Contes chinois (Rémusat)/La Matrone du pays de Soung

Collectif
Texte établi par Jean-Pierre Abel-RémusatMoutardier (Tome troisièmep. 143).



LA MATRONE
DU PAYS DE SOUNG.




Frontispice de Contes chinois, publié par Abel-Remusat, 1827.




LA MATRONE
DU PAYS DE SOUNG.


Les richesses et les avantages qui les suivent sont comme un agréable songe de quelques momens.

Les honneurs et la réputation ressemblent à un nuage brillant, mais qui est bientôt dissipé. L’affection de ceux-là mêmes que la chair et le sang unissent, n’est le plus souvent qu’une vaine apparence.

Les amitiés les plus tendres se changent quelquefois en de cruelles inimitiés.

Gardons-nous d’aimer à porter un collier parce qu’il est d’or, Et des chaînes, parce qu’elles sont de pierreries.

Purifions notre cœur, modérons nos désirs et détachons-nous des affections terrestres.

Regardons comme on point capital de nous conserver dans un état de liberté et de joie qui ne dépende de personne.


En se garantissant de toute passion violente, on mène une vie douce et agréable, loin des inquiétudes qui nuisent à la santé. Ce n’est pas qu’on veuille blâmer l’amour naturel qui lie un père avec son fils, ou qui unit des frères ensemble. Ils sont les uns aux autres ce que sont les branches d’un arbre avec le tronc. Cet amour doit durer autant que ce rapport mutuel. Gardez-vous de travailler pour eux comme un cheval ou une bête de somme.

Les sectes de Tao et de Fo, quoique très-différentes de la secte littéraire, s’accordent avec elle sur ces grands devoirs, et n’ont jamais pensé à les combattre ou à les affaiblir. Il est pourtant vrai que l’amour des pères pour les enfans ne doit pas jeter dans des inquiétudes excessives, quand il s’agit de procurer leur établissement : aussi dit-on communément : La fortune des enfans doit être leur propre ouvrage.

Pour ce qui est du mari et de la femme, ils sont unis très-étroitement, et par des liens infiniment respectables ; mais enfin, ou le divorce, ou la mort, rompent souvent cette union. C’est ce que nous apprend le proverbe qui dit : L’époux et l’épouse sont comme des oiseaux de la campagne ; le soir les réunit dans un même bocage, et le matin les sépare. Il faut pourtant l’avouer ; il y a bien moins à craindre l’excès dans l’amour paternel que dans l’amitié conjugale. Celle-ci s’entretient et s’accroît en secret dans des tête-à-tête, et par de grands épanchemens de cœur. Ainsi il n’est pas rare qu’une jeune femme se rende maîtresse de l’esprit d’un mari, et de là naissent les refroidissemens d’un fils envers son père. Ce sont de ces défauts grossiers, dont les gens de mérite savent bien se défendre.

À ce sujet je vais raconter un trait de la vie du fameux Tchouang-tseu ; mais je proteste d’abord que ce que je dirai ne tend point à affaiblir l’union et la paix qui doivent régner entre les gens mariés. Je prétends seulement faire voir qu’on doit être attentif à distinguer le vrai et le faux mérite pour régler son affection. A parler en général, celui qui travaille sans relâche à dompter ses passions s’en rendra enfin le maître ; la sagesse sera son partage, et une vie douce et tranquille sera le fruit de son travail.

Nos anciens, voulant moraliser sur la manière dont le laboureur cultive son champ, se sont exprimés ainsi dans les vers suivans :

Il transplante le riz en herbe dans une terre nouvellement défrichée.
En peu de temps il voit dans ce champ verdoyant et inondé l’image d’un beau ciel azuré.
Notre cœur est ce champ ; il a sa parure et ses richesses lorsque les passions y sont pures et réglées.
Il ne faut que quelques pas, et déjà le sage a fait des progrès dans la vertu.

Sur la fin de la dynastie des Tcheou, parut à la Chine un fameux philosophe appelé Tchouang-tseu. Il naquit à Meng, ville du royaume de Soung[1]. Il eut un petit mandarinat, et il se fit disciple d’un sage très-célèbre en ce temps-là, et auteur de la secte du Tao. Son nom était Li, et son surnom Eul. Mais comme il était venu au monde avec des cheveux blancs, il fut appelé Lao-tseu, c’est-à-dire, l’enfant vieillard.

