Contes d’une mère à sa fille/La Mère bien remplacée

À la librairie d’Éducation de Pre Blanchard (p. 118-148).


CONTE III.

LA
MÈRE BIEN REMPLACÉE.




La mort de madame de Saint-Alme venait de rompre l’union la mieux assortie ; son époux, inconsolable, s’était promis de ne jamais former d’autres liens, et de vivre uniquement pour les enfans qu’elle lui avait laissés. Octavie, sa fille aînée, âgée de treize ans, était bonne et sensible ; mais étourdie, légère et dissipée. Sa mère voyait ses défauts, et aurait bien voulu les corriger ; mais elle était sur cet article perpétuellement contrariée par sa belle-mère, qui vivait avec ses


La mère bien remplacée. Voilà les enfants soumis du plus indulgent des pères. Dans un sousbois, le père attablé à une table de jardin. Une jeune femme fait avancer deux jeunes enfants vers lui.
La mère bien remplacée. Voilà les enfants soumis du plus indulgent des pères. Dans un sousbois, le père attablé à une table de jardin. Une jeune femme fait avancer deux jeunes enfants vers lui.


enfans, et qui avait pour sa petite-fille une tendresse aveugle et une extrême faiblesse. Elle était âgée et infirme, et la jeune madame de Saint-Alme craignait de la fâcher, et d’augmenter ses maux en résistant à ses volontés. Elle n’avait jamais voulu consentir que sa chère Octavie fût mise en pension ; elle assurait qu’elle mourrait de chagrin si on la privait de cette enfant, et avait exigé que des maitres du dehors vinssent lui donner des leçons.

Après la perte de sa femme, M. de Saint-Alme avait renouvelé ses instances pour obtenir de sa mère que sa fille entrât chez madame C…, dont la pension était bien dirigée, et qui formait des élèves distinguées ; mais la douleur de sa mère, ses reproches et ses emportemens l’obligèrent de renoncer à ce projet ; il voyait avec peine l’éducation de sa fille absolument manquée. Elle prenait ses leçons dans la chambre de sa grand’mère ; mais elle n’y donnait aucune attention, et ne désirait que d’en voir la fin, pour se livrer aux amusemens les plus frivoles. Lorsque madame de Saint-Alme l’engageait à étudier, un mal de tête de commande venait à son secours ; elle avait besoin de prendre l’air, et sa crédule grand’mère l’envoyait au jardin, et n’exigeait plus d’elle aucune application. Son frère Jules, enfant de six ans, et sa petite sœur Hermine, qui n’en avait que trois, étaient négligés et abandonnés aux soins des domestiques. Octavie avait bien d’autre chose à faire que de s’en occuper. L’été, les parties de volant avec de petites compagnes, les courses dans de petits charriots ; l’hiver, les boules de neige et les glissades sur la glace du bassin remplissaient tous ses momens. M. de Saint-Alme occupait une place importante dans une administration. Après une journée, remplie par un travail pénible et fastidieux, il rentrait chez lui à six heures pour dîner. Sa mère, que ses infirmités retenaient dans son appartement, ne paraissait point au salon ; il n’avait d’autre compagnie que celle de ses enfans ; les deux petits arrivaient, le visage et les mains sales, les cheveux en désordre, et les vêtemens tachés ou déchirés ; Octavie, presque aussi négligée, prenait sa place près de son père, après lui avoir fait de tendres caresses, auxquelles il était fort sensible, et qui le distrayaient un moment de ses douloureuses pensées. M. de Saint-Alme cherchait, par des discours sensés, mais pleins de douceur, à tourner l’esprit de sa fille vers des objets utiles ; il lui demandait compte de ses études, lui donnait des leçons de morale qu’il rendait plus frappantes par des exemples tirés de l’histoire ; mais l’ennui que tout entretien raisonnable causait à Octavie, se peignait sur sa figure ; et son père, rebuté du peu de succès de ses efforts, prenait un livre, ou se retirait dans son cabinet.

