Contes d’une mère à sa fille/La Petite Ville

À la librairie d’Éducation de Pre Blanchard (p. 60-117).


CONTE II.

LA PETITE VILLE,
OU
LA CALOMNIE.




Le genre humain n’est qu’une grande famille répandue sur toute la surface de la terre : nous avons tous une origine céleste, puisque nous devons l’être au Tout-puissant ; mais, lorsqu’il a formé l’univers, il n’a voulu, dans sa sagesse, créer qn’un couple unique, et l’a seul chargé de peupler toutes les parties du monde, afin que tous les hommes, descendant d’un même père et d’une même mère, fussent unis par les liens de la fraternité, s’aimassent, se secourussent mutuellement, et se regardassent comme les membres d’une même famille.

Par quelle fatalité la conduite de l’homme est-elle diamétralement opposée aux vues de son Créateur ? Dès le commencement du monde, nous voyons le frère s’élever contre son frère ; le juste Abel devient la victime de la jalouse fureur de Caïn : ces affreux exemples se multiplient en même temps que l’espèce humaine, et bientôt les plus viles passions, le sordide intérêt, la basse envie, l’orgueil et l’ambition divisent les enfans d’Adam, font naître des querelles, amènent des guerres sanglantes, et désolent ce bel univers, ouvrage de la main d’un Dieu, et au lieu de l’ordre admirable qu’il y a établi, y font régner le trouble et la confusion.

Si je te présente, ma Delphine, des réflexions aussi sérieuses, c’est pour en amener d’autres qui conviennent mieux à ton âge et à ton sexe, fait pour embellir la société, pour adoucir la rudesse de l’homme ; c’est lui qui devrait entretenir l’union dans la grande famille, et trop souvent son influence ne sert qu’à la troubler. Les petites jalousies des femmes, leur rivalité dans l’art de plaire ; mais plus que tout cela, le désœuvrement où un grand nombre d’elles vivent, et ce besoin insatiable de parler, qu’on leur reproche avec tant de raison, sont la source de cette humeur médisante qui devient souvent la cause des plus grands malheurs ; mais on en ignore souvent les funestes effets, et telle qui s’endort tranquillement, après avoir, par un propos indiscret, porté un coup mortel à la réputation d’une fille innocente, frémirait si elle connaissait les suites affreuses de sa légèreté.

C’est surtout dans les petites villes que s’exerce cette fureur de blâmer les actions des autres, de juger sur les apparences, et même de prêter aux choses les plus innocentes des intentions coupables. On est plus rapproché, on se connaît davantage ; on n’est point distrait par le spectacle varié et le mouvement continuel qu’offre une capitale ; les sujets de conversation manquent souvent : de là ce caquetage insignifiant que l’on ne ranime qu’au moyen de réflexions malignes et de railleries amères sur le compte des absens.

J’ai coutume, ma chère enfant, d’appuyer les avis que ma tendresse te donne par des faits dont j’ai souvent été moi-même témoin. L’histoire de Clémentine Vernange te montrera les dangers de la médisance, et t’engagera sans doute à veiller sur toutes les paroles, pour te préserver des reproches affreux que tu le ferais, si tu devenais la cause de la perte d’un être que, par le commandement exprès de la Divinité, tu dois aimer comme toi-même.

Clémentine avait perdu son père en has âge ; sa mère, que la médiocrité de sa fortune obligeait à l’économie, s’était retirée au couvent, où les maîtres étaient moins chers que dans le monde. Madame Vernange assistait à toutes les leçons de sa fille, et l’élevait dans une simplicité qui convenait à l’état de ses affaires. Un vieil ecclésiastique venait tous les matins dire sa messe à cette communauté ; il passait ensuite dans la sacristie, où on lui servait une tasse de chocolat. Elle lui était apportée par une petite pensionnaire, et toutes se disputaient cet emploi. Bientôt Clémentine en obtint le privilège exclusif. Quoiqu’elle n’eût que huit ans, le bon abbé Ducosquer avait trouvé tant de charme dans sa conversation aussi naïve que sensée, qu’il demanda qu’on la lui envoyât tous les matins. La petite Vernange était née avec la soif de s’instruire ; l’étude n’était pour elle qu’un amusement qu’elle préférait à tous les jeux de son âge. La ville qu’elle habitait, petite et peu peuplée, offrait bien peu de ressource pour l’éducation ; ses maîtres ne pouvaient lui donner que des connaissances très bornées, comme leurs lumières ; aussi les embarrassait elle souvent par les questions que lui suggérait l’avide désir de savoir. Combien elle se trouva heureuse, lorsque son vieil ami se chargea de résoudre toutes les difficultés, d’éclaircir ce qu’il y avait d’obscur dans les leçons qu’elle recevait, et de lui en donner de nouvelles et de plus étendues ! Tous les principes de la langue française lui furent bientôt familiers, et l’exactitude de son orthographe étonnait tout le monde. Au bout de six mois d’étude, elle servit de secrétaire à sa mère, qu’une santé très délicate rendait incapable d’application, et qui avait beaucoup d’affaires relatives à la tutelle de sa fille. Clémentine, à neuf ans, s’enfermait les jours de courriers pour écrire à un avocat ou à un procureur. Madame Vernange lui disait en substance le sujet de la lettre, et elle le développait avec clarté et précision.