Toutes les fois que Tchouang-tseu dormait, son sommeil était interrompu par un songe. Il s’imaginait être un gros papillon voltigeant çà et là, ou dans un verger, ou dans une prairie. L’impression de ce songe était si forte, que même à son réveil il croyait avoir des ailes attachées aux épaules, et qu’il était près de voler. Il ne savait que penser d’un rêve si fréquent et si extraordinaire.

Un jour profitant d’un moment de loisir, après un discours de son maître Lao-tseu sur le Yi-king[2], il lui proposa le songe qui se formait si souvent dans son imagination, et lui en demanda l’explication.

« La voici, répondit cet homme admirable, qui n’ignorait rien des merveilles de la nature. La cause de ce songe opiniâtre doit se chercher dans les temps qui ont précédé celui où vous vivez. Sachez qu’au temps que le chaos se débrouilla, et que cet univers fut formé, vous étiez un beau papillon blanc. Les eaux furent la première production du ciel : la seconde, ce furent les arbres et les plantes dont la terre fut parée, car tout fleurit et brilla à l’instant. Ce beau papillon blanc errait à son gré, et allait flairer les fleurs les plus exquises. Il sut même tirer du soleil et de la lune des agrémens infinis ; il se procura enfin une force qui le rendit immortel. Ses ailes étaient grandes et presque arrondies, son vol était rapide.

Un jour qu’il prenait ses ébats, il s’attacha à des fleurs du jardin de plaisance de la grande reine, où il avait trouvé le secret de s’insinuer, et gâta quelques boutons à peine entr’ouverts. L’oiseau mystérieux à qui on avait confié la garde de ce jardin donna au papillon un coup de bec dont il mourut.

Il laissa donc sans vie son corps de papillon ; mais l’ame qui était immortelle ne se dissipa point ; elle a passé en d’autres corps et aujourd’hui elle se trouve dans celui de Tchouang-tseu. C’est là ce qui met en vous de si heureuses dispositions à devenir un grand philosophe, capable de s’élever, d’acquérir l’art que j’enseigne, de se purifier par un entier détachement, et de s’établir dans la parfaite connaissance d’esprit et de cœur.

Dès-lors Lao-tseu découvrit à son disciple les plus profonds mystères de sa doctrine, et le disciple se sentit tout devenir un autre homme ; et suivant désormais sa première origine, il eut véritablement l’inclination du papillon, qui est de voltiger continuellement sans se fixer à aucun objet, quelque charmant qu’il lui parût. La fortune la plus brillante ne fut plus capable de le tenter. Son cœur devint insensible aux plus grands avantages : il les trouva aussi peu solides que la vapeur déliée dont se forme un même nuage, qui est le jouet des vents ; et aussi peu stables que l’eau d’un ruisseau, dont le cours est extrêmement rapide. Enfin son ame ne tenait plus à rien.

Lao-tseu, voyant que son disciple était tout-à-fait revenu des amusemens du siècle, et goûtait la vérité, l’introduisit dans les mystères du Tao-te-king, car les cinq mille mots dont ce livre est composé sont tous mystérieux. Il n’eut plus rien de réservé pour un tel disciple.

Tchouang-tseu, de son côté, se donna tout entier à cette étude ; il lisait sans cesse, il méditait, il mettait en pratique la doctrine de son maître, et, à force de sonder son intérieur, de le purifier, de le raffiner, pour ainsi dire, il comprit parfaitement la différence qui se trouvait entre ce qu’il y avait en lui de visible et d’imperceptible, entre le corps qui se corrompt, et l’esprit, qui, en quittant cette demeure, acquiert une nouvelle vie par une espèce de transformation admirable.

Tchouang-tseu, frappé de ces lumières, renonça à la charge qu’il possédait. Il prit même congé de Lao-tseu, et se mit à voyager, dans l’espérance d’acquérir de belles connaissances et de faire de nouvelles découvertes.

Cependant quelque ardeur qu’il eût pour le dégagement et le repos du cœur, il ne renonça pas aux plaisirs de l’union conjugale. Il se maria successivement jusqu’à trois fois. Sa première femme lui fut promptement enlevée par une maladie ; il répudia la seconde pour une faute qu’elle avait commise. La troisième sera le sujet de cette histoire.