Il éprouvait encore un autre chagrin ; il s’apercevait que le plus grand désordre régnait dans sa maison. Une femme, chargée de veiller à l’entretien du linge et des habits, s’acquittait très mal de son emploi depuis qu’elle n’était plus surveillée par une maîtresse attentive ; la dépense de la table était presque doublée, sans qu’elle fût mieux servie, parce qu’il se faisait un gaspillage de toutes les provisions. M. de Saint-Alme, accoutumé aux attentions délicates, aux soins empressés d’une femme qui l’adorait, ne pouvait se faire à la négligence de ses gens ; il ne trouvait jamais sous sa main les choses dont il avait besoin ; il était contrarié du matin au soir. Quoique toutes ces considérations lui fissent sentir plus vivement la perte de son épouse et augmentassent ses regrets, elles lui firent aussi naître l’idée de la remplacer, et de mettre à la tête de sa maison une femme intéressée à sa prospérité. Son cœur se révolta d’abord contre ce projet ; mais, l’ayant mûri par de sérieuses réflexions, il prit un parti décisif, se promettant bien de ne consulter dans son choix que la raison, sa tendresse pour ses enfans, et leur véritable intéret. Son année de deuil était écoulée ; mais le tendre souvenir qu’il conservait de madame de Saint-Alme retardait, de jour en jour, l’accomplissement du dessein qu’il avait formé. Enfin, il se décida à en faire part à sa fille, afin de la disposer aux sentimens de respect et d’attachement qu’il voulait exiger d’elle pour sa future belle-mère. Il la fit appeler dans son cabinet ; et, l’ayant prise sur ses genoux, il lui annonça sa résolution, entra avec bonté dans le détail des raisons qui motivaient sa conduite, pour lui en faire sentir la nécessité, et termina en lui disant : Tu vois, chère Octavie, qu’il me faut une compagne qui prévienne mes besoins ; qui, par la douceur de son entretien et les ressources d’un esprit cultivé, me délasse des fatigues de mon état ; qui soigne mes enfans, surveille leurs études, et leur tienne lieu de la mère qu’ils ont perdue. Octavie avait écouté son père sans l’interrompre ; la surprise et le saisissement qu’elle éprouvait lui ôtaient l’usage de la parole ; il se fit tout à coup une grande révolution dans son esprit et dans toutes ses idées ; et, formant sur-le-champ une ferme résolution, elle se laissa glisser aux pieds de M. de Saint-Alme, et elle embrassa ses genoux en fondant en larmes. Étonné d’une si profonde douleur, il la pria de se calmer et de lui apprendre la cause de l’état où il la voyait. Elle reprit un peu de courage, et lui dit d’une voix tremblante : Je sais, mon cher papa, que vous êtes le maître de vos actions, et que je ne dois qu’à votre extrême bonté pour votre Octavie, la faveur que vous me faites en me prévenant de vos desseins ; j’ose cependant en solliciter une plus grande, et qui excitera ma plus vive reconnaissance : c’est, au nom de mon excellente mère, de l’épouse que vous avez tant chérie, que je vous supplie d’accorder encore une année à son souvenir et à nos regrets ; ce temps écoulé, vos volontés s’accompliront sans qu’il m’échappe un soupir ; je serai une fille soumise et respectueuse pour celle que vous aurez jugée digne de remplacer ma mère, et je me souviendrai toute ma vie de la condescendance que vous m’aurez montrée. Ce petit discours entrecoupé de sanglots, les pleurs dont Octavie arrosait les mains de son père, en les couvrant de baisers, tout cela lui causa un tel attendrissement, que quelques larmes s’échappèrent de ses paupières, et se mêlèrent à celles de sa fille. Il la releva, et la serrant dans ses bras : Chère enfant, lui dit-il, je cède à tes prières ; ce ne sera pas en vain que tu auras invoqué le nom de ta mère ; je consens à souffrir encore, pendant un an, tous les inconvéniens qui naissent de mon veuvage, et à te laisser le temps de t’accoutumer à l’idée d’une belle-mère. Comme ce ne sera pas la passion qui me guidera dans mon choix, sois sûre qu’il ne te rendra pas malheureuse.

Octavie remercia son père avec les expressions les plus touchantes ; et, ayant reçu l’ordre de se retirer, elle s’enferma dans sa chambre, où elle se livra, pour la première fois de sa vie, à des réflexions sérieuses et suivies. Elle commença par se rappeler la conduite de sa mère ; l’utile emploi qu’elle faisait de son temps ; l’ordre qui régnait chez elle ; ses soins pour ses enfans ; son aménité avec son époux, dont elle consultait tous les goûts et prévenait tous les désirs ; enfin les charmes de sa conversation, aussi sensée qu’agréable, qui faisaient écouler si promptement les heures de la soirée. Voilà mon modèle, pensa-t-elle ensuite ; dès ce moment toute mon étude sera de l’imiter. Ce fut d’après ces idées qu’elle forma son plan de réforme ; elle fit par écrit une distribution des heures de la journée, qu’elle trouvait bien courte pour tout ce qu’elle voulait entreprendre. Elle s’endormit, l’esprit rempli de son projet, et vit en songe madame de Saint Alme qui lui tendait les bras, et avec un doux sourire la félicitait de l’heureux changement qui s’était fait en elle : elle se réveilla, le cœur plein de joie et animée d’un nouveau courage ; et, se mettant à genoux devant le portrait de sa mère, elle lui promit d’être constante dans ses résolutions.

