Contes d’un buveur de bière/Culotte-Verte, le Vainqueur du Lumçon

Librairie internationale (p. 57-83).

Culotte-Verte,

le Vainqueur du Lumçon




i



u temps jadis, il y avait, à Condé-sur-l’Escaut, un garçonnet de quatorze à quinze ans, lequel était bien le plus fieffé polisson qui de ses pieds déchaux eût jamais usé les pavés de la ville. Il habitait la rue Neuve : or, chacun sait que la rue Neuve eſt la rue la plus pauvre de Condé, & celle par conséquent où l’on voit le plus de bringands, comme on dit chez nous.

Sa mère était marchande de tablettes de mélasse ; son frère aîné, apprenti cordier : lui, n’était rien du tout, eſtimant le travail chose ennuyeuse & indigne d’un personnage de sa qualité.

Son parrain lui avait donné nom Gilles, mais d’habitude les gens de Condé l’appelaient Culotte-Verte, parce qu’il allait presque toujours vêtu d’une chemise & d’un vieux pantalon de velours vert, attaché par une simple ficelle. Pour lui, il s’était baptisé de son chef l’Homme-sans-peur, car il ne craignait ni vent, ni orage, ni Dieu, ni diable, ni valets de ville.

Fort comme un taureau & hardi comme un coq, il méprisait les gens faibles & timides, particulièrement les femmes. Les femmes lui semblaient une espèce inférieure aux hommes : « Je ne me marierai, disait-il souvent, que le jour où j’aurai eu peur ; » ce qui, dans sa pensée, revenait à dire : « Je ne me marierai jamais. »

En attendant, il passait sa vie à faire enrager son prochain. C’était toujours lui qui, à la ducasse, bousculait les tourniquets des marchands de pain d’épice ; c’était lui qui, à la Saint-Nicolas, vous cassait les oreilles à corner le sabbat ; lui qui, à la messe de minuit, cousait entre eux les messieurs & les dames dont les chaises étaient trop rapprochées ; c’était encore lui qui, aux Saints-Innocents, allait, le soir, dans les maisons, à la tête d’une troupe de blancs pèlerins, dérober les jambons & les tartes ; c’était lui enfin qui, aux Rois, jetait des tessons de pots & de bouteilles dans les volets des gens qui criaient : Roi boit !

À la Saint-Jean, c’était Culotte-Verte qui, avec ses vauriens, frappait à grands coups de bâtons, sur le seuil des portes, en chantant la vieille chanson :

Un petC’eſt la quête au bois !
Un petJolie dame, donnez-moi
Un petUn petit morceau de bois
Un petPour allumer mon feu là-bas.
Un petSaint Jean eſt chu dans le puits,
Un petSaint Pierre l’a rattrapé :
Un petit morceau de bois pour le réchauffer !

Grâce à Culotte-Verte, la rue Neuve avait toujours le plus beau feu : car l’Homme-sans-peur, à la tête de sa bande, enlevait le bois des autres quartiers, & en faisait un feu tel que les gens de Fresnes & de Macou accouraient en toute hâte, croyant que Condé était en flammes.

Tous les dimanches & les lundis, il passait sa soirée chez la mère Boucaud, à jouer aux cartes pour des crêpes, qu’on appelle chez nous des aliettes : il buvait sa canette de petite bière, fumait sa pipe & donnait de grands coups de poing sur la table, comme un homme.

Les autres jours de la semaine, Culotte-Verte s’amusait à pendre les chats aux sonnettes, à casser les réverbères, à décrocher les enseignes, &, l’hiver, à sabouler les passants à coups de boulets de neige. Bref, il faisait la terreur des honnêtes bourgeois, la joie des petits polissons & le désespoir de sa mère, bonne femme & craignant Dieu.

« Si Gilles ne s’amende, disait-elle quelquefois à son fils aîné, tu verras que le garnement finira comme une taupe, entre ciel & terre.

