Contes d’une mère à sa fille/Le Donjon de Vincennes

À la librairie d’Éducation de Pre Blanchard (p. 17-59).


CONTE I.

LE
DONJON DE VINCENNES.


ou


LA CAPTIVITE VOLONTAIRE.


Au mois de février 1811, on amena au château de Vincennes une dame jeune, belle, intéressante sous tous les rapports. Elle était condamnée pour vingt ans à être renfermée dans le donjon, avec défense expresse de la laisser communiquer avec aucun prisonnier. Cette dame, que je nommerai la comtesse de N…, soutenait son malheur avec une noble fermeté. La seule chose qui lui paraissait difficile à supporter, était cette privation absolue de toute société : son âme aimante sentait le besoin d’un cœur où elle pût épancher les peines du sien. Elle laissa pénétrer sa pensée au gouverneur du château, qui, touché de compassion pour cette illustre infortunée, lui promit de solliciter pour elle la permission d’avoir une compagne) ; il lui fit espérer qu’en offrant de grands avantages à celle qui voudrait partager sa captivité, elle pourrait trouver une jeune personne que l’indigence déciderait à faire le sacrifice de sa libertés. Cet espoir donna quelque consolation à la comtesse. Le gouverneur lui tint parole ; et la permission obtenue, il fit insérer dans les papiers publics l’article suivant :

« Une jeune dame, détenue pour vingt ans au donjon de Vincennes, désire trouver une compagne qui veuille partager son sort et adoucir ses ennuis ; elle la traitera en amie et en égale ; elle lui donnera deux mille francs par an : et comme elle sera logée, nourrie, etc., elle pourra mettre en réserve la presque totalité de cette somme, et se faire un sort indépendant pour l’instant où elle recouvrera la liberté. »

Deux ans avant l’événement que je viens de rapporter, M. Beauval, marchand de meubles, établi dans la rue de Cléry, avait été ruiné par un concours de circonstances malheureuses : trois faillites où il s’était trouvé, avaient achevé sa perte. Sa probité scrupuleuse ne lui permit pas de mettre à l’abri une partie de ce qu’il possédait pour en frustrer ses créanciers ; il leur abandonna tous ses biens, et ne saura de son naufrage que son honneur et sa réputation. Cet homme respectable avait cependant une épouse tendrement aimée, et une fille unique, la gloire de ses parens, et le modèle de son sexe : il les voyait, ainsi que lui, réduites à la plus affreuse indigence ; mais cette considération ne fut pas capable de le faire balancer dans ce qu’il regardait comme un devoir.

Cette famille infortunée alla se loger à un quatrième étage, dans une rue écartée. Dans les premiers momens elle reçut quelques visites de ceux qui s’étaient dit ses amis ; mais bientôt on l’abandonna à elle-même : les personnes qui la composaient ne trouvèrent de ressources que dans leur affection mutuelle et la tendre union qui régnait entre eux. M. Beauval eut de l’occupation chez un notaire voisin ; sa fille, l’aimable Constance, à laquelle il avait donné une excellente éducation, copiait de la musique ; madame Beauval travaillait de même, autant que ses forces le lui permettaient ; mais sa santé, toujours délicate, avait été totalement dérangée par ses derniers malheurs : elle était faible et languissante ; son état donnait à son mari et à sa fille les plus vives inquiétudes.

Un an se passa de la sorte ; les soins affectueux de Constance adoucissaient pour ses parens les peines et les privations qu’entraîne la pauvreté ; ils en devaient éprouver de bien plus terribles. Un jour M. Beauval fut rapporté chez lui dans un état qui différait peu de la mort ; une attaque d’apoplexie lui ôtait tout sentiment. Sa malheureuse femme ne put soutenir ce spectacle ! elle tomba sans connaissance près de son époux. Quelle situation pour la pauvre Constance ! elle ne peut quitter ses parens pour aller implorer le secours d’un médecin ; et ce secours ne souffre point de retardement. Constance ouvre sa croisée : un jeune homme, nommé Firmin, qui apprenait l’état d’ébéniste dans la maison en face, se trouvait sur la porte de la boutique ; elle le conjure, avec l’accent de la douleur, d’aller chercher le médecin le plus voisin, et de l’amener sur-le-champ : le jeune homme vole ; et cinq minutes après il entre suivi du docteur. Madame Beauval a bientôt repris ses sens pour connaître toute l’étendue de son malheur : on administre au mari tous les remèdes usités en pareil cas ; il rouvre les yeux, mais sa langue est embarrassée, ses membres ne peuvent se mouvoir ; le médecin le quitte en promettant de le voir tous les jours.

