Contes chinois (Rémusat)/Les Deux jumelles

Collectif
Texte établi par Jean-Pierre Abel-RémusatMoutardier (Tome troisièmep. 99-142).


LES DEUX JUMELLES.


Au commencement du règne d’un empereur de la dynastie des Ming, il y avait dans une ville de la province de Hou-Kouang un marchand, nommé Siao-Kiang, qui avait le malheur de vivre en mauvaise intelligence avec sa femme. Ils furent privés d’enfans très long-temps, mais enfin au bout de quelques années ils eurent deux filles jumelles. C’est une remarque vulgaire que les garçons ressemblent généralement au père et les filles à la mère ; mais contre l’ordinaire, les deux seurs n’avaient aucun des traits de leurs parens, et on les aurait prises pour les enfans d’une autre femme. Cette différence ne se bornait pas à leur extérieur, mais s’étendait également à leur esprit. Le père et la mère étaient d’une figure commune et d’un esprit borné ; les filles, au contraire, étaient très-belles, et, de plus, douées d’une intelligence remarquable. A peine avaient-elles atteint leur dixième année, qu’elles commencèrent à ressembler à de belles fleurs brillantes de rosée, ou à des herbes odoriférantes agitées par le zéphir ; leur beauté augmenta de jour en jour, à tel point qu’à quinze ans on ne pouvait les considérer sans émotion. Ce n’était pas seulement les jeunes gens qui devenaient amoureux d’elles ; les hommes d’un âge plus avancé reconnaissaient aussi le pouvoir de leurs charmes.

Elles avaient une grande facilité pour apprendre, et néanmoins elles savaient peu de chose, car toute leur science se bornait au calcul[1]. Quant aux ouvrages d’aiguille et autres talens des femmes, il ne leur aurait fallu que peu de leçons pour les acquérir. Leurs habits et leurs ornemens à cause de leur état étaient grossiers et communs. Cependant, quand on comparait ces jeunes filles aux demoiselles les plus riches et du plus haut rang, chacun avouait qu’elles n’avaient pas besoin de changer leur costume simple ni leurs bijoux de métal contre les soieries ni les pierres précieuses.

Si belles et si attrayantes, elles furent recherchées par des jeunes gens riches et de bonne famille.

Siao-kiang et sa femme vivaient plutôt en ennemis qu’en époux. Le premier voulait marier ses filles sans que sa femme s’en mêlật ; celle-ci, d’un autre côté, voulait se procurer deux gendres à l’insu de son mari ; c’est avec le dessein de se tromper mutuellement, qu’ils prirent chacun, en secret, des engagemens avec des amis différens.

Quoique le père fût sévère dans sa maison, il était d’un naturel doux et aimant ; il n’en était pas de même de sa femme, qui, pour peu qu’on l’irritât, faisait retentir tout le voisinage de ses emportemens. Les gens pensaient donc qu’il serait plus facile de tromper l’un que l’autre, et que, des deux, il fallait plutôt aider la femme que le mari. De là il arriva qu’elle réussit plutôt parmi ses partisans, et au bout de très peu de temps, elle trouva un mari pour chacune de ses filles. On choisit un jour heureux pour la célébration du mariage, et les futurs furent priés d’envoyer les présens de noces ; mais afin d’éviter que son mari ne refusât son consentement à ces unions, elle ne lui donna connaissance de rien.

Il se trouva quelques personnes de bon sens qui dirent que c’était au père qu’il appartenait de choisir un mari pour sa fille, et que si la mère refusait son consentement, on devait porter l’affaire devant le magistrat qui, à coup sûr, ne soutiendrait jamais une femme entêtée contre les droits du mari. Ces personnes cherchaient quelqu’un pour faire leurs propositions à ce dernier ; mais malheureusement tous ceux à qui ils s’adressaient se trouvaient portés à le tromper, à raison de la peur que leur inspirait sa femme, ou bien ils avaient quelque prétexte tout prêt pour s’excuser de témoigner contre elle lorsqu’on les en priait. Ils n’osaient pas s’exposer à son ressentiment et ils disaient que s’ils offensaient le mari, ils pouvaient raisonner avec lui s’il se fâchait, et qu’ils avaient la ressource de se plaindre au magistrat s’il commettait quelque violence ; mais que, si la femme se trouvait offensée et qu’elle se mît en colère, il ne serait pas convenable qu’ils se disputassent avec une femme ; et quand bien même elle leur dirait des injures ou les maltraiterait, ils ne pourraient rien lui faire, mais seraient obligés de tout endurer sans se venger. Ainsi donc il arriva que ceux qui désiraient faire faire des propositions au bonhomme ne trouvèrent personne qui voulût s’en charger et furent obligés de s’en ouvrir eux-mêmes avec lui : il avait été très-piqué de voir que les gens s’adressaient d’abord à sa femme sans l’avoir consulté ; ainsi lorsqu’on lui proposa des partis pour ses filles, il s’empressa de donner son consentement avec la plus grande satisfaction et sans faire la moindre objection.