Un trait assez plaisant montre le goût que cette enfant avait pour l’étude ; en furetant dans la petite bibliothèque de sa mère, elle trouva un volume intitulé : Méthode du blason, et orné de beaucoup d’estampes représentant des écussons de toute espèce, avec leur explication détaillée en termes de l’art. Voilà ma petite fille enchantée de sa découverte ; c’est une science nouvelle qui lui semble qu’elle peut acquérir sans le secours de personne ; c’est une mine qu’elle va exploiter, et quelle charmante surprise ne causera-t-elle pas à sa mère et à l’abbé ! Plus fière qu’un conquérant, qui vient de découvrir une contrée nouvelle qu’il peut soumettre à son obéissance, Clémentine s’empare du livre, consacre à l’étudier tous ses momens de récréation, et, au moyen d’une intelligence rare et de la mémoire la plus heureuse, parvient à le comprendre, à en retenir les termes bizarres, et se met en état d’expliquer toutes les armes qu’on pourra lui présenter. Sûre de ses nouvelles connaissances, elle choisit, pour les mettre au jour, le dimanche suivant, où elle devait dîner avec sa mère chez l’abbé Ducosquer. Au dessert elle se lève le cœur palpitant, et présentant à madame Vernange le livre de blason, elle lui indique différentes armoiries, et lui en donne une explication détaillée. Les champs de gueules, de synople, les pals, les besans, etc., tous ces mots barbares s’étaient classés dans sa jeune tête, et mis chacun à sa place. Clémentine n’était pas exempte d’amour-propre, elle jetait sur sa mère un regard furtif pour jouir de l’impression que devait lui faire cet étalage de savoir. Madame Vernange la laissa achever ; puis d’un ton froid et sévère : Ma fille, lui dit-elle, lorsqu’une jeune personne veut diriger elle-même ses études, lorsqu’elle néglige de prendre l’avis d’un guide éclairé, elle s’expose à perdre un temps précieux, et à meubler sa mémoire de choses aussi vaines qu’inutiles. Nous ne tenons en rien à la noblesse ; mais, notre famille est distinguée dans la bourgeoisie, par de bonnes mœurs et une probité héréditaire : laissons donc l’étude des armoiries à ceux à qui leurs ancêtres ont transmis le droit d’en avoir, et contentons-nous des titres que les nôtres nous ont laissés à l’estime de nos concitoyens. La pauvre Clémentine fut très sensible à cette réprimande, et ses yeux se remplirent de larmes ; mais l’abbé prit la parole pour justifier sa bonne intention, et répondit pour elle que cette leçon la corrigerait pour toujours de vouloir se conduire par ses petites lumières. L’aimable enfant en fit la promesse, et un baiser de la bonne mère lui fit oublier son petit chagrin.

La fête de madame Vernange approchait ; Clémentine tourmentait l’abbé, qui faisait des vers charmans, pour en obtenir quelques couplets analogues à cette circonstance ; il le lui avait promis, mais des occupations imprévues l’empêchèrent de lui tenir parole. Le beau jour arriva, et Clémentine, désolée de n’avoir rien à chanter à sa mère, passa une partie de la nuit à composer trois couplets pleins d’âme et de sensibilité. Madame Vernange en fut très attendrie, et s’empressa de les montrer à l’abbé Ducosquer, qui découvrit, par cet essai, que son élève avait pour la poésie les plus heureuses dispositions. Il se fit un plaisir de les cultiver, et, après avoir enseigné à Clémentine les règles de la versification, il l’encouragea à composer de petites pièces fugitives ; il lui en faisait remarquer les défauts, les corrigeait avec elle ; mais il lui présenta toujours cette occupation comme un délassement d’études plus sérieuses, propre seulement pour une femme à semer quelques fleurs sur le chemin de la vie.

Je m’arrête avec plaisir sur l’heureuse enfance de Clémentine ! Jours fortunés du jeune âge, dont on ne connaît le prix que lorsqu’ils sont loin de nous, votre touchant souvenir fait quelquefois diversion aux maux qui nous assiègent ; c’est un baume qui rafraîchit notre sang quand il est aigri par le malheur !

Un murmure sourd annonçait depuis long-temps cette affreuse révolution qui précipita la France dans un abîme de maux. Bientôt elle éclata dans toute sa violence ; le trône fut renversé ; les autels ébranlés ; les vierges du Seigneur, chassées de l’asile qu’elles s’étaient choisi, furent jetées au milieu d’un monde où elles étaient étrangères ; les ministres d’un Dieu de paix qui refusaient de prêter un serment impie et sanguinaire, furent persécutés avec fureur. Pour éviter la mort ou la déportation, plusieurs prirent la fuite, et trouvèrent, au milieu des bois, dans des chaumières isolées, un refuge qu’on leur eût refusé dans des villes infectées des principes révolutionnaires. L’abbé Ducosquer fut de ce nombre ; il disparut, et, quelques recherches que fissent les agens du despotisme, ils ne purent découvrir son asile.