Firmin avait le cœur le plus sensible ; il était franc et ingénu ; n’ayant jamais vu mauvaise compagnie, ses bonnes qualités n’avaient souffert aucune altération ; il fut pénétré de la douleur de Constance ; et le courage qu’elle montrait pour soutenir celui de sa mère, excita son admiration : il lui offrit avec respect ses services pour le soulagement de ses chers malades, et lui témoigna combien il se trouverait heureux de partager avec elle les soins que leur état exigeait. Mademoiselle Beauval lui témoigna sa reconnaissance, et ne put refuser un secours qu’elle prévoyait devoir lui être très utile.

Bientôt on ne craignit plus pour les jours de M. Beauval ; mais il avait tout le côté droit paralysé, et ne pouvait quitter le lit. Sa femme était dans un état de langueur et d’épuisement qui la rendait incapable de rien faire ; ce fut alors que Constance se vit réduite à la dernière extrémité. La vente de presque tous leurs effets, et même de leurs habits, avait à peine suffi pour fournir aux dépenses qu’avait entraîné la maladie de M. Beauval : les soins dont il avait besoin, ainsi que son épouse, ne permettaient pas à leur fille de se livrer à un travail assidu ; quels que fussent ses efforts, elle avait la douleur de voir ses parens manquer des choses les plus nécessaires. L’honnête Firmin partageait toutes ses peines, et les adoucissait autant qu’il était en son pouvoir ; tout l’argent qu’il pouvait épargner était employé au soulagement de ses malheureux amis ; tantôt c’était une bouteille de vin vieux, tantôt du chocolat ou quelques autres restaurans ; et la timidité, je dirais presque la pudeur, qui accompagnait ces présens, y donnait un charme qui augmentait la reconnaissance. Fallait-il passer plusieurs nuits auprès des malades, Firmin obtenait par ses instances de veiller à son tour ; et lorsque Constance voulait s’y opposer, il lui représentait combien il était nécessaire qu’elle ménageât ses forces, unique ressource de ses malheureux parens. Ce fut donc au sein de l’infortune que le plus tendre sentiment prit naissance dans les cœurs de ces deux intéressantes créatures ; il était fondé sur l’estime la plus parfaite, aussi pur que désintéressé. Firmin était orphelin : un oncle fort riche avait promis de l’établir dès qu’il saurait son état ; et le jeune homme se proposait d’obtenir la main de Constance, et de devenir l’appui de ses parens. Il les entretenait souvent de ses projets : mademoiselle Beauval les traitait de chimères ; mais elle ne pouvait s’empêcher de lui savoir gré de les avoir conçus.

Cependant la situation de cette famille devenait de plus en plus cruelle ; en vain Constance travaillait-elle jour et nuit ; en vain Firmin donnait-il tout ce dont il pouvait disposer, cela ne suffisait pas à la subsistance de trois personnes, dont deux étaient en proie à des maux cruels, et ne pouvaient rien pour elles-mêmes. Ce fut dans cette position désespérée, que Constance lut dans un journal l’article dont j’ai fait mention au commencement de cette histoire. Elle vit sur-le-champ ce que son devoir exigeait d’elle, et ne balança pas à le remplir. J’ai donc entre mes mains, dit-elle, la vie des auteurs de mes jours, vingt années de la mienne vont leur assurer tous les secours dont ils ont besoin ; je prolongerai leur existence, et du fond de ma prison je veillerai sur ces chers objets de ma tendresse. Combien il m’en coûtera de m’en séparer ! ce sacrifice m’est plus pénible que celui de ma liberté. Dieu puissant ! qui daigne m’offrir un moyen si extraordinaire de conserver les jours de mes parens, soutiens mon courage pour m’arracher de leurs bras et me dérober à leur tendresse ! Et vous, généreux Firmin, mon ami, mon consolateur, je vais vous dire un éternel adieu ! puisse le ciel répandre sur vous toutes ses bénédictions, et acquitter la dette de ma reconnaissance !

