’en régalaient. La malade en aspirait l’odeur, qui la réconfortait, disait-elle.

Marthe coucha l’enfant aux pieds de sa mère, en travers du lit, et le couvrit avec un vieux tapis à bandes bleues et rouges. La blanchisseuse allait un peu mieux. Le fumet de ces bonnes choses lui avait fait du bien, et la bière chaude l’avait fortifiée.

« Tu es une bonne âme, Marthe, dit-elle. Comment te remercier ? Je veux te raconter tout le passé, quand l’enfant sera endormi, et je crois qu’il l’est déjà. Vois de quel air doux et innocent il repose, les yeux fermés ! Il ne sait pas ce que sa mère a souffert, et Dieu veuille qu’il ne le sache jamais !

« Je servais, comme vous le savez, chez le conseiller à la cour, le père du bourgmestre. Voici qu’un jour le plus jeune des fils, qui étudiait à Copenhague, revint à la maison. J’étais jeune, vive, toute fringante, mais j’étais honnête : cela je puis le dire à la face de Dieu. Le jeune étudiant était gai, de bonne humeur, gentil, un brave et charmant garçon. Il n’y avait pas une goutte de sang en lui qui ne fût honneur et loyauté. Il était le fils de la maison, et je n’étais que la servante ; mais nous nous aimions, en tout bien, tout honneur, car un simple baiser, ce n’est pas un péché, quand on s’aime autant que nous. Il en parla à sa mère : elle était pour lui comme le bon Dieu sur la terre. Et c’était, en effet, une mère pleine de sagesse et de tendresse.

« Il repartit pour Copenhague et me mit au doigt un anneau d’or. À peine se fut-il éloigné, que ma maîtresse me fit venir devant elle. Elle était sérieuse, mais aussi affectueuse ; ses paroles me semblaient venir du ciel même.

« Elle me fit comprendre toute la distance qu’il y avait entre lui et moi. Aujourd’hui, me dit-elle, il ne voit qu’une chose, c’est que tu es bien jolie. Mais la beauté se passe. Tu n’as pas reçu la même éducation que lui ; vous n’êtes pas égaux sous ce rapport, et c’est un malheur. J’estime et honore les pauvres, ajouta-t-elle ; aux yeux de Dieu, beaucoup d’entre eux occupent un rang plus élevé que les riches. Mais en ce monde il ne faut pas faire fausse route. Prenez garde de vous laisser entraîner tous deux et de préparer votre malheur en croyant assurer votre félicité. Je sais qu’un brave homme, un artisan, a demandé à t’épouser, je parle d’Eric le gantier. Il est veuf, mais sans enfants ; il est à son aise. Réfléchis bien à tout ce que je te dis là. »

« Chaque parole de ma maîtresse me traversait l’âme comme un couteau affilé. Elle avait raison ; c’est ce qui me désolait en troublant mon cœur.

« Je lui baisai la main, en versant des larmes amères ; Mais je pleurai bien plus encore lorsque j’arrivai dans ma chambre où je me laissai tomber sur mon lit. Ce fut une nuit affreuse, celle qui suivit ce jour. Dieu seul sait ce que je souffris et quelle lutte j’eus à soutenir.

« Le dimanche suivant, je me présentai à la table du Seigneur pour qu’il m’éclairât. Ce fut comme un coup du ciel. Au sortir de l’église, Éric se trouva devant moi. Alors il ne resta plus de doute dans mon esprit. Nous nous convenions parfaitement. Notre condition était la même. Il avait une petite fortune. Je m’avançai vers lui, et, prenant sa main, je dis :

« Tes pensées sont-elles encore pour moi ?

— Oui, répondit-il, toujours et pour éternité.

— Veux-tu épouser une jeune fille qui t’estime, mais ne t’aime pas. Cela peut venir un jour.

— Cela viendra, j’en suis sûr, » reprit-il. Et nous nous engageâmes notre foi.

« Je rentrai à la maison. L’anneau d’or que le fils m’avait donné, je le portais sur mon cœur pendant le jour, à cause du monde ; le soir seulement, quand je me couchais, je le mettais au doigt. Je pris l’anneau et le baisai tant que mes lèvres saignèrent. Puis j’allai le rendre à ma maîtresse et lui annonçai que nos bans seraient publiés la semaine prochaine. Elle m’embrassa, me serra sur son cœur. Elle ne dit point que je me conduisais mal.

« Peut-être étais-je alors meilleure qu’aujourd’hui, quoique je n’eusse pas été encore éprouvée par le malheur.

« À la Chandeleur eut lieu la noce. La première année, tout alla bien. Nous avions un compagnon et un apprenti. Tu servais alors chez nous, ma bonne Marthe.