— Mère, j’ai souvent ouï dire à M. le curé que la crainte eſt le commencement de la sagesse, répondit un jour le frère de Culotte-Verte. Si Gilles avait peur une bonne fois, peut-être qu’il changerait de vie. Or, je sais un sûr moyen de lui faire peur. Envoyez-le ce soir quérir une cruche d’eau à la fontaine Saint-Calixte. Je me charge du reſte. »


II

La fontaine Saint-Calixte coule à une lieue de Condé, & son eau avait alors la propriété de couper les fièvres qui, à l’automne, à cause des marais, régnaient fort dans le pays.

Le soir, quand Gilles rentra pour se coucher, sa mère lui dit :

« Gilles, va donc me quérir une cruche d’eau à la fontaine Saint-Calixte. J’ai senti cette nuit la mort me courir dans le dos, & je crains de reprendre les fièvres. »

Gilles partit. Le chemin qui mène à la fontaine passe le long du cimetière. La nuit était si noire qu’on n’y voyait goutte, & on n’entendait rien qu’une feuille qui, de temps à autre, tombait des longs peupliers. L’Homme-sans-peur s’avançait tranquillement, en sifflant l’air de la Codaqui, quand tout à coup la lune risqua un œil & lui montra, à dix pas devant lui, un grand fantôme blanc.

« Tiens ! se dit Gilles, un échappé du jardin de Laguernade ! »

Laguernade était le fossoyeur de Condé.

« Je ne suis point fâché de la rencontre ; je pourrai dire que j’ai vu un revenant. »

Il continua son chemin, mais comme le fantôme ne se pressait point de lui livrer passage :

« Dis donc, l’ami, cria-t-il, si tu voulais te ranger un peu ? »

Le fantôme ne bougea point.

« Range-toi, ou je te casse les reins ! »

Le fantôme reſta immobile.

Culotte-Verte s’élança & lui asséna sur la tête un si furieux coup de cruche que la cruche se brisa en mille morceaux. Le revenant chut tout de son long en poussant un cri. 4

« Tiens ! c’était un homme, se dit Gilles. Je l’ai tué. Tant pis pour lui ! Cela lui apprendra à vivre. »

Il réfléchit pourtant tout de suite qu’en récompense d’un si beau coup on pourrait bien l’inſtruire, lui aussi, de la même façon. Il ne craignait point les valets de ville, mais il n’avait aucun goût pour la société des gendarmes, surtout quand les gendarmes vont à cheval, & qu’on marche à pied, entre eux, avec les menottes, Il prit donc le parti de ne point retourner à Condé, & franchit leſtement la frontière, qui n’eſt qu’à une heure de là.

Par bonheur, c’était un lundi, & Culotte-Verte possédait une vingtaine de patards, qu’il avait gagnés en jouant aux cartes chez la mère Boucaud. Avec ses vingt patards, il se mit, à l’exemple des Belges, à faire du commerce. Nécessité aidant, il eut bientôt de quoi acheter un baudet & exercer le métier de campénaire, ou, si vous l’aimez mieux, de colporteur.

Il allait par les villages, criant : « Marchand de blanc sable ! » ou bien : « A cerises pour du vieux fer ! » & les petits gars lui donnaient toutes les vieilles ferrailles de la maison en échange d’une livre de cerises.

Il voyagea ainsi trois ans : il aurait pu amasser de quoi, mais il ne savait se guérir de jouer. Cette maudite passion faisait qu’il logeait souvent le diable dans sa bourse, & lui-même, avec son baudet, à l’auberge de la belle étoile.

Un soir, il arriva dans un village des Pays-Bas. Il demanda à loger dans plusieurs auberges, mais comme il ne lui reſtait pas un rouge double, on lui répondit partout qu’on n’avait point de place.

« À ce prix-là, vous n’en trouverez qu’au château des Sonneurs, lui dit quelqu’un ; mais qui oserait passer la nuit au château des Sonneurs ?

— Moi !

— Vous ne savez donc pas qu’il revient dans la chambre rouge ? C’eſt pour cela que le château eſt abandonné.

— Oh ! les revenants ! moi, je n’ai mie peur des revenants. Je n’ai peur de rien, & le jour où j’aurai eu peur, je me marierai. Donnez-moi seulement un bon bâton. »

Le château des Sonneurs avait une telle réputation dans le pays, qu’on fut fort étonné qu’un homme osât s’y aventurer. On racontait que toutes les fois qu’il devait y avoir une apparition, aussitôt que minuit avait sonné à l’horloge du village, des esprits y répétaient les douze coups sur une cloche invisible.