C’était le dimanche matin : Firmin, dispensé de travailler chez son maître, était près de M. et madame Beauval, à qui il faisait une lecture. Constance prend le prétexte d’aller rendre quelques ouvrages ; elle embrasse tendrement son père et sa mère, et les serre long-temps sur son cœur oppressé ; elle tend une main à Firmin, qui la baise respectueusement, et sort avec précipitation, comme une victime dévouée, qui marche vers le lieu du sacrifice.

Arrivée à Vincennes, elle demande le gouverneur : ses grâces modestes le préviennent en sa faveur ; il la reçoit avec beaucoup de politesse ; et l’ayant invitée à s’asseoir, il lui demande ce qui l’amène. Monsieur, répond Constance en lui présentant le journal, je viens me proposer à la dame prisonnière dans ce château ; Je suis prête à me dévouer à son service, aux conditions qu’elle propose ; mais de fortes raisons m’obligent de demander qu’elle me donne six mois d’avance sur les appointemens qu’elle promet : si elle m’accorde cette grâce, et que j’aie le bonheur de lui convenir, dès ce moment je me renferme avec elle, et je lui consacre ma vie.

Le gouverneur, surpris, examinait Constance avec intérêt, et ne put s’empêcher de lui faire quelques observations. — Avez-vous bien réfléchi, mademoiselle, avant de prendre cette étrange résolution ? Aimable et jeune comme vous l’êtes, n’avez-vous aucun autre moyen d’échapper à l’infortune ? peut-être ignorez-vous à quoi vous vous engagez : une fois que vous aurez mis le pied dans l’appartement de madame la comtesse, vous ne verrez d’êtres vivans qu’elle et le geôlier qui lui apporte ses repas ; vous renoncerez à votre famille, à vos amis ; vous n’aurez d’autre liberté que celle de vous promener une heure par jour sur une terrasse d’une prodigieuse élévation ; enfin, vous allez ensevelir vos beaux jours dans le séjour de la tristesse et des larmes. — J’étais instruite, monsieur, de tout ce que vous venez de me dire ; mais rien n’ébranlera ma résolution ; elle est fondée sur des motifs sacrés : toute ma crainte est que votre prisonnière n’agrée pas mes services, ou refuse d’accéder à la condition que je suis forcée d’y mettre. — Quel est votre âge, mademoiselle ? — Dix-huit ans, monsieur. — Encore un mot, je vous prie : peut-être vous sacrifiez-vous au désir de vous assurer un sort indépendant ? N’ayant en ce lieu aucune dépense à faire, quand vous en sortirez vous pouvez avoir un fonds de 40,000 fr. ; mais songez que vous aurez alors trente-huit ans ; votre jeunesse sera passée, vos charmes flétris : quelles jouissances vous procurera la petite fortune que vous aurez achetée si cher ? — Vous vous trompez, monsieur, sur les raisons qui me déterminent ; mais puisque vous me montrez tant de bontés, veuillez vous rendre à ma prière, et me proposer à la comtesse : j’attends sa réponse avec une vive impatience.

Le gouverneur, étonné de trouver tant de fermeté dans une si jeune personne, lui dit qu’il allait dans l’instant parler à sa prisonnière, et qu’avant une demi-heure son sort serait décidé : car, ajouta-t-il, madame de N*** doit vous agréer ou vous refuser sans vous voir ; et sur mon seul témoignage, du moment où vous aurez paru devant elle, vous deviendrez inséparables.