Les prétendans lui dirent que tout le monde craignait sa femme, ce qui était cause que personne ne voulait agir comme entremetteur, et ils lui demandèrent ce qu’il fallait faire. « Quand les parties sont étrangères l’une à l’autre, répondit-il, il est nécessaire de se servir de ces sortes d’agens ; mais quand j’ai déjà donné mon consentement, que faut-il de plus ? » Cette réponse fit grand plaisir aux prétendans, et on choisit un jour heureux pour l’envoi et pour la réception des présens de noces.

Le plan du mari était conforme à celui de sa femme, et il avait décidé, ainsi qu’elle, de ne rien faire connaître d’avance, mais de laisser l’événement s’annoncer quand il aurait lieu. Le hasard voulut que les deux partis eussent choisi le même jour heureux et que les cadeaux des quatre prétendus fussent apportés au même instant à la porte. Les tamtams faisaient un si grand bruit et les différens objets qui composaient les présens étaient tellement étalés qu’on ne pouvait distinguer au nom de qui ils étaient offerts.

Il vint d’abord à l’idée que les fiancés, connaissant la mauvaise intelligence qui régnait entre les parens des demoiselles, et dans la crainte d’offenser l’un ou l’autre, avaient envoyé deux billets de cérémonie, l’un pour Siao-kiang, l’autre pour sa femme, pensant qu’il valait mieux mettre trop de cérémonie que pas assez. Quand on en vint à examiner ces billets de plus près, il se trouva, au grand étonnement de tous deux, que les noms ne se rapportaient pas et que chacune des cartes offrait des titres différens.

Le père et la mère se regardaient avec étonnement et ils éclatèrent en même temps. « D’où viennent, s’écria l’un, ces deux misérables qui se sont joints à mes gendres ? Qui est-ce qui a envoyé tous ces présens pour être placés près des miens ?

Qui aura l’audace, dit-il à sa femme, de recevoir un seul de ces cadeaux sans mon consentement ? c’est moi qui suis le maître de la maison. Et sans ma permission, à moi qui suis la maîtresse, répliqua-t-elle, qui osera toucher à rien de ce qui est ici ? » A quoi le bonhomme répondit ::« C’est une maxime que femme avant son mariage doit obéir à son père et ensuite à son mari ; mes filles doivent donc maintenant m’obéir à moi qui suis leur père ; et quant à vous, j’ai le droit de vous gouverner puisque je suis votre mari. Pourquoi donc vous conduisez-vous de cette manière ? — C’est, répliqua-t-elle sur-le-champ, une autre maxime, que le père doit avoir la direction du mariage de son fils, mais que celui de la fille regarde sa mère ; s’il s’agissait d’un fils, vous pourriez donc faire comme il vous plairait : dans ce cas-ci, c’est moi seule qui ai le droit de commander ; sous quel prétexte voulez-vous donc vous mêler de mes affaires ? »

Des paroles, ils en seraient bientôt venus aux coups, si ceux qui étaient auprès d’eux ne les en eussent empêchés en les tenant séparés. La femme ne voulait plus rien entendre ; elle reçut les présens de ses protégés dans l’ordre où ils étaient inscrits et dit aux gens d’aller rendre sa réponse. En même temps, elle donna ordre de mettre tous les autres objets hors de la porte et ne voulut pas qu’il en restât un seul dans la maison.

Son mari fut, comme de raison, très en colère de ce procédé, et, à son tour, il ordonna qu’on les rapportât tous, et, après avoir vidé lui-même les boîtes et les jattes, il écrivit une réponse qu’il envoya.

Il se doutait bien qu’il faudrait, en définitif, porter ce double mariage devant les magistrats ; mais il différa de faire un rapport écrit, afin de voir ce qu’il pourrait obtenir par des mesures fortes et décisives. Il pria les parens des gendres qu’il s’était choisis de louer plusieurs hommes vigoureux pour les aider à enlever ses filles de force, pensant que si cette mesure venait à manquer, il serait encore à temps de présenter un mémoire.

Les parens adoptèrent cette idée avec empressement et choisirent un jour peu éloigné pour la célébration des noces. Ils payèrent une troupe d’hommes déterminés pour suivre les chaises à porteurs, dans l’espoir qu’ils réussiraient par le nombre.