On alla quérir un bâton de bois d’aubépine ; mais Gilles le cassa comme une allumette.

« Ce bâton n’eſt mie assez solide, » dit-il.

On lui en apporta un en bois de chêne. Il le brisa comme l’autre.

« Attendez, fit le forgeron, je vas lui en donner un qu’il ne cassera point. »

Il forgea une barre de fer grosse comme le petit doigt. Gilles la prit & la brisa. Il en forgea une grosse comme le pouce. Ratch ! elle eut le même sort. Enfin, il en fit une qui était grosse comme le poignet d’un enfant de trois ans.

« Je m’en contenterai, dit Culotte-Verte, bien qu’il l’eût fait ployer sur son genou. Si les revenants ne sont point sages, voilà qui va les mettre à la raison. Maintenant, ce n’eſt mie tout. Quand on dérange les gens, c’eſt bien le moins qu’on les régale.

« Donnez-moi du bois, du charbon, de la chandelle, un pot de bière & des verres, de la levure, de la farine, du sel, du lait, de la cassonade, du beurre & des œufs, une payelle, une marmite, une louche, des assiettes, une table & deux chaises. Nous sommes en carnaval, je vas leur faire des ratons. »

Chez nous, les ratons sont une espèce de crêpes meilleures que les aliettes.

On apporta à Gilles tout ce qu’il demandait.

« N’oubliez point, ajouta-t-il, un jeu de cartes & une carotte de tabac. Je ne connais rien de bon, après le souper, comme une bonne pipe & une partie de mariage. »

Culotte-Verte chargea son baudet de ses provisions, après quoi il partit pour le château des Sonneurs. Le château était situé dans la forêt, à vingt minutes de là.

C’était un vieux manoir avec quatre tourelles & des murs de trois aunes d’épaisseur, en tout pareil à celui qu’on voit sur la place Verte de Condé, & où demeure Nanasse Moucheron, le dentiſte.

Les portes étaient grandes ouvertes, car personne n’osait en approcher, pas même les voleurs ; & d’ailleurs il n’y avait rien à prendre.

Arrivé sous la voûte, Culotte-Verte battit le briquet, alluma sa chandelle, déchargea son baudet, le mena à l’écurie & se mit bravement à la recherche de la chambre rouge. Il n’eut point de peine à la reconnaître. C’était une grande salle aux lambris tapissés de toiles d’araignée ou, pour mieux dire, d’arnitoiles.

Gilles commença par faire du feu dans la vaſte cheminée, non pas un petit feu de veuve, mais un beau feu clair & riant pour égayer la chambre.

Ensuite il cassa ses œufs, les fouetta, ajouta la farine, le sel & la levure, y versa le lait & mêla le tout.

Pendant que la pâte levait, il alluma sa pipe, but un verre de bière & se tira les cartes.

Quand il crut qu’elle était à point, il mit du beurre dans la poêle, ou, comme nous disons, dans la payelle, &, sitôt que le beurre eut chanté, il y versa une cuillerée de pâte.

Au moment de faire sauter le raton, il entendit sonner minuit au clocher du village.

« Bon ! pensa Culotte-Verte, le premier qui arrive aura l’étrenne de la payelle. »

Il attendit une minute, mais rien : la cloche invisible reſta muette.

« C’eſt vexant, fit l’Homme-sans-peur. Un raton qui a si bonne mine ! Tant pis ! j’en aurai meilleure part. »

Il achevait à peine ces mots, qu’il ouït une voix effrayante, semblable à celle d’un homme qui parlerait dans une citerne. Cette voix paraissait venir du haut de la cheminée.

« Cherrai-je ? cherrai-je point ? disait la voix.

— Attends que j’aie resaqué la payelle, répondit Gilles. Là, chais hardiment. » Et il tendit ses mains sous la cheminée.

Il chut une jambe.

Culotte-Verte l’attrapa au vol & la jeta dans un coin, où elle reſta debout ; puis il remit sa poêle sur le feu.