Constance passa ces instans d’attente dans une grande anxiété ; entin le gouverneur parut, et lui annonça que la comtesse l’acceptait avec joie pour sa compagne : il lui compta mille francs en or, en lui promettant que chaque payement s’effectuerait ainsi toujours six mois d’avance. Mademoiselle Beauval remercia affectueusement le gouverneur ; elle lui demanda la permission d’écrire deux lettres, et la faveur de les envoyer à leur adresse avec la somme qu’elle venait de recevoir ; ce devoir rempli, lui dit-elle, je vous suivrai sans regrets près de ma nouvelle maîtresse : le gouverneur lui accorda ces deux grâces, et la laissa libre d’écrire. Ce ne fut pas sans répandre des larmes qu’elle traça ses adieux à ses parens adorés, mais elle ne s’occupa que de leur adoucir le coup dont elle allait les frapper ; elle connaissait trop bien leurs cœurs pour n’être pas assurée que l’aisance dont ils allaient jouir ne les dédommagerait pas de la perte de leur fille ; jamais elle n’eut obtenu leur consentement pour le sacrifice qu’elle voulait leur faire ; il avait donc fallu tromper leur tendresse pour le consommer. La seconde lettre était pour Firmin, à qui elle devait aussi des consolations, et dont elle attendait de nouveaux services. Elle avait à peine achevé, que le gouverneur parut accompagné d’un homme de confiance à qui Constance remit le paquet cacheté à l’adresse de M. Beauval. Cette affaire terminée, elle remercia le gouverneur de sa condescendance, et lui dit qu’elle était à ses ordres. Il la fixa en soupirant ; et ne voyant sur son visage aucune marque de faiblesse, il lui présenta la maint et, précédés d’un porte-clefs, ils traversèrent des corridors longs et obscurs, fermés par d’énormes portes, qui, en tournant sur leurs gonds, produisaient un bruit sourd et effrayant. À l’extrémité de chaque corridor on trouvait un escalier tournant qui conduisait à un autre, et celui-là à un nouvel escalier. Enfin ils parvinrent au logement de madame de N***. Avant d’entrer, le gouverneur, qui jusque-là avait gardé un profond silence, dit à Constance : Mademoiselle, ce moment vous est encore accordé ; si vous vous repentez, je puis vous ramener parmi les vivans : songez que si vous passez cette porte, vous dites au monde un adieu qui peut être éternel.

La réponse de mademoiselle Beauval ne laissant aucun doute sur ses dispositions, la porte s’ouvrit, et le gouverneur la présenta à la comtesse, qui la reçut dans ses bras. Madame, lui dit-il, en vous amenant cette charmante personne, je crois vous faire un présent inestimable ; je ne doute pas que vous n’en sentiez tout le prix : ce sont certainement les plus nobles motifs qui la conduisent près de vous. Vous êtes deux victimes de l’infortune ; puissiez-vous trouver dans votre réunion les consolations dont vous avez besoin ! Je vous laisse commencer une connaissance où vous ne pouvez toutes deux que gagner. Il sortit à ces mots ; et comme lui j’abandonne mes intéressantes captives pour voir ce qui se passait chez les parens de Constance. Voyant se prolonger l’absence de cette fille chérie, toujours si prompte à revenir près d’eux, ils se livraient aux plus vives inquiétudes : Firmin voulait les rassurer ; mais il partageait toutes leurs craintes, et ne pouvait déguiser ce qui se passait dans son âme. Enfin le messager de Constance se présente et remet son paquet à M. Beauval : on s’empresse de le questionner ; il répond qu’il n’est instruit de rien, mais que sans doute les lettres qu’il apporte contiennent tous les éclaircissemens qu’on peut désirer. Il disparaît ; M. Beauval remet d’une main tremblante le paquet à Firmin ; celui-ci rompt le cachet, et la table est couverte de pièces d’or. Les lettres ! les lettres ! disent en même temps le mari et la femme. Le jeune homme ouvre celle qui est adressée à M. Beauval, et lit ce qui suit d’une voix entrecoupée :

LETTRE DE CONSTANCE À SES PARENS.