Il leur restait à apprendre que ce projet eût pu être bon, s’ils avaient eu affaire à un homme, mais qu’un ennemi femelle n’est pas si vite abattu. La femme se plaça à sa porte, avec un des barreaux à la main, et à son air décidé, on voyait aisément qu’elle n’aurait aucune pitié de ceux qui essaieraient de passer le seuil. Tous s’enfuirent comme des souris vers leurs trous, en laissant derrière eux la moitié des chaises à porteurs, des lanternes et des torches, ce qui pouvait s’appeler lever des contributions sur les vaincus. La dame s’empara de tous ces objets, et les garda pour son propre usage.

Son mari, très-irrité, alla sur-le-champ pour engager ses amis à présenter sans délai une requête ; mais ces gens savaient bien qu’elle n’aurait pas de succès dans cette circonstance, et qu’il n’était pas d’habitude que des personnes s’appartenant de si près eus sent recours aux lois l’un contre l’autre. Ils résolurent donc de ne pas se mettre en opposition ouverte avec la femme, mais d’exposer qu’ils avaient été repoussés avec violence de la porte de Siao-kiang, et de laisser d’abord tomber tout le blâme sur lui ; ils s’adressèrent au Tchi-fou, le premier magistrat du district, au lieu du Tchi-hian. Lorsqu’ils eurent présenté leur requête, le mari envoya, par forme de réponse, le récit des faits, tels qu’ils s’étaient passés. Les deux amis firent aussi des mémoires particuliers ; et comme ils trouvaient peu convenable de mettre une femme mariée trop en évidence dans une telle circonstance, ils se contentèrent de la placer en tête des témoins, disant qu’elle était la mère des deux filles qu’on avait fiancées, et que le magistrat devait l’interroger.

Il se trouva que dans ce moment la charge de premier magistrat était exercée par un lieutenant ; il n’y avait pas long-temps qu’il occupait cette place ; mais il jouissait de la réputation d’un homme droit, et il avait acquis dès sa jeunesse un rang distingué dans la littérature. Quand la requête lui eut été remise, il donna ordre qu’on affichât un avis fixant à quelques jours l’époque du jugement. Il fit venir d’abord le mari pour l’interroger, et ensuite les quatre autres parties, ainsi que toutes les personnes mentionnées dans le mémoire, à l’exception de la femme ; il supposait qu’étant sous la direction d’un mari, son témoignage ne pouvait être que conforme au sien, puisqu’il n’était pas ordinaire qu’un mari et une femme différassent d’opinion dans un cas semblable.

Il ne se doutait guère que dans cette circonstance, la mère des jeunes fiancées était l’ennemie des futurs beaux-pères ; il avait bien déjà vu des procès entre amis, mais rarement entre des personnes si étroitement liées. Lorsque la femme remarqua qu’on ne l’appelait pas en témoignage, elle se plaignit hautement de l’injustice qu’on lui faisait, ce qui obligea le mandarin à l’envoyer chercher.

« Quoiqu’il veuille se piquer d’être un homme, dit-elle en montrant son mari, il n’en a pas le jugement, et chacun à qui il en prendra fantaisie pourra en faire sa dupe ; il n’a aucun égard au bonheur de ses filles, et les maris qu’il leur a choisis sont les plus mal famés du quartier ; voilà pourquoi j’ai cherché à les mieux pourvoir, et que je n’ai pas voulu lui laisser diriger cette affaire. » Quand elle eut fini de parler, le mandarin trouva qu’elle avait quelque raison, et fit appeler le mari, afin de l’interroger encore. Celui-ci dit que sa femme était d’un caractère violent, et qu’elle cherchait toutes les occasions d’humilier et de contrecarrer son mari ; que dans les circonstances ordinaires, il prenait patience ; mais que le mariage de ses filles était un objet de trop haute importance, pour qu’il consentît à lui abandonner ses droits.

Le juge, voyant qu’il avait aussi raison, se trouva fort embarrassé pour décider entr’eux. S’adressant donc à tous deux, il leur dit : « Suivant l’usage, le mari a le droit d’être l’arbitre dans la question qui nous occupe ; mais dans les affaires de famille, il est quelquefois impossible de se conformer entièrement aux règles générales, et de juger les choses d’une manière tout-à-fait abstraite. Restez ici jusqu’à ce que j’aie fait venir vos filles pour entendre ce qu’elles peuvent avoir à dire, et pour savoir lequel à leur avis a mieux choisi pour eux, de leur père ou de leur mère. »

Le mari et la femme se prosternèrent et dirent qu’ils étaient très-satisfaits de cet arrangement.