Octavie se levait ordinairement à neuf heures ; ce jour-là elle fut debout à six, et se promit d’être tous les matins aussi diligente. Après avoir fait sa prière, elle passa deux heures à étudier ses leçons de géographie, d’histoire et de calcul. À huit heures elle entra dans la chambre de son frère et de sa sœur, qu’elle trouva encore au lit ; elle les fit lever, et présida elle-même à tous les soins que la propreté exige. Mais lorsqu’elle voulut leur donner du linge blanc, elle ne trouva dans l’armoire qui renfermait leurs vêtemens, que des chemises déchirées, des bas percés, etc. Les habits de Jules étaient tachés de graisse, et les petites robes d’Hermine étaient en pièces. Il était difficile de remédier à ce désordre. Madame Millet, chargée de tous ces détails, était la favorite de madame de Saint-Alme, à qui elle donnait tous les soins qu’exigeait sa position ; il n’y avait pas moyen de se plaindre de sa négligence ; et, pour se mettre à sa place, il fallait l’obtenir d’elle-même. Voici comment s’y prit Octavie ; elle l’alla trouver, et voici l’entretien qu’elles eurent ensemble :

OCTAVIE.

Je viens, ma chère madame Millet, d’habiller mon frère et ma sœur pour vous en éviter la peine ; en vérité vous avez beaucoup plus d’ouvrage que vous n’en pouvez faire, et je serais charmée de vous débarrasser d’une partie de vos occupations. Vous êtes si utile à ma bonne maman, et vous lui êtes si chère, que je voudrais que vous pussiez rester toujours auprès d’elle ; voulez-vous me charger du soin du linge de la maison et de celui des vêtemens ? je tâcherai de m’en bien acquitter, et vous pourrez jouir d’un peu de repos.


Mme MILLET.

Vous n’y pensez pas, mademoiselle ; savez-vous que ce détail est immense et prendrait tout votre temps ? Il ne nous en resterait plus pour ces parties de jeux que vous aimez tant. J’ai sans doute ici beaucoup de fatigue et d’embarras, mais je suis si attachée à madame de Saint Alme, que je supporte tout pour l’amour d’elle. Je ne puis pas compter sur un enfant pour partager mon travail ; ainsi les choses iront tant qu’elles pourront, et au bout du fossé la culbute.


OCTAVIE.

Je conviens que jusqu’ici je n’ai été qu’un enfant ; mais je vais avoir quatorze ans, et j’ai résolu de renoncer à tous les enfantillages qui remplissaient mon temps. D’un ton caressant. Essayer, ma bonne madame Millet, et que ce soit entre vous et moi ; si je fais bien, vous en aurez l’honneur ; si je fais mal, vous serez la maîtresse de me retirer votre confiance.

Octavie accompagna cette prière de manières si engageantes, que madame Millet se rendit à ses désirs, et lui remit les clefs qui concernaient son nouvel emploi.

Madame de Saint-Alme déjeûnait à dix heures ; Octavie faisait ce repas avec elle : ce jour-là elle se présenta avec une physionomie animée, et un visage si riant, que la vieille dame s’en aperçut. Qu’a donc mon Octavie ? dit elle, après l’avoir tendrement embrassée. Sans doute elle a arrangé quelque partie de plaisir bien agréable, et je vois qu’il faudra donner des cachets à ses maîtres et les remettre à demain. — Non, non, chère maman, j’ai une prière toute contraire à vous faire ; veuillez les engager à redoubler de soins pour mon instruction, et les assurer que désormais ils seront satisfaits de mon application. Charmante petite ! s’écria madame de Saint-Alme, en la serrant dans ses bras ; n’avais-je pas raison de dire qu’il ne faut point tourmenter les enfans, et que ceux que l’on gêne le moins sont souvent les meilleurs sujets ? mais qui t’a donc fait prendre une résolution si subite ? — Maman, c’est l’âge, sans doute, j’ai songé que dans un an je serai regardée comme une grande demoiselle, et qu’il est temps que je renonce aux amusemens de l’enfance.