« Cherrai-je ? cherrai-je point ?

— Attends… bien… chais hardiment.

Il chut une seconde jambe que Gilles jeta dans le coin, comme la première, & qui, comme la première, se tint droite sur son pied.

« Cherrai-je ? cherrai-je point ?

— Chais toujours, va, pendant que tu y es. »

Il chut un bras, puis un autre.

« Et de quatre ! dit Culotte-Verte. J’aurai bientôt de quoi faire un jeu de quilles.

« Cherrai-je ? cherrai-je point ?

— Juſte ! voici la quille du mitan. »

Et il chut le buſte d’un homme que Gilles lança au milieu du jeu & qui s’y tint debout, comme les jambes & les bras.

« Il ne manque plus que la boule.

— Cherrai-je ? cherrai-je point ?

— Et voici la boule, fit Gilles en recevant la tête. Je parie que j’en abats trois d’un coup ! » Il jeta la tête dans le jeu. Soudain les membres se rejoignirent & l’homme se dressa.

« Tu as une singulière façon de te présenter dans le monde, dit Culotte-Verte ; mais, n’importe, je t’invite. »

Il saupoudra le raton de cassonade & en fit deux parts.

« Merci, je n’ai pas faim, fit l’homme.

— Ah ! Eh bien ! bois un coup alors. On doit avoir le gosier sec à voyager ainsi en détail.

— Je n’ai pas soif.

— Bah ! Eh bien ! moi, c’eſt tout le contraire ; j’ai toujours faim & soif. À votre santé, l’homme de Dieu ! »

Et Gilles avala un verre de bière & commença de manger sa part.

« Suis-moi ! lui dit tout à coup le revenant.

— Où ça ?

— Dans les souterrains du château.

— Merci, fieu ; je n’ai point envie de m’enrhumer. »

Culotte-Verte alluma sa pipe.

« Tu vas me suivre ! » dit le fantôme.

Et il étendit vers lui son long bras décharné.

« Minute ! » fit Gilles. Il saisit sa verge de fer & en donna un coup sur le bras. Il lui sembla qu’il avait frappé dans le vide, & pourtant l’esprit retira son bras avec un cri de douleur.

« Tu es le premier qui m’ait résiſté, dit-il. C’eſt toi qui vas me racheter.

— Si je veux !

— Fais tes conditions.

— Jouons d’abord une partie de mariage. Je me suis vanté que je jouerais aux cartes avec toi, je n’en veux point avoir le démenti.

— Si je gagne, me suivras-tu ?

— Soit ! »

Culotte-Verte donna huit cartes à son adversaire, en garda autant & retourna trèfle. Il jeta un coup d’œil sur son jeu & n’en fut point mécontent : il avait quatre atouts majeurs.

« Je ne te crains pas, » dit-il.

Et il déclara le beau mariage.

« — Le beau mariage, le voici. »

Et le fantôme montra le mariage de pique.

Mais la retourne eſt de trèfle ! »

Le revenant sourit & lui indiqua la retourne du doigt. Gilles, ſtupéfait, ne put s’expliquer comment le trèfle s’était changé en pique.

« J’ai vu bleu, » pensa-t-il.

Il jeta les cartes & ajouta :

« Je suis prêt à te suivre.

— Prends la chandelle & marche devant.

— Marche devant toi-même, dit Gilles ; je ne suis mie ton domeſtique. »

Il était brave, mais fin, & savait qu’il ne faut jamais tourner le dos à un fantôme : il pourrait vous tordre le cou.

Le revenant prit la chandelle & se mit en route suivi de Culotte-Verte.

Ils descendirent dans les souterrains du château, &, après avoir marché quelque temps, ils arrivèrent devant une pierre grande comme une pierre sépulcrale.

« Lève la pierre, dit le revenant.

— Lève-la toi-même.

Le revenant obéit ; & Gilles vit trois larges pots remplis de louis d’or.