Alors le mandarin donna un ordre écrit pour faire paraître les deux filles, et envoya du monde pour les chercher. Lorsque ces gens furent partis, il se dit à lui-même que, d’après la tournure commune et grossière des parens, il n’était pas probable qu’il sortît de belles fleurs de semblables roseaux ; mais que si les filles étaient encore plus laides que leurs parens, il était difficile de dire où cela s’arrêterait. Il attendit donc leur arrivée avec une contenance où la surprise se peignait d’avance. Aussitôt qu’elles parurent, tous les officiers subalternes et les gens de service, oubliant leur réserve habituelle, se pressèrent en foule pour les regarder comme si quelque prodige fût tombé des nues ; le mandarin lui-même fut également étonné et ne pouvait deviner comment ces deux beautés célestes se trouvaient ainsi transportées là. Heureusement pour lui, ses émissaires vinrent au moment même lui annoncer que les filles d’un tel étaient arrivées : il reconnut alors que pour cette fois des roseaux avaient produit la beauté, et que non seulement les filles étaient supérieures à leurs parens, mais qu’elles n’avaient gardé aucune ressemblance avec eux.

Lorsqu’il fut revenu de sa surprise, il leur parla ainsi : « Il paraît que votre père et votre mère, ne pouvant s’accorder ensemble, vous ont fiancées à quatre personnes différentes, et ont enfin eu recours à moi pour terminer leur débat. Votre père dit que sa femme est dans son tort ; elle, de son côté, se plaint de lui : il est reconnu depuis long-temps qu’il n’est guère possible à un magistrat intègre de se mêler des affaires de famille ; je vous ai donc fait venir pour m’informer de vous lequel de votre père ou de votre mère agissait ordinairement avec le plus de circonspection et de discernement. »

Toutes deux étaient naturellement timides et honteuses, et la vue d’un homme même seul les aurait disposées à s’enfuir ; qu’on juge donc de l’embarras où elles durent se trouver ayant tant de regards fixés sur elles ; elles étaient prêtes à se cacher sous la table. Le juge fut plus clairvoyant que les autres. Après les avoir observées quelque temps, il leur demanda comment elles pourraient répondre si elles étaient si timides. Voyant qu’elles ne disaient pas un seul mot, quoiqu’il eût répété sa question plusieurs fois, il commença à n’écouter que le témoignage de leurs yeux qui semblaient dire que leurs parens avaient tous deux quelque tort ; mais qu’il ne convenait pas à leurs filles de le déclarer.

Le juge saisit leur pensée et se dit : « Il ne faut pas que deux si charmantes personnes appartiennent à des maris ordinaires ; je ne veux plus demander qui a raison ou du père ou de la mère ; mais je ferai venir les quatre prétendus pour les comparer ensemble, et si les jeunes personnes consentent à en épouser deux d’entr’eux, je les unirai. » Ayant pris cette décision, il se disposait à écrire un ordre pour les faire comparaître, lorsque les quatre pères s’agenouillèrent devant lui, en disant : « Il n’est pas nécessaire que votre seigneurie envoie un ordre : nos fils sont tous à attendre dehors, chacun d’eux espérant que sa femme lui sera accordée. Pouvons-nous les faire entrer ? »

— S’il en est ainsi, dit le juge, dépêchez-vous de les appeler. » Ils sortirent tous quatre et revinrent aussitôt amenant chacun leur fils, en disant « Voici mon fils, j’espère que votre seigneurie voudra bien lui adjuger sa femme. » Le juge cependant secoua la tête et examina minutieusement les quatre jeunes gens qui semblaient sortir de la même souche, ayant la tournure la plus commune et la plus étrange. Loin d’avoir bonne mine, il n’y en avait pas un seul dont les membres ou les traits n’offrissent quelque défaut. « Vouloir choisir un mari parmi ces quatre personnages, se dit le juge, serait comme si on cherchait un héros parmi des nains. Comment puis-je donc l’essayer ? Je ne pensais pas qu’un si mauvais sort fût échu en partage à tant de beauté. » Alors il soupira et faisant placer les protégés du père à gauche et ceux de la mère à droite, il dit aux jeunes filles de se mettre à genoux au milieu ; puis il leur parla ainsi : « Tous ceux à qui votre père et votre mère vous ont promises sont ici présens ; je vous ai déjà demandé de faire connaître vos véritables sentimens ; mais puisque vous n’avez pas voulu parler, je suppose que vous avez été d’abord empêchées par la honte, et ensuite par l’embarras de vous expliquer sur les défauts de vos parens ; maintenant je ne vous demande pas de prononcer un seul mot, mais de tourner un peu la tête d’un côté ou de l’autre, et d’indiquer ainsi quels sont vos vrais désirs. Si vous voulez épouser les favoris de votre père, tournez-vous à gauche ; si au contraire vous préférez ceux de votre mère, tournez-vous à droite ; mais souvenez-vous que de ce léger mouvement dépend le bonheur du reste de vos jours. Ainsi donc prenez garde à faire un bon choix. » Lors qu’il eut prononcé ces mots, les yeux de toute l’assemblée se fixèrent avec intérêt sur les deux jeunes demoiselles pour voir de quel côté elles tourneraient la tête. Elles cependant, au moment où les prétendans étaient entrés, les avaient regardés ; et en remarquant leur mauvaise mine, elles avaient laissé tomber la tête et fermé les yeux, en laissant couler leurs larmes en silence, Lorsque le juge eut fini de leur parler, elles ne se tournèrent ni à droite ni à gauche, mais elles restèrent immobiles, avec la figure dirigée vers lui et se mirent à pleurer tout haut. Plus il les pressait de parler, plus elles sanglottaient, au point que tous les assistans se mirent à pleurer par sympathie, et prirent une grande part à leur peine.