Les maîtres arrivèrent successivement ; madame de Saint-Alme leur fit part des dispositions de sa petite-fille ; ils en furent charmés, et redoublèrent de zèle, en songeant que leurs soins ne seraient pas perdus. Octavie fut toute attention, et comprit parfaitement ce que ses distractions l’avaient jusqu’alors empêché d’entendre.

Rentrée dans sa chambre, elle fit appeler Suzon ; c’était une jeune fille de seize à dix-sept ans, qui aidait les domestiques et faisait les commissions ; souvent Octavie l’avait détournée de ses devoirs pour jouer à la course avec elle, ou se faire traîner dans son petit carrosse. Elle était douce et timide, et aimait beaucoup sa jeune maîtresse. Suzon, lui dit-elle lorsqu’elle parut, je t’annonce que je suis devenue raisonnable ; comme tu as partagé mes jeux, je veux que tu partages aussi mes occupations ; tu passeras tous les jours deux heures avec moi, et nous réparerons ensemble tout le linge ; si je suis contente de ton travail, je te donnerai six francs par mois ; c’est la moitié de mes menus plaisirs, et je n’en peux pas faire un meilleur usage. La proposition fut acceptée avec reconnaissance, et l’on décida de commencer dès le lendemain. Octavie passa le reste du temps, jusqu’à l’arrivée de son père, avec Jules et Hermine. Elle donna au premier une leçon d’écriture, et lui fit lire deux pages ; Hermine, occupée d’un livre d’estampes, ne dérangea point son frère, et s’amusa sans faire le moindre bruit.

Ces détails pourront paraitre minutieux à mes jeunes lectrices, mais mon but est de leur prouver que rien n’est impossible avec du courage et une volonté ferme ; qu’aucun obstacle ne les arrête lorsqu’elles voudront opérer le bien : Page:Beaulieu - Contes d une mere a sa fille.djvu/147 Page:Beaulieu - Contes d une mere a sa fille.djvu/148 Page:Beaulieu - Contes d une mere a sa fille.djvu/149 Page:Beaulieu - Contes d une mere a sa fille.djvu/150 Page:Beaulieu - Contes d une mere a sa fille.djvu/151 Page:Beaulieu - Contes d une mere a sa fille.djvu/152 Page:Beaulieu - Contes d une mere a sa fille.djvu/153 Page:Beaulieu - Contes d une mere a sa fille.djvu/154 Page:Beaulieu - Contes d une mere a sa fille.djvu/155 M. de Saint-Alme était très sensible aux marques d’afîection qu’il recevait de sa famille, mais l’objet de cette petite fête ne se présentait pan à son esprit. Lorsqu’on eut fini de manger, les trois enfans se levèrent, et, se jetant à ses pieds : Voici, dit Octavie, les enfans soumis et obéissans du plus indulgent des pères. L’an de grâce est écoulé, votre volonté doit s’accomplir ; nommez-nous, cher papa, nommez-nous celle que nous devons chérir et respecter, puisqu’elle doit faire votre bonheur.

M. de Saint-Alme, dans le saisissement de sa joie, fut quelques momens sans pouvoir répondre ; de douces larmes coulaient sur ses joues ; enfin, pressant sur son sein sa chère Octavie : Mon bonheur est ton ouvrage, s’écria-t-il ; je trouve en toi une compagne, une amie ; c’est tout ce qu’il faut à mon cœur : mes plus jeunes enfans ont retrouvé une mère, rien ne manque plus à ma félicité. La scène qui suivit ne pourrait se peindre avec tous ses charmes ; une joie pure inondait l’âme d’Octavie ; la gaieté bruyante des enfans, les caresses dont ils accablaient tour à tour leur père et leur sœur, qu’ils nommaient leur petite maman, causaient un aimable tumulte qui faisait diversion aux sensations trop vives qu’éprouvaient le père et la fille. On reprit enfin le chemin de la maison, et cette journée fut terminée par les plus doux épanchemens de la tendresse et de la confiance.

Octavie continua de remplir, avec le même zèle, les devoirs qu’elle s’était imposés ; cinq ans après elle fut mariée avantageusement, et n’eut rien à changer dans sa conduite pour être une bonne épouse, une excellente mère, une maîtresse de maison attentive et éclairée. Son époux lui dut son bonheur et ses vertus ; elle sut lui rendre son intérieur si agréable, qu’il ne chercha point hors de chez lui des amusemens souvent dangereux ; elle fut l’exemple des femmes comme elle avait été le modèle des filles vertueuses.