« Voilà, dit le fantôme, la cause de mes tourments. J’ai dérobé jadis une partie de cet or au comte de Hainaut, & mon âme eſt condamnée à hanter ce château jusqu’à ce qu’elle ait reſtitué. Porte-lui donc ces deux pots, garde le troisième pour toi, & puisses-tu n’en point mésuser ! »

Culotte-Verte se gratta l’oreille comme quelqu’un qui réfléchit. Il pensait au faux revenant qu’il avait expédié dans l’autre monde.

« Pouvez-vous me dire, demanda-t-il, ce qu’on fait en enfer à ceux qui ont un meurtre sur la conscience ?

— S’ils ne l’ont point payé de leur vie, ils sont condamnés à errer durant toute l’éternité avec leur tête sous le bras.

— Diable !… ce n’eſt pas commode… Ont-ils un moyen de se racheter de leur vivant ?

— Oui, un seul.

— Et c’eſt ?…

— De sauver quelqu’un d’une mort inévitable.

— Merci, notre maître, dit Culotte-Verte ; vous êtes un brave homme & je ferai votre commission. Remontons là-haut. »

Mais soudain « Coquerico ! » Chanteclair annonça le point du jour & le fantôme disparut. Gilles se trouva seul en face de ses trois pots d’or. Il les prit, remonta vers le château, tira son baudet de l’écurie, & partit immédiatement pour la ville de Mons, où le puissant comte de Hainaut tenait sa cour.


iii


Il y arriva huit jours après, & descendit à l’auberge du Grand Saint-Druon.

La ville tout entière était dans la conſternation. On ne rencontrait par les rues que des gens qui pleuraient & se lamentaient. Culotte-Verte demanda la cause d’une pareille douleur.

On lui apprit qu’à une lieue & demie de là, dans les marais de Wasmes, il y avait un lumçon, autrement dit un dragon qui désolait le pays. Tous les ans il fallait livrer une jeune fille au monſtre pour apaiser sa colère.

Cette année, le sort avait désigné la belle Ida, la fille du comte de Hainaut. Le comte avait fait publier à son de trompe qu’il la donnerait en mariage à celui qui tuerait le lumçon ; mais personne n’avait osé se présenter, & la victime était partie, le matin même, pour Wasmes, où on l’avait conduite en procession. C’eſt pourquoi les gens pleuraient & se lamentaient.

« Bon ! voilà mon affaire, se dit Gilles : je tuerai le monſtre & je sauverai la demoiselle ; cela fait que, dans l’autre monde, je ne porterai point ma tête sous le bras.

— Et vous épouserez la jolie fille ?

— Oh ! pour ça non ! Je m’appelle l’Homme-sans-peur, je me moque bien des jolies filles, & je ne me marierai que quand j’aurai eu peur. »

Les gens haussèrent les épaules, mais il n’y prit garde, & partit en brandissant sa verge de fer.

Culotte-Verte arriva à Wasmes sur la brune. Il n’y trouva personne : tout le monde avait fui à une lieue à la ronde, tant la terreur était grande. Guidé par d’affreux rugissements, il alla droit à la tanière du lumçon.

Le lumçon s’apprêtait juſtement à dévorer la jeune fille.

« Viens donc un peu ici, fieu ! » lui cria Gilles, Le monſtre lâcha sa proie & s’avança à l’entrée de la tanière ; il avait une tête de cheval, une langue de serpent, des dents de crocodile, des ailes de vautour & une queue de requin.

Il s’élança sur Gilles, mais Gilles, d’un coup de sa verge, lui abattit une aile.

« Attends ! je vas te découper, grande volaille ! » lui cria-t-il.

D’un second coup il lui abattit l’autre aile, puis la queue, & finalement lui écrasa la tête.

Cela fait, il emmena la jeune fille.

« Ne pleurez point, belle Ida, lui dit-il, je vas vous reconduire chez votre père.

— Et vous m’épouserez, en récompense. — Eſt-ce que j’ai eu peur ?

— Non.

— Eh bien ! je m’appelle l’Homme-sans-peur, & je ne me marierai que quand j’aurai eu peur. C’eſt un vœu que j’ai fait.

La belle Ida ne répondit point, mais elle pensa tout bas que c’était un singulier vœu, car Gilles était beau garçon, bien qu’assez mal culotté.