Madame Vernange fut une des victimes les plus malheureuses des événemens qui se succédaient. Sa fortune consistait en une portion d’habitation située à l’île Saint-Domingue ; cette colonie perdue pour la France, ses revenus furent anéantis. Il ne resta d’autre ressource pour elle et pour sa fille, que le travail de leurs mains. Elles avaient quitté le couvent en même temps que les religieuses, et loué un petit logement dans le quartier le plus tranquille de la ville. Clémentine entrait alors dans sa quinzième année ; elle supporta avec beaucoup de courage le changement de sa situation ; elle ne s’occupa que d’adoucir les peines de sa mère, et sa tendresse ingénieuse lui en fournit mille moyens. Madame Vernange n’avait pas négligé d’apprendre à sa fille tous les petits ouvrages de son sexe. Clémentine, adroite comme les fées, cousait parfaitement, brodait au métier et à la main, et nuançait avec tout le goût possible : ces petits talens que jusqu’alors elle n’avait cultivés que pour son amusement, lui devinrent d’une grande utilité. Elle demanda de l’ouvrage à toutes ses connaissances, et bientôt la perfection de son travail, la fraîcheur et la propreté de tout ce qui sortait de ses mains, la fit préférer à toute autre ouvrière. Madame Vernange, dont la vue affaiblie ne lui permettait pas de partager ces occupations, se chargea de tous les soins de leur petit ménage, ainsi que d’entretenir le linge et les vêtemens ; en sorte que Clémentine, n’étant point détournée de son ouvrage, se levant avec le jour, et animée par le désir d’être utile à sa mère, faisait un gain suffisant pour fournir à leurs besoins, qui se bornaient au simple nécessaire.

On pourrait imaginer que cette jeune personne, dans une position si fâcheuse, trouvait son sort bien malheureux ; c’est qu’on ne connaît pas la délicatesse et la sensibilité de son âme ; elle remplissait un devoir sacré, non comme une tâche pénible, mais comme la source des jouissances les plus pures. Travailler pour sa mère, la distraire et la consoler par les charmes de sa conversation, et par une gaieté soutenue, c’était pour elle le bonheur. Madame Vernange, qui voyait les vertus de sa fille s’épurer au creuset de l’adversité, goûtait de nouvelles douceurs dont elle n’avait pas eu d’idée avant ce temps d’épreuves.

Trois années s’écoulèrent dans cette situation. Clémentine venait d’atteindre dix-sept ans, lorsque sa mère lui fut enlevée, en trois jours, par une fièvre maligne. Elle perdit la connaissance dès les premiers instans de &a maladie, et mourut sans la recouvrer. Ce fut pour elle un bonheur, puisque l’abandon où elle laissait sa fille, eût rempli ses derniers momens de douleurs et d’amertume.

Madame Gélin, propriétaire de la maison, était une femme de soixante-dix ans ; son revenu très borné ne suffisait à ses besoins qu’au moyen de la plus sévère économie. Elle estimait ses locataires ; elle admirait surtout la modestie de la jeune fille ; son assiduité au travail et l’égalité de son humeur. Elle fut pénétrée de la perte qu’elle venait de faire, et s’empressa de venir partager sa douleur, et lui offrir tous les secours que les circonstances exigeaient. La pauvre Clémentine, absorbée par le sentiment de son malheur, paraissait aussi inanimée que le corps qu’elle pressait dans ses bras. Madame Gélin employa la voix puissante de la religion, pour modérer une affliction aussi légitime. L’infortunée, après avoir donné un dernier baiser à sa bonne mère, consentit à suivre madame Gélin, qui l’emmena dans son appartement, et se chargea de faire rendre les derniers devoirs à madame Vernange.

Clémentine n’avait rien à attendre de sa famille. Tous ses parens étaient ou détenus ou en fuite. Madame Gélin, qui avait un cœur excellent, fut vivement touchée de l’abandon où elle se trouvait, et, lorsque sa douleur fut plus tranquille, elle lui parla en ces termes :

« J’ai beaucoup réfléchi sur votre situation, ma chère enfant ; je sais que votre travail peut toujours vous suffire, et vous mettre au-dessus du besoin ; mais votre jeunesse ne vous permet pas de vivre seule ; si la compagnie d’une femme de mon âge, si mes infirmités ne vous rebutent pas, soyez ma compagne et mon amie ; venez occuper un cabinet qui communique à ma chambre ; acceptez ma table, c’est tout ce que je puis vous offrir ; mais vos petits ouvrages fourniront facilement à votre entretien : vous ne devrez rien, puisque la pension que je vous donnerai, sera un dédommagement du temps que je vous ferai perdre, par les soins que la vieillesse exige, et que j’attends de votre amitié. »

Clémentine fut pénétrée de reconnaissance pour des offres si généreuses, et faites avec tant de délicatesse ; elle les accepta avec joie ; et sa protectrice trouva bientôt qu’en suivant l’impulsion de son cœur sensible, elle avait travaillé pour elle-même. Les soins, les complaisances de son aimable compagne, adoucirent ses maux, charmèrent ses ennuis et semèrent de fleurs le déclin de sa vie.

Madame Gélin avait un jugement sain, mais peu d’esprit, et encore moins de connaissances acquises ; une piété sincère avait dirigé toute la conduite de sa vie : sa conversation roulait ordinairement sur les maximes qu’elle avait recueillies dans les livres saints, qui étaient sa seule lecture ; quand elle traitait ces sujets, elle devenait éloquente ; elle attendrissait, et elle persuadait. Clémentine sut se conformer à sa manière d’être ; leurs entretiens étaient de la plus grande simplicité ; la jeune personne se défendait tout ce qui pouvait déceler la supériorité de son esprit, et se mettait sans peine à la portée de son amie. Son âme, pleine de candeur et d’innocence, goûta facilement les charmes de la piété ; la Providence lui ménageait sans doute ce puissant secours pour supporter les épreuves qu’elle lui destinait.