Il paraîtrait d’après ceci, dit le juge, que les personnes que vos parens ont choisies ne vous conviennent pas, ainsi vous n’avez pas besoin de songer à en épouser aucun ; je me charge moi-même de vous marier. Ce serait une chose inexcusable que de donner à des rustres deux personnes telles que vous. Mettez-vous sur le côté, j’ai d’avance arrangé les affaires. Appelez le père et la mère. »

Ils vinrent tous les deux et se mirent à genoux devant la table, sur laquelle le juge donna un coup de poing en disant avec colère : « Il faut que vous soyez dénués de tout principe pour traiter le bonheur de vos filles comme de simples jeux d’enfans. Si vous vouliez les marier, il fallait vous entendre ensemble, et voir si les parties pouvaient se convenir, sans chercher à unir des personnes qui se ressemblent si peu. Vous pouvez juger par ce qui vient de se passer ici du résultat probable qu’aurait amené cette union si elle avait eu lieu ; il est très-heureux que cette affaire ait été apportée devant moi ; je la terminerai d’une manière tout opposée à ce qui se fait communément. Si vous vous étiez adressés à un autre magistrat, il aurait suivi la voie ordinaire et aurait adjugé vos filles aux uns ou aux autres parmi les prétendans. Ainsi le bonheur de ces deux jeunes femmes aurait été détruit par un seul coup de son pinceau. Elles n’épouseront aucun de ceux à qui elles avaient été promises ; je vais charger quelqu’un de leur procurer un parti convenable. Ne croyez pas qu’en prenant ce parti je consulte mes vues privées, ou que je veuille violer la justice ; au contraire, j’agis suivant la raison et les convenances ; attendez jusqu’à ce que j’aie publié un arrêt dont vous serez tous satisfaits. » Il prit alors son pinceau et se mit à écrire la pièce suivante :

« Il paraît que Siao-kiang et sa femme ayant deux filles jumelles d’une beauté extraordinaire, plusieurs personnes ont désiré les obtenir en mariage, et ont employé différens moyens pour parvenir à leur but. Comme le père et la mère n’étaient pas d’accord, et que les agens d’un parti essayaient de tromper le mari, tandis que ceux de l’autre tâchaient d’agir à l’insu de la femme, il s’en est suivi des méprises et de la confusion. Ils avaient choisi quatre maris pour les deux mariées, et comme ces deux dernières ne pouvaient se diviser, il a été impossible que le mariage s’effectuât Comme les deux filles semblent avoir de la répugnance pour ceux qu’on leur destinait, j’ai été touché de leur malheur, et je me suis départi de la route ordinaire, afin d’accomplir un acte de bienveillance sans enfreindre les lois pour mon intérêt particulier. Dans tous les contrats de mariage le consentement du père et de la mère, ainsi que l’entremise des négociateurs, sont indispensables. Ici, quoique les protégés de la mère aient eu des négociateurs, ils n’ont pas obtenu le consentement du père. Ainsi je donnerais un exemple dangereux en sanctionnant leurs prétentions ; et quoique les protégés de Siao-kiang aient eu le consentement du père, il n’y a pas eu de négociateurs, et si je les favorisais, l’exemple serait également pernicieux, et les deux jugemens blesseraient à la fois et la loi ancienne et les opinions modernes. Les quatre prétendans n’ont donc qu’à chercher d’autres femmes, car ces deux-ci ne peuvent leur appartenir : il vaut mieux qu’ils soient séparés maintenant que d’être malheureux, une fois qu’ils seraient unis ainsi. Quoique cette décision vienne de la compassion que m’a inspirée l’une des deux parties, elle est également dans l’intérêt de l’autre ; il n’est pas nécessaire que personne me fasse de réclamations à ce sujet : ce jugement *est définitif. »

Après qu’on eut expédié le jugement, il le fit lire à haute voix par un crieur. On renvoya tout le monde, sans qu’il fût permis à qui que ce fût de faire aucune observation ultérieure. On envoya prévenir les agens que le magistrat voulait employer pour procurer des partis convenables aux jeunes demoiselles, en leur ordonnant, dès qu’ils auraient réussi dans leurs recherches, d’avertir le magistrat qui permettrait que le mariage eût lieu s’il approuvait le choix des personnes.