Ils marchaient sans rien dire, chacun d’un côté de la chaussée, comme les amoureux de Fresnes, lorsqu’ils vont servir Notre-Dame de Bon-Secours. Tout à coup, en arrivant à Jemmapes, Gilles entendit une voix qui criait : « Tiens ! c’eſt Culotte-Verte ! »

Il se retourna & reconnut Mimile Bicanne. Mimile Bicanne était, après Culotte-Verte, le plus fameux bringand de Condé, &, quand on jouait aux voleurs, c’était toujours Gilles qui était le chef, & Mimile son lieutenant.

« Quel plaisir de te retrouver ! je te croyais mort ! Viens donc boire une canette, » dit Mimile Bicanne.

Quand on sort de tuer un monſtre, on a bien gagné de boire un coup ; d’ailleurs personne ne peut se vanter d’avoir jamais vu deux Flamands se rencontrer sans vider une canette, & puis, Mimile & Culotte-Verte étaient une si belle paire d’amis !

Culotte-Verte pourtant hésitait. Si la belle Ida avait été une simple paysanne, il lui aurait offert, à la bonne franquette, de se rafraîchir avec eux, mais le moyen de mener au cabaret la fille du comte de Hainaut !

La belle Ida le tira d’embarras.

« Suivez votre ami, lui dit-elle. Je retournerai bien seule : le chemin n’eſt point difficile.

— C’eſt toujours tout droit, &, en sortant de Jemmapes, vous prendrez à gauche, répondit Gilles qui, en ce moment, la trouvait charmante. Vous prierez le bonjour de ma part à monsieur votre père ; dites-lui que j’irai bientôt le voir : j’ai une commission pour lui. »

Et il suivit Mimile Bicanne.

Mimile Bicanne apprit à Culotte-Verte que Condé était fin triſte depuis son départ. On ne pendait plus de chats aux sonnettes, on ne décrochait plus d’enseignes, on ne cassait plus de réverbères, on n’entendait plus parler de loups garous, & les bourgeois dormaient sur leurs deux oreilles. Bref, c’était une désolation.

« On n’a point trouvé un mort, il y a trois ans, près du jardin de Laguernade ?

— On a retrouvé ton frère que tu avais à moitié assommé. C’eſt lui qui était le revenant.

— Comment ! mon frère ?

— Oui, mais il eſt guéri à cette heure.

— J’en remercie Dieu ! » dit l’Homme-sans-peur.

Puis, après réflexion :

« Ce n’était mie la peine de sauver la fille… Bah ! n’importe ! il peut arriver qu’on ait le désagrément de tuer un homme ! »

En devisant ainsi, Culotte-Verte & Mimile Bicanne burent une trentaine de canettes, & Culotte-Verte feſtonnait un peu quand, vers dix heures, il rentra au Grand Saint-Druon.


iv


« Quelle commission peut-il bien avoir pour mon père ? » se disait la belle Ida.

Tout en tournant & retournant cette pensée dans sa tête, la pauvre fille prit un chemin pour l’autre & s’égara ; elle s’aperçut de son erreur lorsqu’elle se trouva devant une vingtaine de fours à coke. Elle entendit les pas d’un homme & s’arrêta. C’était un cartonnier, ou, si vous le préférez, un mineur qui revenait de son travail.

« Que faites-vous là, la belle ? lui dit-il.

— Je cherche la route de Mons, mon brave homme. Je vais chez mon père, le comte de Hainaut, & si vous voulez bien m’y conduire, vous aurez une bonne récompense.

— Qui donc vous a sauvée du lumçon ?

— Un inconnu qui ne veut point m’épouser.

— Où eſt-il ?

— Il m’a quittée à l’entrée de Jemmapes.

Ce serait vraiment dommage de ne point épouser une si jolie fille, » fit le cartonnier en manière de réflexion. Le cartonnier avait l’âme aussi noire que sa figure. Le diable, son compère, lui souffla une pensée infernale.

« Vous voyez bien ces fours à coke ? dit-il à la belle Ida.

— Oui.

— Eh bien ! vous allez me jurer, sur votre salut éternel, de dire à votre père que je suis votre sauveur, sinon je vous y fais rôtir toute vive ! »

Et il lui posa sa large main sur l’épaule.