« Pardonnez, chers auteurs de mes jours, pardonnez à votre fille d’avoir disposé de son sort sans votre permission. Le journal ci-joint vous fera connaître l’occasion unique que la Providence m’a offerte de vous tirer de l’affreuse situation où vous êtes. Vous savez que mes faibles efforts ne pouvaient vous procurer le plus absolu nécessaire ; j’avais la douleur de vous voir souffrir sans qu’il me fût possible d’y apporter aucun soulagement, et j’étais menacée du malheur de vous perdre par l’excès de la misère où nous allions tomber. Croyez, mes chers parens, que vingt ans de réclusion sont un prix bien faible de l’avantage inestimable que je viens de me procurer. La somme que je vous envoie n’est que la moitié de celle que je recevrai chaque année : je serai donc en état de pourvoir à tous vos besoins, de vous procurer les douceurs qu’exigent votre âge et vos infirmités. Le seul sacrifice qui en mérite vraiment le nom, c’est de me séparer de vous, peut-être pour jamais. Cependant j’ai l’espoir que le ciel prolongera vos jours, et que le temps de l’épreuve écoulée, vous reverrez à vos pieds et vous recevez dans vos bras votre heureuse Constance.

» P. S. N’ayez aucune inquiétude sur mon sort. Je suis auprès d’une dame du plus grand mérite, qui aura pour moi mille égards, et dont la société me sera très avantageuse. La retraite où nous vivions depuis plusieurs années, m’a familiarisée avec la vie solitaire : je ne vois donc pas ce qui pourrait m’empêcher d’être heureuse, surtout avec la douce pensée que j’aurai diminué vos souffrances, et que je serai toujours l’objet de vos plus tendres affections. »

Le bouleversement de toute la nature n’aurait pas fait une impression plus terrible sur les malheureux époux, que cette fatale nouvelle ; une douleur muette avait suspendu toutes leurs facultés ; ils se regardaient d’un air égaré ; pas une larme ne s’échappait de leurs paupières ; Firmin, baigné de pleurs, était à leurs pieds, leur prodiguait les tendres noms de père et de mère, et jurait de leur consacrer son existence. Les soins de cet excellent jeune homme eurent un heureux effet ; les larmes s’ouvrirent un passage, et vinrent soulager deux cœurs si profondément affligés. Ils parurent désirer de voir la lettre de Firmin ; voici ce qu’elle contenait :

LETTRE DE CONSTANCE À FIRMIN.

« C’est le ciel même qui nous sépare, mon cher Firmin ; soumettons-nous à ses décrets ; conservez-moi les sentimens d’un frère ; soyez le fils de mes parens ; rendez-leur, par vos soins, la fille qu’ils ont perdue. Je vous lègue tous mes devoirs envers eux ; et c’est la preuve de mon estime pour vous : je suis sans aucune inquiétude par la confiance parfaite que vous m’inspirez.

» Commencez par leur procurer un logement sain et commode ; cherchez une personne honnête, soigneuse et attentive, que vous placerez près d’eux pour leur rendre tous les soins qu’exige leur état ; surveillez sa conduite ; et si vous en êtes content, qu’elle soit récompensée généreusement. Vous-même, mon ami, donnez à notre respectable père, à notre tendre mère, tous les momens dont vous pourrez disposer ; le charme de votre société adoucira leurs ennuis ; vous leur parlerez de leur fille, de votre sœur, qui se repose sur vous pour ses intérets les plus chers.

» Je souhaite que dans quelques années vous songiez à vous marier : si du fond de ma retraite je pouvais apprendre que vous fussiez heureux, il me semble que je n’aurais plus rien à désirer. »

Firmin reçut avec un respect religieux les ordres de son amie : il se trouvait si honoré de la confiance qu’elle lui témoignait, que ses regrets en étaient moins amers ; il employa toute l’éloquence du cœur pour engager M. et madame Beauval à user des dons de leur fille, conformément à ses intentions, et à lui permettre de s’occuper sans retard du choix de leur nouveau logement. Le père, désolé, était enseveli dans ses pensées, et paraissait ne pas l’entendre ; tout à coup il s’écrie : Eh bien, mon fils, j’y consens ; arrachez-nous de ce triste séjour, où nous chercherions en vain celle qui l’embellissait ; mais que ce soit pour nous rapprocher de cette fille incomparable ! Allons habiter le village de Saint-Mandé, que mes yeux affaiblis puissent s’arrêter sur ces tours qui renferment ce que j’ai de plus cher au monde. Approuvez-vous ce projet, ma chère amie ? la vue de la prison de notre enfant n’augmentera-t-elle point votre douleur ? — Je crois qu’elle n’est susceptible ni d’accroissement ni de diminution ; mais je me conformerai sans peine à vos désirs : que Firmin dispose tout pour nous établir dans le lieu où sans doute nous terminerons nos tristes jours.