Ces agens, après avoir mis beaucoup de soin dans leurs recherches, amenèrent plusieurs jeunes gens qui n’obtinrent pas l’agrément du juge, quoiqu’ils eussent été annoncés comme capables de le mériter. Il s’arrêta donc à un autre expédient, et résolut de choisir, pour ces deux jeunes filles, des maris suivant leur mérite littéraire, de manière qu’ils possédassent le talent aussi bien que les agrémens personnels.

Il arriva que des paysans, qui avaient attrapé tout récemment un couple de daims vivans, en firent présent au magistrat, ce qui s’arrangeait parfaitement avec le projet qu’il venait de former. Il fit publier un avis qui fixait le jour pour un examen littéraire, et qui ordonnait aux compétiteurs de mettre simplement sur l’enveloppe de leurs compositions s’ils étaient mariés ou non, au lieu de marquer leur âge, suivant la coutume, ajoutant que l’examen périodique pour les degrés littéraires n’étant pas éloigné, il souhaitait de se former d’avance une idée du mérite des candidats ; que, pour ceux qui n’étaient pas mariés, deux charmantes filles seraient le prix accordé ; qu’aux autres déjà mariés on donnerait une paire de daims très-rares, et que ceux qui emporteraient le prix seraient les premiers candidats littéraires de l’année.

Dans l’endroit où se font les examens, il y avait un bâtiment vacant. Le juge envoya chercher la mère avec ses deux filles pour les établir dans l’étage supérieur et fit mettre les daims dans un endroit au-dessous. Dès que l’avis fut publié, il éveilla l’ardeur de tous les candidats des districts environnans. Ceux qui étaient déjà mariés étaient principalement animés par le désir du succès, et ne considéraient les daims que comme en étant le gage. Les jeunes gens qui étaient encore garçons voyaient avec plaisir la chance qui leur était offerte d’obtenir tout à la fois et des honneurs littéraires et une épouse charmante.

Quand le jour de l’examen arriva, ils firent les plus grands efforts pour mériter une si belle récompense, et l’examen fini, loin de penser à retourner chez eux, ils restèrent tous en place pour apprendre de suite le résultat du concours.

Trois jours après, on publia une liste où il y avait environ dix personnes par district désignées pour être examinées de nouveau. Ceux qu’on avait choisis se doutèrent bien que le second examen avait moins pour but de déterminer leur mérite littéraire que celui de leur personne, et les jeunes gens d’entre eux qui avaient bonne mine commencèrent à concevoir de grandes espérances.

Au jour désigné, ils mirent le plus grand soin à s’habiller et à se parer, s’efforçant, lorsqu’ils se présentèrent devant le juge, de prendre la physionomie la plus agréable, dans l’espoir que celui-ci serait charmé de leur air et qu’il les placerait en tête des candidats. Le juge était aussi capable de discerner leurs qualités extérieures que leur mérite et leurs connaissances, et, désirant s’assurer des premières, il faisait ses observations à mesure qu’on appelait leurs noms, et remarquait si leur tournure annonçait des gens riches et de bonne famille.

Lorsque l’examen fut terminé, il dit à l’huissier de réunir des musiciens le lendemain matin, et d’aller ensuite chercher les deux demoiselles et les daims, et de les conduire à son tribunal avant son arrivée. On devait mettre les daims d’un côté de la salle et faire placer de l’autre les deux dames assises dans les chaises ornées dont on se sert pour les noces. On devait aussi tenir prêtes les lanternes entourées de fleurs et la musique, afin de faire le mariage de suite.

Lorsque le juge eut donné ses ordres, il retourna chez lui pour examiner les compositions. Le lendemain, à la pointe du jour, il publia une liste contenant le nom des quatre candidats qui avaient réussi, dont deux étaient mariés et deux étaient garçons. Les autres candidats qu’on avait classés suivant leur mérite devaient recevoir quelques marques de distinction moins considérables. Il n’y a pas lieu de remarquer ceux qui obtinrent les daims, ainsi nous ne les nommerons pas. L’un des deux qui avaient mérité les demoiselles était un gradué, nommé Tsi-tsin ; l’autre, un plus jeune candidat, s’appelait Tchi-wen.