Le receveur des impositions, jeune homme de vingt-huit ans, plein d’esprit et de mérite, eut quelques affaires à traiter avec madame Gélin ; Clémentine travaillait auprès d’elle. Lebel, c’était le nom du receveur, fut frappé de la douceur de sa physionomie ; lorsqu’il eut exposé le motif de sa visite, elle se leva, le salua gracieusement en passant devant lui, et se retira dans son cabinet. Il la suivit des yeux en admirant sa taille légère et la grâce de tous ses mouvemens. Après avoir parlé de l’affaire qui l’amenait, Lebel demanda à madame Gélin si la jeune personne qu’il venait de voir était sa parente ; la vieille dame répondit à cette question par le récit des malheurs de Clémentine : ensuite elle s’étendit sur ses qualités aimables ; la bonté de son cœur, la douceur de son caractère, la fermeté de son âme, sa conduite modeste et réservée reçurent les éloges qu’elles méritaient. Quoique ce panégyrique fût un peu diffus, il fut loin d’ennuyer Lebel, qui prolongea cet entretien autant qu’il put, et se retira pénétré de ce qu’il venait d’entendre, non sans se ménager un prétexte pour revenir bientôt.

Lebel était fils unique d’une veuve qui habitait sa terre à quelques lieues d’A… Elle avait obtenu pour lui la place qu’il occupait dans cette petite ville, afin de ne pas vivre trop loin de lui et d’être à même de le voir fréquemment. Il allait ordinairement passer les jours de repos avec sa mère, qu’il respectait et aimait de tout son cœur. Elle désirait depuis long-temps de le voir marier, mais il n’avait encore trouvé dans aucune femme les qualités qui pouvaient l’attacher. Ce n’était pas de frivoles agrémens qui devaient fixer son cœur : il ne les estimait qu’autant qu’ils étaient joints à une vertu solide, mais douce, aimable et indulgente. Le portrait que lui avait fait madame Gélin, de sa jeune amie, était celui de l’objet idéal qu’il s’était souvent représenté ; il résolut d’examiner par lui-même si l’amitié ne l’avait point flatté. Il retourna fréquemment dans cette maison, observa d’abord Clémentine avec assez de sang-froid ; mais bientôt un sentiment plus tendre, né de l’estime la plus parfaite, le domina avec d’autant plus de force, que c’était la première fois qu’il l’éprouvait. Ce fut en présence de madame Gélin qu’il en fit l’aveu ; il demanda à cette dame la main de sa protégée, s’il était assez heureux pour ne pas lui déplaire. Clémentine, depuis qu’elle le connaissait, cherchait à se défendre de l’inclination qu’elle sentait pour lui ; dénuée de fortune et même d’espérance pour l’avenir, elle ne pouvait se flatter de faire un établissement aussi avantageux. Le désintéressement du jeune homme la surprit et augmenta son estime pour lui ; mais elle combattit son projet par toutes les raisons que sa délicatesse put lui suggérer ; elle lui représenta surtout la difficulté d’obtenir le consentement de sa mère pour une union aussi disproportionnée du côté de la fortune. Lebel l’assura qu’il était sûr de l’obtenir, puisqu’elle ne demandait de lui, dans le choix d’une épouse, qu’une famille honnête, une conduite irréprochable et une réputation sans tache. Vous possédez tous ces avantages, chère Clémentine, ajouta-t-il, et si vous n’avez point d’autres obstacles à m’opposer, dès demain je vole aux genoux de ma mère, et j’en obtiens la seule femme qui puisse assurer mon bonheur. Madame Gélin, transportée de joie, se rangea du parti de l’amant, et Clémentine confuse, mais doucement émue, écouta en silence les arrangemens que faisaient la vieille dame et le jeune homme, dont les expressions vives et les regards passionnés couvraient son front d’une modeste rougeur.

Lebel partit effectivement le lendemain, et deux jours après Clémentine reçut la lettre suivante :

« Combien je vous dois de reconnaissance, mademoiselle ! Grâce à vous, je verrai bientôt rempli le plus cher désir de mon cœur ; vos grâces et vos vertus ont triomphé de l’insensibilité de mon fils ; en vous priant d’agréer sa recherche, je sais que je m’assure une fille digne de toute mon estime, dont les qualités aimables feront le charme du reste de ma vie, et rendront mon fils aussi heureux qu’il mérite de l’être. Je souhaiterais qu’une union si désirée pût se terminer promptement, mais des affaires de famille que j’ai encore à régler, m’obligent de demander à mon fils un délai de quatre mois. Chargez-vous, aimable Clémentine, de modérer son impatience ; que votre digne protectrice lui continue ses bontés et lui permette de vous voir sous ses yeux. Vos doux entretiens abrégeront ce temps d’épreuves, après lequel je m’empresserai de vous présenter moi-même la main du fils le plus tendre et le plus respectueux, qui ne peut manquer d’être le meilleur des époux, etc. »

Une lettre aussi flatteuse satisfit également celle à qui elle s’adressait et sa respectable amie ; Lebel, à son retour, fut reçu de cette dernière comme l’enfant de la maison. Il s’établit entre ces trois personnes une douce intimité, une confiance parfaite, et le jeune homme, content de sa situation présente, attendait avec résignation l’époque fixée par sa mère pour l’accomplissement de ses vœux les plus chers.

Madame Gélin, quoique bornée dans ses moyens, trouvait, par l’ordre qui régnait dans son ménage, et les privations qu’elle savait s’imposer, la faculté d’être utile aux malheureux. Clémentine, depuis qu’elle vivait auprès d’elle, était la dispensatrice de ses libéralités ; on était alors à cette époque désastreuse où une disette factice désolait la France. Des familles entières, consumées de besoins, suppléaient au pain qui leur manquait, par des alimens malsains qui achevaient de détruire leurs forces et leur santé. Des mères, entourées d’enfans en bas âge, avaient le cœur déchiré des plaintes et des gémissemens que la faim leur arrachait. Quel vaste champ pour l’active charité de nos deux amies ! Clémentine, de grand matin, parcourait les environs de la ville, visitait les chaumières les plus misérables, et, chargée de quelques petits pains, qu’il fallait encore cacher soigneusement, distribuait ce soulagement suivant le besoin de chaque famille.