Le jeune homme ayant obtenu ce consentement, ne perdit pas un moment pour servir ses amis ; il demanda à son maître quelques jours de congé, et les employa si utilement, qu’une jolie maison fut louée à Saint-Mandé, meublée modestement, mais fournie de tout ce qui peut être utile et agréable dans un ménage. Annette, jeune fille du village, lui fut recommandée par les principaux habitans comme un sujet très propre à soigner des malades, et possédant la douceur et la patience nécessaires pour cet emploi. Il la présenta à M. et madame Beauval, qui agréèrent ses services. Le premier fut transporté avec toutes les précautions possibles dans sa nouvelle demeure, où il trouva rassemblées toutes les commodités dont il avait été privé si long-temps. Firmin, satisfait d’avoir rempli des devoirs si chers, quitta le couple affligé pour retourner à Paris ; mais il promit qu’il viendrait passer avec eux tous les dimanches, s’entretenir de l’objet de leurs justes regrets, et partager leur douleur, s’il ne pouvait la soulager.

Ce tendre jeune homme ne put quitter ce lieu sans s’approcher du château, autant que cela était permis. Il en fit de loin le tour ; il mesurait des yeux la hauteur de ses murs ; leur épaisseur effrayait son imagination : Je suis, disait-il, plus séparé d’elle que si j’en étais à mille lieues : le plus grand éloignement ne pourrait m’empêcher de tenter de la rejoindre ; mais elle respire près de moi, et je l’ai perdue pour toujours !

Il est temps de retourner auprès de la comtesse ; elle rendait grâce au destin de lui avoir fait trouver une amie en qui elle découvrait à chaque instant mille qualités précieuses : elle avait d’abord été agréablement surprise des manières polies et de l’excellent ton de mademoiselle Beauval ; l’heureux choix de ses expressions, sa facilité à s’énoncer attestaient combien son éducation avait été soignée ; mais toutes les ressources de son esprit, mais le charme de ses talens ne se découvrirent que peu à peu à madame de N*** : sa modestie et sa simplicité ne laissaient pas d’abord soupçonner tous les dons qu’elle possédait ; elle était excellente musicienne, la comtesse avait le même talent ; et souvent les charmes d’une douce mélodie faisaient oublier aux deux captives les sujets qu’elles avaient de s’affliger ; on convertissait en une tendre mélancolie la tristesse que leur situation devait leur inspirer ; le dessin et la peinture, qu’elles avaient également cultivés, leur offrirent une nouvelle ressource contre l’ennui et le désœuvrement : mais le plus puissant remède qu’elles trouvèrent à leurs peines, ce fut l’amitié qu’elles conçurent l’une pour l’autre, et l’entière confiance qui en fut la suite. Constance apprit de madame de N*** tous les secrets de sa vie, et les motifs de son arrestation, qui la rendirent encore plus respectable à ses yeux ; à son tour elle lui fit part de la cause de son dévouement ; elle se livra au plaisir de parler de ses parens, et son cœur ingénu ne craignit pas de se montrer tout entier à son amie : elle lui raconta ce qu’elle devait à Firmin, et lui laissa voir l’attachement qu’elle avait pour cet aimable jeune homme. La comtesse en fut encore plus pénétrée d’admiration pour l’héroïsme de Constance, qui sacrifiait à la nature, non-seulement sa jeunesse et sa liberté, mais encore tout espoir d’être unie à celui qu’elle aimait.