Tous ceux qui avaient été mentionnés à l’examen entrèrent dans la salle d’audience pour apprendre le résultat. Quand ils eurent remarqué de quel côté étaient les deux dames, ils s’y portèrent en foule pour voir celles dont la beauté était si célèbre, et cette partie de la salle fut remplie de spectateurs. Du côté où on avait mis les daims, un seul jeune homme, en costume de gradué, était debout, l’air triste, et ne témoignant aucun désir d’aller contempler les deux beautés. Quelques personnes dans la salle l’ayant remarqué, pensèrent qu’il devait être un des candidats mariés qui avaient réussi, et que, sachant qu’aucune des deux dames ne pouvait lui appartenir, mais qu’il avait du moins gagné un des daims, il était venu d’avance faire son choix, afin de prendre la plus belle, quand l’instant du partage serait arrivé.

Cependant, à la grande surprise de ces personnes, quelques-uns des candidats qui étaient de l’autre côté de la salle vinrent à lui, et lui dirent en le saluant : « Nous vous félicitons, monsieur, une de ces belles dames vous appartient. » Mais le gradué fit un signe de refus avec la main en disant : Je n’ai rien à démêler avec elles : Comment, s’écrièrent-ils tous, vous êtes le premier des quatre candidats heureux, vous n’êtes pas marié, et vous pouvez dire que vous n’avez rien à démêler avec elles. Le juge va bientôt paraître, répondit-il, et alors vous saurez tout. Les assistans ne pouvaient deviner ce qu’il voulait dire, et supposaient qu’il ne parlait ainsi que par modestie.

Lorsqu’on eut battu trois fois du tambour, le juge entra dans la salle, et tous ceux dont le nom avait été distingué s’avancèrent pour le saluer. Quels sont les candidats heureux, de manda-t-il alors ? Je les prie de se placer à part, afin que je puisse leur parler. Quand il eut fini ce discours, l’huissier lut sa liste tout haut. Outre Tsi-tsin, il aurait dû en paraître trois autres, mais il n’y en avait que deux présens, et ils étaient tous deux mariés, celui qui ne l’était pas était absent.

Alors le juge s’écria : Comment se fait-il que dans une circonstance comme celle-ci, il ne soit pas ici ? C’est un de mes amis, répondit Tsi-tsin, et il demeure dans le même district que moi ; n’ayant pas été prévenu de l’affaire d’aujourd’hui, il ne sera pas venu. Est-ce vous, monsieur, qui êtes le gradué Tsi-tsin, lui dit le juge ? J’ai admiré votre mérite et votre savoir : il ne pouvait y avoir de doute sur vos succès dans cet examen. Les deux dames sont véritablement très-belles, et c’est une justice du ciel de leur avoir accordé deux maris d’un si grand mérite. À ces paroles, Tsi-tsin s’inclina, et répondit : Votre seigneurie a trop de bonté ; mais je suis un homme dont la destinée est malheureuse, et je suis indigne de jouir d’une si grande félicité : je vous prie de choisir quelqu’un pour me remplacer, car je ne voudrais pas troubler le bonheur de l’épouse qu’on me destinerait. Que signifie ceci, s’écria le juge, quel peut être le motif de cet étrange refus ? Dites à l’huissier de demander aux deux dames laquelle est l’aînée et de l’engager à venir vers son mari. Tsi-tsin s’inclina de nouveau, et arrêtant l’huissier, il le pria de n’y pas aller. Quelle est la raison de cette conduite ? dit le juge. C’est mon malheureux destin, répliqua Tsi-tsin, qui me condamne au célibat, puisque je ne dois jamais être uni à une femme. Toutes celles à qui j’ai fait des propositions de mariage ne m’ont pas été plus tôt fiancées qu’elles sont tombées dangereusement malades et qu’elles sont mortes ; de cette manière, j’ai été successivement la cause innocente de la mort de six jeunes personnes, avant d’avoir atteint ma vingtième année. Tous les astrologues que j’ai consultés disent que je ne dois jamais avoir une femme, et qu’ainsi je devrais me faire prêtre, soit de la religion de Fo ou de celle de Tao, et quoique je sois maintenant dans la classe des lettrés, il faut que j’abandonne bientôt l’étude pour devenir prêtre. Je ne veux plus mettre en danger la vie d’aucune jeune femme pour ajouter par-là au nombre de mes péchés. » Le juge l’ayant écouté, lui ré pliqua ; « Pourquoi prendriez-vous ce parti ? il y a peu de confiance à accorder à de semblables prédictions. Les devins qui vous les ont faites n’étaient que des ignorans, et si vous avez été malheureux dans vos premières recherches de mariage, c’est un effet du pur hasard ; pourquoi donc vous conduisez-vous comme un homme qui a une obstruction dans le gosier et qui ne peut manger ? Quoique votre résolution semble prise, je n’y donnerai pas mon consentement. Toutefois j’ai une observation à faire : comment se fait-il que le candidat Tchi-wen ne soit pas présent ? J’avais choisi un jour heureux, afin qu’il pût venir se marier ; et comme l’écriture de son second morceau n’est pas la même que celle du premier, j’aurais voulu le questionner un peu à ce sujet. Que signifie son absence ? »