Un jour que son zèle l’avait emportée plus loin qu’à l’ordinaire, elle découvrit une chétive cabane éloignée de toute autre habitation, et dont le seul aspect donnait l’idée de l’excessive misère de ses habitans ; elle frappe doucement, et ne recevant point de réponse, elle ouvre une porte fermée par un simple loquet de bois. Elle entre dans un bouge obscur et infect, et n’y trouvant personne, elle pénètre dans une chambre de derrière, où, sur un banc vermoulu, elle découvre un vieillard vénérable enveloppé d’une mauvaise redingote, et portant sur son visage l’empreinte de la misère et de la maladie, et dans ses yeux le calme de la résignation. Clémentine lui adresse avec attendrissement quelques questions sur son état et sur les moyens de l’adoucir. À peine sa douce voix a-t-elle frappé les oreilles du vieillard, qu’il saisit sa main, la serre dans les siennes et l’arrose de larmes. Clémentine, aussi surprise que touchée, le regarde attentivement, et dans ces traits défigurés par de longues souffrances, reconnaît ceux de son respectable instituteur, du tendre ami de son enfance. Mille sentimens confus vinrent assaillir l’âme sensible de la jeune fille ; la joie, la douleur s’y combattaient ; elle ne put d’abord s’exprimer que par un déluge de pleurs, mais l’abbé Ducosquer la pria de modérer son affliction. Ma fille, lui dit-il, ne songez pas seulement à ce que je souffre, mais à la cause pour laquelle je souffre ; croyez surtout que ce moment de joie, que la Providence m’accorde, me fait oublier des années de peines. Je retrouve mon élève chérie et je la retrouve dans l’exercice des vertus qu’elle annonçait dès ses jeunes années ; béni soit Dieu, qui me réservait cette consolation avant de m’appeler à lui !

L’abbé fit ensuite à Clémentine le récit de toutes les fatigues qu’il avait essuyées et de tous les dangers qu’il avait courus. Toujours errant de bourgade en bourgade, manquant souvent du nécessaire, sans cesse au moment d’être découvert, ce dernier péril l’avait amené dans cette chaumière isolée et presque inconnue, où, privé d’air et d’alimens, il était dévoré d’une fièvre ardente, dont il attendait la fin de ses maux, plutôt que des quatre-vingt-six ans qu’il venait d’atteindre.

Clémentine raconta à son tour tout ce qui lui était arrivé depuis leur séparation, et fit part à son ami de sa situation présente et du mariage qu’elle devait contracter ; puis revenant à l’objet qui l’occupait alors le plus fortement, elle pria le vieillard de lui permettre de mettre madame Gélin dans la confidence du bonheur qu’elle avait eu de le retrouver, afin qu’elles pussent aviser ensemble aux moyens de lui procurer les secours et les remèdes que sa maladie nécessitait. Il y consentit, mais en exigeant de Clémentine la promesse solennelle que cette dame serait la seule à qui elle découvrirait son asile et même son existence.

Madame Gélin était très inquiète du retardement de sa jeune amie. Quand celle-ci lui eut raconté ce qui venait de lui arriver, elle se réjouit avec elle de connaître la retraite de l’abbé Ducosquer et de pouvoir adoucir ses maux ; elle jugea qu’ils n’étaient causés que par l’excès de la misère, et que des alimens sains et un régime fortifiant suffiraient pour le rétablir. Le peu d’argent que la vieille dame avait en réserve, fut destiné à se procurer du vin vieux, du chocolat de santé, et de la volaille pour des bouillons. Clémentine les préparait dans la chambre de madame Gélin, ne voulant pas se confier à la fille qui les servait, et tous les matins elle portait à la chaumière ses petites provisions, et faisait prendre au vieillard ce qu’elle croyait propre à le soulager ; elle passait ordinairement une heure auprès de lui, et ne le quittait qu’après avoir recommandé à la vieille Brigitte, qui habitait cette cabane, tous les soins qu’elle jugeait nécessaires à son cher malade. Bientôt elle eut la satisfaction de le voir reprendre des forces ; il recouvra le sommeil et l’appétit, et sa santé se rétablit entièrement.

Combien alors Clémentine se trouvait heureuse ! Ses matinées étaient consacrées à la reconnaissance et à l’humanité ; les après-midi elle jouissait de la vue et de la conversation de l’ami de son cœur, qu’elle trouvait chaque jour plus digne de son attachement ; le soir, retirée dans son cabinet, elle repassait avec une douce joie toutes ses actions de la journée, et n’y trouvait aucun sujet de remords ou de repentir. Souvent elle prolongeait son travail bien avant dans la nuit. S’apercevant que les moyens de madame Gélin ne pourraient long-temps suffire aux engagemens que sa bienfaisance lui faisait prendre, elle se proposa d’y suppléer par le produit de ses ouvrages, et ce motif lui donna une nouvelle activité.