La pauvre enfant eut peur, & jura tout ce que voulut le méchant cartonnier.

Le comte de Hainaut fut enchanté de voir sa fille saine & sauve, & fit fête à son prétendu sauveur, bien que celui-ci ne payât guère de mine & lui parût un piètre parti pour sa demoiselle.

Quelques jours après, il réunit toute sa cour dans le repas des fiançailles, & le feſtin fut tel que les Montois n’en avaient jamais vu de semblable : on avait tué cinq bœufs, dix porcs, vingt moutons & mis en perce cent tonnes de bière & cinq tonneaux de brandevin : on but même du vin pour de bon, bien qu’on ne vendange pas dans le pays. Comme la salle à manger du château n’était point assez vaſte pour contenir les convives, on dressa la table dans la cour d’honneur.

Tout le monde se réjouissait, excepté la belle Ida, qui était pâle & dolente. Elle n’osait révéler la cause de son chagrin, de peur de brûler un jour en enfer, où le feu eſt, dit-on, dix-sept fois plus ardent que dans les fours à coke.

Au dessert, on vint annoncer au comte qu’un jeune étranger demandait à lui parler.

« Qu’il entre ! dit le comte.

Et Culotte-Verte parut, tout habillé de velours vert, mais cette fois de velours de soie brodé d’argent. Avec sa toque, son pourpoint & le petit manteau qu’il portait fièrement sur l’épaule, il avait la plus charmante mine qu’on pût voir. Il tenait de chaque main un pot de louis d’or.

« Sire comte, dit-il en s’inclinant, je viens, de la part de défunt le maître du château des Sonneurs, vous reſtituer ces deux pots de louis d’or.

— Soyez le bienvenu, messire, » répondit le comte, & il fit ajouter un couvert.

La belle Ida tourna alors les yeux vers l’inconnu & poussa un petit cri de surprise & peut-être de joie. Ce cri attira l’attention de Gilles, qui répondit par un salut.

Le cartonnier avait tout remarqué.

« Que vous veut ce perroquet ? dit-il tout haut à la belle Ida, car il était aussi bourru & insolent qu’un haleur.

— Ce perroquet veut te plumer comme une oie ! » répondit Culotte-Verte, & il jeta son assiette à la tête du cartonnier.

Le cartonnier fit mine de sauter par-dessus la table pour tomber à bras raccourci sur Gilles, mais on le retint ; il dut se borner à l’accabler d’injures.

« Apprenez, sire comte, dit alors Culotte-Verte, que ce n’eſt point ce beau merle qui a sauvé votre fille.

— Qui eſt-ce ? dit le comte.

— Vous le saurez plus tard.

— Tu mens, vilain mâle d’agache ! hurla le cartonnier.

— Le champ clos en décidera, ajouta le comte.

— Tout de suite ! » dit Gilles, & il jeta loin de toque & son manteau.

v


Les deux champions se préparèrent au combat, qui eut lieu dans la cour même. Le cartonnier y parut tout armé de fer, casque, haubert, cuirasse, brassards & cuissards, sur un cheval pareillement harnaché de fer. Il eſt vrai de dire que le cavalier se tenait assez mal en selle.

Culotte-Verte crut inutile de monter à cheval & n’envoya même point quérir sa bonne verge. Il se contenta de retrousser ses manches pour ne pas gâter son pourpoint brodé d’argent.

Le cartonnier s’élança sur lui visière baissée & lance en arrêt. Gilles fit un saut de côté, le saisit par un pied, le souleva au-dessus du cheval qui continua sa course, le laissa retomber dans ses bras & le tordit comme une servante tord sa wassingue après avoir essuyé le carreau de la maison ; puis il le jeta dans un coin, où le traître alla rouler avec un bruit de vieille ferraille.

« Il eſt mort, dit le comte, donc il avait tort.

— Et je ne porterai point ma tête sous le bras dans l’autre monde, ajouta Culotte-Verte, car c’eſt moi qui ai sauvé votre fille d’une mort inévitable.

— C’eſt donc toi qui l’épouseras ?