— Oh ! vous avez été pour moi, dit celle-ci, une bonne et aimable maîtresse. Je n’oublierai jamais le bien que vous m’avez fait en ce temps-là, toi et ton mari.

— Oui, ce furent de belles années, celles où tu étais chez nous. Nous n’avions pas encore d’enfant. Le jeune étudiant et moi nous ne nous revîmes plus. Si pourtant : je l’aperçus une fois, mais lui ne me vit point. Il était revenu ici pour l’enterrement de sa mère. Il était debout près de la tombe, pâle comme un mort, et plongé dans une grande douleur. Mais c’est sa mère qu’il pleurait.

« Plus tard, quand son père mourut, il voyageait bien loin à l’étranger. Il ne revint plus ici. Il ne s’est pas marié, je le sais. Il s’est fait, je pense, avocat. Moi, il m’avait oubliée. M’eût-t-il rencontrée, il ne m’aurait certes pas reconnue : je suis devenue si affreuse ! mais c’est aussi très bien fait et pour le mieux. »

Elle parla ensuite de ses jours d’épreuve et raconta comment l’infortune l’avait assaillie avec une sorte de rage :

« Nous possédions, dit-elle, cinq cents écus. Il y avait là, dans la Grande-Rue, une vieille maison à vendre pour deux cents écus. Nous l’achetâmes afin d’en faire bâtir une neuve. Le maçon et le menuisier avaient fait le devis pour mille et vingt écus. Éric avait du crédit. Il emprunta la somme à Copenhague. Le navire qui l’apportait sombra, et l’argent alla au fond de la mer.

« C’est à cette époque que je mis au monde mon cher et doux enfant qui dort là si gentiment. Mon mari fut frappé d’une grave et longue maladie. Pendant neuf mois, il me fallut l’habiller et le déshabiller, tant il avait peu de forces. Nos affaires allaient de mal en pis. Nous nous endettâmes. Ce que nous avions mis de côté, nos meubles, tout y passa. Éric mourut. J’avais lutté, travaillé, peiné pour l’enfant. Je continuai : je pris n’importe quel ouvrage, lavai les escaliers, lessivai du linge fin et du gros. Mais le malheur m’a poursuivie jusqu’à ce jour. C’est la volonté de Dieu ; il finira bien par m’appeler aussi auprès de lui, et je suis sûre qu’il n’abandonnera pas mon garçon. »

Et elle s’endormit.

Le matin elle se sentit mieux. Elle crut que ses forces étaient revenues ; elle retourna à son travail. Elle était à peine entrée dans l’eau froide, qu’un frisson la prit, puis une faiblesse. Convulsivement elle tendit la main pour se retenir, mais elle ne saisit que l’air. Elle poussa un cri et tomba. Elle tomba la tête sur le rivage, les pieds dans l’eau ; ses sabots remplis de paille furent entraînés par le courant. C’est ainsi que Marthe la trouva, lorsqu’elle vint lui apporter du café.

Dans l’intervalle, le bourgmestre avait envoyé chez elle un message pour la mander à la hâte ; il avait une communication importante à lui faire. Il était trop tard. Marthe était allée chercher le barbier pour la saigner. Il était trop tard : la pauvre blanchisseuse était morte.

« Elle s’est tuée à force de boire, » dit le bourgmestre.

Voici ce qu’il avait à lui dire. Dans la lettre qui lui annonçait la mort de son frère, se trouvait un extrait du testament de celui-ci. Six cents écus étaient légués à la veuve du gantier qui avait autrefois servi chez leurs parents : cet argent devait être donné à elle ou à son enfant, en sommes plus ou moins fortes, selon leurs besoins.

« Oui, je me souviens, pensa le bourgmestre, il y eut autrefois certaines histoires entre elle et mon frère. C’est bien qu’elle soit partie de ce monde ; l’enfant aura le tout. Je le placerai chez de braves gens et il pourra devenir un habile et honnête artisan. »

Et en effet le bon Dieu voulut que ces paroles fussent accomplies.

Le bourgmestre fit venir le petit. Il promit de se charger de lui, et ajouta qu’il ne devait pas se désoler. C’était sans doute sa mère qu’il avait perdue, mais elle se conduisait par trop mal.

On la porta au cimetière des pauvres. Marthe jeta du sable sur la tombe et y planta un rosier. L’enfant était à côté d’elle : « Ma bonne chère mère ! disait-il en sanglotant, est-ce donc vrai, elle se conduisait mal ?

— C’était la vertu même, dit la vieille servante en regardant le ciel pour le prendre à témoin. Je le sais depuis de longues années et encore mieux depuis la nuit dernière. Je te le jure : c’était une âme toute pleine de droiture et d’honneur, et là-haut le bon Dieu le proclame aussi. Laisse donc le monde dire qu’elle se conduisait mal, et vénère toujours sa mémoire. »