Tsi-tsin, en entendant ce discours, répondit : « C’est un secret que je ne devrais pas divulguer ; mais, d’après ce que votre seigneurie vient de dire, je serais peut-être plus coupable, si je le cachais plus long-temps. Ce candidat est un de mes amis intimes ; comme il est très-pauvre et qu’il n’a pas de quoi se marier, j’avais formé le dessein de l’aider. Les compositions sont toutes deux de moi : la première est de son écriture ; mais, à cause de son absence, j’ai écrit la seconde pour lui. J’avais résolu de lui céder le prix si j’obtenais la première place ; je ne m’attendais pas à ce que, par un bonheur extraordinaire, nous serions tous deux préférés ; puisque la grande pénétration de votre seigneurie vous a fait découvrir la vérité, mes efforts pour servir mon ami ont tourné à son détriment. Je suis forcé d’implorer de vous son pardon et de vous prier de lui accorder vous-même ce que je voulais lui faire obtenir. Les choses sont-elles ainsi ? reprit le juge. Si je n’avais heureusement tiré de vous la vérité, j’aurais fait une grande injustice à une de ces deux dames ; puisque c’est vous qui avez fait les deux compositions, la première et la seconde place vous appartiennent également, et les deux dames sont à vous. Chacun peut prétendre aux honneurs et à la richesse ; mais on trouve rarement une beauté aussi parfaite que celle de ces charmantes personnes. Celui-là seul qui est digne d’elles doit les obtenir, et non pas un prétendant qui n’a que des droits supposés. Que l’officier fasse immédiatement approcher les jeunes dames, et que le mariage soit accompli.

Tsi-tsin persistait avec obstination dans son refus, observant qu’il était impossible à un homme d’épouser deux femmes, lorsque sa mauvaise fortune l’avait empêché d’être uni à une seule. « Ce qui est arrivé aujourd’hui, dit le juge en riant, est exactement conforme à votre destinée. En vous interdisant un mariage unique, on a voulu dire que vous ne pourriez former un couple. Si vous épousiez une seule femme, alors vous feriez un couple et vous pourriez redouter les fâcheuses influences de votre destinée ; mais maintenant que vous allez avoir deux femmes, il y aura une personne de plus que le couple et cela s’accordera merveilleusement avec la prédiction. Ceci fait voir que tel en était le véritable sens, et par conséquent vous n’avez plus à craindre le retour de vos malheurs passés. »

Lorsqu’il eut fini de parler, tous les assistans exprimèrent leur approbation, en disant que ce jour-là la décision du juge avait commencé pour Tsi-tsin une nouvelle destinée et que l’explication qu’il venait de donner était admirable ; ils conseillèrent à Tsi-tsin de renoncer à sa résolution et de se joindre aux dames pour remercier le juge. Il n’y avait pas d’alternative pour Tsi-tsin et il fut obligé de céder. Accompagné des deux dames, il se tenait debout devant le juge et tous trois saluèrent leur bienfaiteur. Tsi-tsin demanda alors son cheval et accompagna les deux chaises ornées chez lui. Lorsqu’il fut parti, on distribua les récompenses inférieures. Tous ceux qui avaient été témoins du bonheur de Tsi-tsin s’écrièrent que sa félicité égalait celle des dieux immortels et qu’il en était redevable à l’estime que le juge faisait du talent et du mérite.

Trois personnes seulement avaient réussi à cet examen ; les droits de la quatrième n’étaient que supposés et il était juste que celui qui avait composé pour elle eût la récompense.

Peu de temps après, Tsi-tsin fut élevé à un plus haut rang littéraire. Cette décision donna tant de célébrité au nom du juge, qu’elle parvint enfin à la cour ; l’empereur l’appela à Péking, et lui confia un emploi dans le tribunal de la guerre. Tsi-tsin fut promu à une place dans le collège des lettrés et continua de vivre avec son ami le juge, sur le pied de père et de fils. Ainsi se trouva vérifiée l’ancienne maxime qui dit qu’il n’y a que les gens de mérite qui puissent distinguer le mérite.

  1. Leur père étant marchand.