Tandis que l’innocente Clémentine goûtait ces jouissances pures, que la vertu seule peut donner, la méchanceté travaillait sourdement à détruire son bonheur. Le bruit de son prochain mariage s’étant répandu, des mères, qui avaient désiré cette alliance pour leurs filles ; des jeunes personnes, à qui Lebel paraissait un parti avantageux, éprouvèrent un secret dépit de la préférence qu’obtenait une fille sans bien, qui vivait des bienfaits de sa protectrice. Tant qu’on l’avait vue pauvre et délaissée, comme elle n’excitait point l’envie, on rendait justice à sa conduite. On la citait même comme un modèle de réserve et de modestie ; mais lorsque le sort heureux qui se préparait pour elle, l’eut rendue l’objet d’une basse jalousie, on lui chercha des torts, et la malignité empoisonna ses démarches les plus innocentes. Ses fréquentes sorties à une heure où l’on supposait que sa protectrice était encore endormie, furent attribuées à des motifs criminels, ainsi que le mystère dont elle les enveloppait. Ces bruits circulèrent dans toutes les sociétés ; des femmes, ennuyées de leur oisive existence, répétèrent ces propos malins et les commentèrent pour le seul plaisir de parler ; enfin il demeura constant dans toute la ville, que Clémentine avait quelque intrigue secrète et ne méritait plus l’estime publique ; on s’appitoyait sur le sort du pauvre Lebel, si indignement trompé par une fille artificieuse, et l’on désirait charitablement qu’il pût être éclairé sur la folie qu’il allait faire.

Ces horribles calomnies n’étaient ignorées que des personnes qu’elles intéressaient. Madame Gélin et Clémentine vivaient dans une retraite absolue, et Lebel, qui passait avec elles tous ses momens de loisirs, ignorait tous les propos qui se tenaient. Il n’en fut pas ainsi de sa mère, on eut grand soin de l’en instruire ; avec un génie très borné, elle était crédule, facile à prévenir, et d’une extrême obstination. Elle reçut les fâcheuses impressions qu’on voulut lui donner sur la conduite de sa future belle-fille, et n’écoutant que sa colère, elle manda sur-le-champ son fils, et lui déclara qu’il fallait renoncer à Clémentine, ou encourir sa malédiction. Que devint le malheureux Lebel, à ces terribles paroles ! La surprise et la douleur suspendirent toutes les facultés de son âme ; il ne reprit ses sens que pour demander à sa mère les raisons d’un si cruel changement. La réputation de votre maitresse est perdue, lui dit-elle froidement : j’aimerais mieux mourir que de la voir votre épouse. On peut juger avec quelle ardeur le jeune homme plaida la cause de celle qu’il aimait ; il répondit sur sa tête de son innocence ; proposa d’aller à la source de ces bruits injurieux et d’en démontrer la fausseté ; mais sa mère lui répéta avec la plus grande force qu’elle le renoncerait pour son fils, s’il ne rompait sans retour avec Clémentine ; et que s’il ne se soumettait pas à sa volonté, il serait cause de sa mort. Quelle alternative pour un si bon fils et un si tendre amant ! Il voyait l’impossibilité de ramener sa mère ; il était assuré que mademoiselle Vernange lui refuserait sa main dès qu’elle saurait que madame Lebel s’opposait à leur union. Après avoir tout tenté inutilement pour fléchir cette dernière, le désespoir s’empara de lui ; il prit la poste et alla joindre la troupe qui se rassemblait sous les ordres du général Moreau, pour défendre nos frontières ; il y obtint du service et un poste honorable, et consacra à son pays une vie qui ne lui promettait plus aucune douceur.

Madame Lebel n’apprit le départ de son fils que par une lettre qui fut trouvée sur son secrétaire, et dont voici le contenu :

« Je vous quitte, ma mère, pour vous conserver l’obéissance que je vous dois. Vous préférez, dites-vous, la mort à mon union avec celle que j’aime ; moi je la préfère à la nécessité de manquer à des engagemens aussi chers que sacrés. Je vais la chercher au milieu des ennemis de ma patrie ; j’ai le pressentiment qu’elle ne tardera pas à me délivrer du malheur de vivre dans votre disgrâce, ou de manquer de foi à celle que j’estime autant que je l’aime. Pardonnez-moi le chagrin que je vais vous causer, et songez avec bonté au plus soumis des fils. »

Quelque entêtée que fut madame Lebel dans ses résolutions, elle fut désespérée du parti violent qu’avait pris son fils ; elle dépêcha des gens par diverses routes pour lui ordonner de sa part de revenir près d’elle ; mais comme il avait pris des chemins détournés, il ne fut point arrêté dans sa marche, et arriva sans obstacle à sa destination.

Que ce passait-il à A… pendant ce temps ! Madame Gélin et Clémentine attendaient Lebel à chaque instant, et s’en entretenaient avec le plus vif intérêt. On apporte une lettre dont l’écriture est bien connue ; elle était à l’adresse de madame Gélin pour remettre à mademoiselle Vernange. Celle-ci l’ouvre avec empressement et en commence tout haut la lecture. La voici :

Chère et innocente Clémentine,

« On vous a calomniée près de ma mère ; elle a pris contre vous des impressions que rien ne peut détruire. Elle m’a menacé de sa malédiction si je ne renonçais à vous ; elle m’a juré que sa mort suivrait ma désobéissance. Placé entre l’alternative d’être un fils ingrat et rebelle, ou de sacrifier tout le bonheur de ma vie, et d’abandonner celle que j’aime plus que moi-même ; persuadé d’ailleurs que quand je voudrais être votre époux, contre la volonté de ma mère, votre vertu ne vous permettrait pas d’y consentir, j’ai pris le seul parti qui pouvait convenir à mon désespoir. Je vais joindre l’armée ; sans attenter sur une vie qui m’est odieuse, mais dont je n’ai pas le droit de disposer, j’espère trouver la fin de mes peines en remplissant le devoir d’un citoyen. Votre image adorée me suivra partout ; mon estime et mon respect pour vous n’ont pas souffert la moindre altération, et mon seul espoir est de vous retrouver dans un monde meilleur. Adieu, chère Clémentine, adieu sa bonne et respectable amie ; recevez mes vœux pour votre bonheur, et songez quelquefois au malheureux Lebel. »