— Eſt-ce que j’ai eu peur ?

— Non.

— Eh bien ! je m’appelle l’Homme-sans-peur & je ne me marierai que quand j’aurai eu peur. C’eſt un vœu que j’ai fait, demandez à votre demoiselle. »

La belle Ida ne répondit point, car elle s’était évanouie, comme de raison.

« Quand on sauve une fille, on l’épouse ; c’eſt l’usage, dit le comte vexé ; tu épouseras la mienne, ou nous verrons !

— Je ne l’épouserai point !

— Épouse-la, ou je te tue ! & il sauta sur ses piſtolets.

— Faites-moi peur, je l’épouserai, » ripoſta Culotte-Verte sans sourciller.

Le comte réfléchit que tuer Culotte-Verte n’était pas un bon moyen de le forcer à se marier.

« Bon ! je tiens mon affaire, » pensa-t-il ; & il dit deux mots à l’oreille d’un capitaine, qui sortit sur-le-champ.

Puis, s’adressant à Gilles :

« Tu feras à ta guise.

— Eh bien ! vous êtes un brave homme, » répondit Culotte-Verte.

Il se leva, le verre en main ; tout le monde l’imita.

« Et je bois, ajouta-t-il, à la santé de l’il… »

À ces mots… boouum !… une horrible détonation se fit entendre ; on eût dit que le château s’écroulait : tout le monde sauta en l’air.

« luſtre compagnie ! » continua Culotte Verte.

Et il vida son verre d’un trait.

« Dites donc à vos canonniers de se taire quand je parle, ajouta-t-il en posant son verre.

— Le drôle n’a point eu peur de mes vingt canons. Comment faire ? » murmura le comte.

Le bruit de la batterie avait tiré la belle Ida de son évanouissement : on lui expliqua de quoi il s’agissait.

« Attendez ! » fit-elle tout bas.

Elle sortit un inſtant & revint suivie de deux écuyers tranchants qui portaient l’un une tarte aux prunes large comme une roue de charrette & l’autre un superbe pâté.

« Je vais découper la tarte ; pendant ce temps-là, ouvrez le pâté, messire, » dit-elle à Culotte-Verte.

Culotte-Verte, en homme bien élevé, prit un couteau, se baissa sur le pâté & se mit en devoir d’enlever la croûte.

Soudain quelque chose en sortit, qui sauta au nez du découpeur.

C’était le canari de la belle Ida.

Gilles, qui ne s’attendait à rien moins, fit un léger mouvement d’effroi.

« Il a eu peur ! cria en chœur toute l’assiſtance, il épousera la belle Ida.

— Je l’épouserai, messieurs, dit Culotte-Verte, car c’eſt une fille d’esprit, & je m’aperçois qu’une fille d’esprit eſt plus forte qu’un homme sans peur. »


vi


Le comte le nomma sur-le-champ chevalier de Saint-Georges, en souvenir de sa victoire sur le lumçon, &, huit jours après, le nouveau chevalier épousa la belle Ida à Sainte-Vaudrue.

Il y eut un feſtin encore plus beau que le précédent. La mère & le frère de Gilles y assiſtèrent, ainsi que Mimile Bicanne & la mère Boucaud ; mais on n’y mangea point d’aliettes.

Au dessert, Antoine Clesse, le chansonnier montois, entonna une chanson, que Roland Delattre accompagna sur le théorbe ; & il vint un fameux aſtrologue de Bernissart, lequel prédit que les jeunes époux vivraient longtemps heureux & qu’ils auraient beaucoup d’enfants.

Chose remarquable, s’ils vécurent heureux, cela tint surtout à ce que la femme de l’Homme-sans-peur mena toujours son mari par le bout du nez.

C’eſt en mémoire de ces curieux événements que tous les ans a lieu, à la ducasse de Mons, un magnifique tournoi qu’on appelle le Lumçon. Un faiseur de briquettes de charbon de terre, armé de pied en cap, y représente le chevalier de Saint-Georges ; il tue d’un coup de piſtolet un affreux monſtre d’osier, & le soir tous les cabarets de Mons chantent à pleins verres la gloire de Culotte-Verte.