Le gouverneur avait tant d’estime pour ses prisonniers, qu’il se plaisait souvent à les visiter ; il avait appris quelque chose de l’histoire de Constance, et on l’avait instruit que son père et sa mère étaient venus habiter Saint-Mandé ; il crut pouvoir se permettre de lui annoncer cette nouvelle qui devait servir à la consoler. Mademoiselle Beauval apprit, avec un vif attendrissement, cette nouvelle preuve delà tendresse de ses parens. Le gouverneur mit le comble à sa joie, en ajoutant que l’air de la campagne, et l’aisance doht elle jouissait, avaient fortifié la santé de sa mère, et que, malgré les chagrins dont elle était accablée, ses forces revenaient sensiblement ; que le retour du printemps avait aussi produit un bon effet sur son père ; qu’il commençait à marcher, et que sa femme le conduisait tous les jours sur une petite éminence, d’où ils pouvaient contempler le château.

De douces larmes baignaient les joues de Constance, à ce touchant récit ; elle ne savait comment exprimer sa reconnaissance au bon gouverneur, qui lui promit de lui donner fréquemment des nouvelles de sa famille, et se retira charmé d’avoir adouci, sans blesser son devoir, les peines d’une infortunée.

Au bout de six mois, M. et madame Beauval reçurent, par le même messager, la somme de 1,000 francs avec ce billet :

« Mademoiselle Constance se porte à merveille ; elle possède toute l’affection de la dame dont elle partage le sort ; elle supplie ses chers parens de mettre des bornes à leur affliction, et de conserver leur santé. »

Ce peu de lignes, quoiqu’il ne fût pas de la main de leur fille, fit grand plaisir à M. et madame Beauval ; ils les communiquèrent à Firmin. Ce bon jeune homme tenait fidèlement l’engagement qu’il avait pris, de remplir envers eux tous les devoirs d’un fils ; il veillait avec un tendre zèle à ce que rien ne leur manquât ; il passait près d’eux ces jours que le Parisien consacre à de frivoles amusemens ; il les dévouait au souvenir de Constance et à la consolation de ses parens. Deux ans après leur séparation, l’oncle de Firmin acheta pour lui un fonds considérable ; il se vit solidement établi dans un quartier avantageux : avec quelle douleur il songeait qu’il eût pu offrir à son amie un sort digne d’elle ! L’aisance dont il allait jouir n’était d’aucun prix à ses yeux, puisqu’il ne pouvait la partager avec elle.