La voix de mademoiselle de Vernange s’était altérée par degrés en lisant cette fatale lettre ; elle eut cependant le courage de l’achever, malgré l’impression cruelle qu’elle en recevait. Elle et son amie se trouvèrent dans une confusion d’idées qui leur paraissait l’effet d’un songe pénible, et leur ôtait la faculté de parler ; Clémentine sortit la première de cet état de stupeur. De grâce, dit elle à madame Gélin, ne vous laissez point abattre par l’événement qui m’arrive ; certaine de ne l’avoir pas mérité, j’espère que le ciel me donnera la force de le supporter. J’ignore ce qui a pu détruire ma réputation, mais je ne me reproche aucune de mes actions, ni même de mes pensées ; j’approuve la conduite de Lebel ; en s’éloignant il s’épargne de cruels combats entre le devoir et l’inclination ; je suis heureuse de pouvoir toujours l’estimer et conserver son souvenir ; mais je réglerai mes sentimens, et j’espère retrouver bientôt la tranquillité de mon âme. Madame Gélin admirait le courage de sa jeune amie ; son âge et son caractère la rendaient incapable de le partager ; mais elle eut la prudence de cacher sa faiblesse, et de ne gémir qu’en secret sur les infortunes de celle qu’elle chérissait comme sa fille.

L’abbé Ducosquer, instruit de ce qui venait d’arriver, fut profondément touché des malheurs de son élève ; c’était à lui qu’elle ouvrait son cœur sans réserve ; c’était devant lui qu’elle laissait couler ses larmes sans contrainte ; mais les discours du vieillard, pleins de sagesse et de piété, ranimaient ses forces abattues, et ramenaient le calme dans son cœur agité. La méchanceté qui avait détruit toutes ses espérances de bonheur, avait encore eu d’autres suites. Avant cette époque, plusieurs jeunes personnes lui apportaient elles-mêmes de l’ouvrage, et les charmes de sa conversation les retenaient long-temps auprès d’elle ; ce fut désormais des femmes de chambre qui lui furent envoyées ; lorsqu’on la rencontrait, on évitait de la regarder, pour ne pas répondre à son salut ; elle supportait toutes ces humiliations avec une douceur angélique, et s’en consolait par le témoignage d’une conscience pure et d’un cœur innocent.

Enfin arriva le moment où la France devait respirer sous un gouvernement plus doux. Les prisons furent ouvertes ; les ecclésiastiques eurent la liberté de reparaître, et commencèrent à reprendre leurs fonctions. L’abbé Ducosquer quitta la cabane hospitalière de la pauvre Brigitte, et vint occuper un petit logement à A… Toutes ses anciennes connaissances s’empressèrent de l’aller voir ; on voulait savoir tout ce qui lui était arrivé ; il en faisait le détail à ses amis, et lorsqu’il en était venu à sa rencontre avec mademoiselle Vernange, sa reconnaissance s’exprimait avec feu ; il peignait, avec les couleurs les plus vives, tout ce qu’il devait à ses soins, et aux bienfaits de madame Gélin. Quelle fut sa surprise, lorsqu’il apprit que cette conduite généreuse était la source des calomnies dont mademoiselle Vernange était la victime ! avec quelle ardeur s’empressa-t-il de la justifier, et de faire renaître dans tous les cœurs les sentimens d’estime et d’admiration dont elle était si digne ! La vérité, qu’il montra dans tout son jour, ramena tous les esprits, qui passèrent de leur injuste prévention à l’enthousiasme pour des vertus si long temps méconnues. La modeste Clémentine vit triompher son innocence avec la même modération qu’elle avait montrée dans son malheur ; mais madame Gélin vit avec grand plaisir la confusion des ennemies de sa chère fille, et jouit du mépris qu’inspirait leur malignité. Elle conçut aussi l’idée que l’union projetée pourrait se renouer ; elle s’en occupait secrètement, lorsqu’elle reçut de madame Lebel la lettre suivante.

Madame,

« Votre aimable protégée pourrait-elle refuser à une mère infortunée le pardon qu’elle lui demande J’ai été trop tard détrompée, et mes regrets ne peuvent réparer les maux que j’ai causés. J’ai séparé deux cœurs dignes l’un de l’autre : j’ai réduit mon malheureux fils au désespoir ; il a trouvé à la bataille de… la mort qu’il désirait ; je viens d’apprendre cette funeste nouvelle qui m’a déchiré le cœur. Je suis l’assassin de mon unique enfant, et cette pensée empoisonnera le reste de mes tristes jours. Le testament de mon fils, qui m’a été envoyé, porte un legs de quarante mille francs en faveur de mademoiselle Vernange ; mon cœur le lui confirme, et en daignant l’accepter elle me procurera la seule consolation que je sois capable de goûter. »

Madame Gélin fut consternée à la lecture de cette lettre ; elle la communiqua d’abord à l’abbé Ducosquer, et tous deux n’annoncèrent à Clémentine la mort de son amant qu’avec les plus grandes précautions. Ce coup fut terrible pour elle ; mais sa résignation n’en fut point ébranlée ; elle se prêta aux consolations de ses amis, et reçut leurs soins avec reconnaissance, quoiqu’elle eût préféré se livrer, dans la solitude, à sa douleur et à ses justes regrets. Madame Gélin répondit à madame Lebel, et accepta, au nom de mademoiselle Vernange, le don de l’infortuné Lebel, en assurant sa mère que sa jeune amie ne conservait contre elle aucun ressentiment, et qu’elle avait pour elle le respect et l’affection d’une fille.