Personne n’ignore les événemens de 1814. La défense de Vincennes, contre les troupes alliées, et la magnanime résolution du brave gouverneur de ne remettra ce château qu’entre les mains du Roi. Je ne rendrai pas compte des alternatives de crainte et d’espérance qu’éprouvèrent M. et madame Beauval, obligés de se réfugier à Paris : ces sentimens sont trop pénibles pour être peints avec vérité. Firmin exposa plus d’une fois sa vie en rôdant autour du château pour savoir quelqnes nouvelles, et en faire part à ses amis ; mais il n’apprenait que des choses vagues, peu propres à calmer leur inquiétude. Un jour que, réunis tous trois, ils s’entre- tenaient de l’objet de toutes leurs craintes, la porte du salon s’ouvre, une dame couverte d’un voile se présente, elle tient par la main une jeune personne, c’est Constance qui se jette dans les bras de ses parens, qui arrose de ses larmes le sein maternel, et qui ne peut exprimer d’une autre manière les sentimens dont son cœur est plein ! Ce sont encore là de ces scènes qu’il faut laisser deviner aux âmes sensibles, puisqu’on ne peut que les affaiblir en cherchant à les décrire. Firmin contemplait avec ravissement le père, la mère et la fille enlacés dans les bras l’un de l’autre, et exprimant leur joie par les plus touchantes caresses. M. Beauval prend enfin la parole : Ma fille, dit-il, embrassez votre frère ; Firmin a été pour nous le plus tendre des fils ; commencez à acquitter votre dette envers lui. Constance, en rougissant, lui présente la joue, qu’il ose à peine effleurer de ses lèvres. Elle se tourne ensuite vers la dame qui s’enivrait de ce touchant spectacle. Mille fois pardon, lui dit-elle, si j’ai pu vous oublier un moment ; la nature est mon excuse. Voilà, mes chers parens, ma protectrice et mon amie ; elle a préféré ce titre à celui de maîtresse ; vous lui devez votre fille ; sans ses bontés, sans ses consolations, je n’aurais pu supporter l’absence de tout ce que j’aime ; son amitié a seule eu le pouvoir d’adoucir mes regrets et mes justes douleurs. M. et madame Beauval rendirent mille grâces à la comtesse ; elle les assura qu’ils ne lui en devaient point, puisque les soins et les consolations avaient été réciproques, et que Constance lui avait rendu avec usure tout ce qu’elle avait pu faire pour elle. Mais, ajouta-t-elle, laissons cela, et parlons de nos affaires. Je viens de recouvrer la liberté, et j’attends un bien plus précieux encore ; mon mari, qui était près du Roi, va m’être rendu ; il est retenu à Cambrai pour le service de sa majesté, et je ne l’attends pas avant huit jours ; je veux, mes amis, passer ce temps au milieu de vous, et qu’il soit employé à assurer le bonheur de ma chère Constance et de l’honnête Firmin ; les circonstances où ils se sont trouvés ont mis leurs vertus dans tout leur jour, et prouvent qu’ils sont dignes l’un de l’autre. Je ne doute pas que M. et madame Beauval ne désirent cette union. — Vous ne vous trompez pas, madame ; mais vous ignorez que ce jeune homme, qui commence seulement à s’établir, dépend d’un oncle, son bienfaiteur, qui ne permettra pas que son neveu épouse une fille sans fortune ; il voudra lui donner une femme dont la dot lui procure les moyens d’étendre son commerce, et de former une bonne maison, Firmin, se jetant aux pieds de M. Beauval, le conjura de ne pas s’opposer aux démarches qu’il voulait faire auprès de son parent, dont il connaissait le bon cœur, et qui, disait-il, se rendrait non-seulement à ses ardentes prières, mais à l’admiration que lui inspirerait la conduite de Constance. Je le pense comme vous, dit la comtesse, et je crois que les 40,000fr. dont je suis redevable à mademoiselle Beauval, et que mon notaire lui comptera le jour de la signature des articles, aplaniront toutes les difficultés. Tous le yeux se fixèrent sur madame de N…, avec l’expression de la surprise. Constance se jeta dans ses bras en la conjurant de mettre des bornes à ses bienfaits : J’accepterai, lui dit-elle, de mon excellente amie, ce qui sera absolument nécessaire pour la subsistance de mes parens, au cas que le mariage dont on s’occupe n’eût pas lieu ; s’il se faisait, je ne rougirais pas de tout devoir à mon époux, et mes efforts, pour le seconder dans son commerce, nous mettraient, je l’espère, en état de soutenir mon père et ma mère. En vérité, mademoiselle, reprit la comtesse, je trouve très étrange que vous vouliez m’empêcher de payer mes dettes. Vous imaginez-vous que nos engagemens soient rompus ? Vous vous êtes donnée à moi pour vingt ans ; j’ai promis 40,000 francs comme un faible prix d’un si grand sacrifice ; s’il a plu au ciel d’abréger le temps de notre épreuve, cet événement imprévu ne peut détruire un contrat sacré. Je retrouve ma liberté, un époux chéri ; je rentre dans la jouissance de tous mes biens, et comme je ne veux point qu’ils soient grevés par l’obligation de payer une rente, vous permettrez, s’il vous plait, que je m’acquitte de mes dettes, ne fût-ce que pour les liquider. Madame de N… ne voulut écouter aucune représentation ; elle pressa l’union de Constance et de Firmin, qui obtint facilement le consentement de son oncle ; elle présida aux noces dont elle voulut faire tous les frais ; et, en quittant cet heureux couple pour se réunir à son mari, elle fit promettre à madame Firmin de venir tous les étés passer au moins un mois à un château qu’elle avait en Normandie.

M. et madame Beauval vivent chez leurs enfans, dont la tendresse et les soins empressés prolongeront leurs jours ; ils ont la satisfaction de serrer dans leurs bras les enfans de leur chère Constance, et celle-ci reçoit le prix de sa piété filiale par l’estime respectueuse qu’elle inspire, et par la constante tendresse d’un époux qui croit posséder en elle la première de toutes les femmes.