Le temps modéra l’affliction de Clémentine, et ne lui laissa de son amant qu’un souvenir tendre et mêlé de quelque douceur. Sa petite fortune fut placée sûrement par les soins de ses amis ; elle jouit alors d’un sort indépendant, et de la faculté de suivre ses inclinations bienfaisantes ; la considération publique l’environnait, l’amitié remplissait son cœur ; et, n’étant plus forcée à un travail assidu, elle avait la faculté de se livrer de nouveau à l’étude, pour laquelle elle avait toujours le même goût, et d’exercer son esprit et son imagination.

L’abbé Ducosquer eut à cette époque la satisfaction de revoir un neveu qui lui était très cher, et que les circonstances l’avaient fait perdre de vue depuis six ans. M. Désessards arrivait de l’armée, où il s’était signalé en plusieurs occasions ; c’était un homme de quarante ans, d’une physionomie noble et spirituelle ; sa taille était fort belle, et les qualités de son âme répondaient à ces avantages extérieurs. Privé de bonne heure de ses parens, son oncle avait formé sa jeunesse ; les vertus qu’il possédait étaient fondées sur des principes solides ; aussi avaient-elles résisté aux orages de la révolution. Dans ce choc d’opinions contraires, il avait su se concilier l’estime de tous les partis, par une conduite constamment honnête et respectable.

L’abbé fut très empressé de présenter son neveu à madame Gélin et à mademoiselle Vernange ; ce que le dernier avait appris de cette jeune personne, l’avait pénétré d’admiration ; sa vue fortifia cette impression ; le voile de modestie dont elle couvrait tant de rares qualités ajoutait à leur charme, et Désessards demeura convaincu qu’elle était la seule femme qu’il pût désirer pour la compagne de sa vie. Bien des obstacles semblaient s’opposer à ses vœux ; le souvenir récent d’un homme qu’elle avait aimé ne permettrait pas sitôt à Clémentine d’écouter d’autres propositions ; elle n’avait que dix-huit ans, et une si grande différence d’âge pourrait l’effrayer ; enfin Désessards se trouvait si éloigné de la mériter, qu’il n’osait se livrer à l’espérance de lui plaire. Cependant il fut encouragé par son oncle, qui désirait vivement cette union. L’abbé passait toutes ses heures de loisir chez madame Gélin. Son neveu vivant avec lui, il était naturel qu’il l’accompagnât ; il fut bientôt goûté de la vieille dame, qui ne trouvait jamais ses visites trop fréquentes. Il faisait avec complaisance sa partie de piquet, et lorsqu’elle était fatiguée du jeu, il s’établissait près du métier de Clémentine, et lui lisait nos meilleurs poètes avec tout le goût possible et cet accent enchanteur qui pénètre jusqu’à l’âme. Quelquefois il accompagnait de sa flûte la douce voix de mademoiselle Vernange ; il dessinait tous ses ouvrages, et ses soins empressés suppléaient au silence qu’il s’imposait. Il s’était écoulé plus d’un an depuis la mort du malheureux Lebel ; l’abbé pressait en vain son neveu de s’expliquer ; le respect et une timidité que le véritable amour inspire, suspendaient l’aveu de ses sentimens ; un motif bien délicat le retenait encore : il craignait que sa fortune, qui était considérable, ne parût à Clémentine le fondement de ses espérances. L’âme noble de cette jeune personne lui étant parfaitement connue, il ne voulait pas qu’elle le soupçonnât d’attacher trop de prix à des biens qui n’en ont que par l’usage qu’on en fait.

Pour terminer toutes ses indécisions, l’abbé résolut, de concert avec madame Gélin, d’agir auprès de mademoiselle Vernange, de lui découvrir les sentimens de son neveu et de pénétrer les siens. Il n’était pas difficile de lire dans cette âme ingénue : sa réponse à ses amis fut aussi simple que franche. La recherche de M. Désessards, leur dit-elle, m’honore et ne me déplait pas ; j’ai pour lui la plus parfaite estime, de l’amitié et de la reconnaissance ; je ne crois pas mon cœur susceptible de sentimens plus vifs ; s’il veut se contenter de ceux que je viens de vous exprimer ; je consens à devenir son épouse, et j’espère en remplir tous les devoirs.

Cette réponse, qui fut fidèlement rendue à Désessards, combla tous ses vœux ; quinze jours après, le mariage fut célébré sans aucune pompe, suivant le désir de Clémentine. Les nouveaux époux partirent pour une terre superbe que Désessards possédait à quatre lieues d’A… Madame Gélin céda à leurs instances et alla habiter un joli appartement dans leur château ; elle reçut jusqu’à sa mort les soins de celle qu’elle avait recueillie dans son malheur. L’abbé Ducosquer s’était aussi fixé chez son neveu ; il vécut encore dix ans, et conserva un jugement sain et une douce gaieté jusqu’à la fin de sa vie.

Jamais ménage ne fut plus heureux que celui de M. et madame Désessards ; ils firent le charme des sociétés, le bonheur de tout ce qui les environnait, et se virent renaître dans des enfans dont la conduite et les vertus furent le complément de leur félicité.