Elle s’appelait Tian, et descendait des rois de Tsi[3]. Tchouang-tseu s’était fait beaucoup estimer dans ce royaume, et un des principaux de cette famille, nommée Tian, épris de son mérite, lui donna sa fille en mariage.

Cette nouvelle épouse l’emportait de beaucoup sur les deux autres qu’il avait eues. Son teint avait la blancheur de la neige, et sa taille était élégante et légère comme celle d’une immortelle. Aussi, quoique ce philosophe ne fût pas naturellement passionné, il aima tendrement cette dernière épouse.

Cependant le roi de Tsou[4], étant informé de la haute réputation de Tchouang-tseu, prit le dessein de l’attirer dans ses états : il lui députa des officiers de sa cour avec de riches présens en or et en soieries, pour l’inviter à entrer dans son conseil en qualité de premier ministre.

Tchouang-tseu, loin de se laisser éblouir à ces offres, répondit en soupirant par cet apologue : « Une génisse destinée aux sacrifices, et nourrie de puis long-temps avec délicatesse, marchait en pompe, chargée de tous les ornemens dont on pare les victimes. Au milieu de cette espèce de triomphe, elle aperçut sur sa route des bœufs attelés, qui suaient sous la charrue. Cette vue redoubla sa fierté. Mais, après avoir été introduite dans le temple, lorsqu’elle vit le couteau levé et prêt à l’immoler, elle eût bien voulu être à la place de ceux dont elle méprisait le malheureux sort. Ses souhaits furent inutiles ; il lui en coûta la vie. » Ce fut ainsi que Tchouang-tseu refusa honnêtement et les présens et les offres du roi.

Peu après il se retira avec sa femme dans le royaume de Soung, qui était sa terre natale. Il choisit pour sa demeure l’agréable montagne de Nan-hoa, dans le district de Tsao-tcheou, afin d’y passer sa vie en philosophe, et d’y goûter, loin du bruit et du tumulte, les innocens plaisirs de la campagne.

Un jour qu’il promenait ses rêveries au bas de la montagne, il se trouva in sensiblement proche des sépultures de l’habitation voisine. Cette multitude de tombeaux le frappa. « Hélas ! s’écria-t-il en gémissant, les voilà donc tous égaux ; il n’y a plus de rang ni de distinction. L’homme le plus ignorant et le plus stupide est confondu avec le sage : un sépulcre est enfin la demeure éternelle de tous les hommes : quand on a une fois pris sa place dans le séjour des morts, il n’y a plus de retour à la vie. » Après s’être occupé pendant quelque temps de ces tristes réflexions, il avança le long de ces sépultures et se trouva, sans y penser, près d’un tombeau nouvellement construit. La petite éminence faite de terre battue n’était pas encore entièrement sèche. Tout auprès était assise une jeune dame en grand deuil[5]. Elle était placée un peu à côté du sépulcre, tenant à la main un éventail blanc, dont elle éventait sans cesse l’extrémité supérieure du tombeau.

Tchouang-tseu, surpris de cette aventure : « Oserais-je, lui dit-il, vous demander de qui est ce tombeau, et pourquoi vous vous donnez tant de peine pour l’éventer ? Sans doute qu’il y a quelque mystère que j’ignore ? La jeune dame, sans se lever, et continuant toujours à remuer l’éventail, dit quelques mots entre ses dents, et répandit des larmes ; ce qui faisait voir que la honte plutôt que sa timidité naturelle l’empêchait de s’expliquer. Enfin elle lui fit cette réponse : « Vous voyez une veuve au pied du tombeau de son mari, la mort me l’a malheureusement ravi ; celui dont les os reposent sous cette tombe m’a été bien cher durant sa vie ; il m’aimait avec une égale tendresse ; même en expirant, il ne pouvait me quitter. Voici quelles furent ses dernières paroles : Ma chère épouse, me dit-il, si dans la suite tu songeais à un nouveau mariage, je te conjure d’attendre que l’extrémité de mon tombeau soit entièrement desséchée. Je te permets alors de te remarier. Or, j’ai fait réflexion que la surface de cette terre nouvellement amoncelée ne sécherait pas aisément ; c’est pourquoi vous me voyez occupée à l’éventer continuellement, afin de dissiper l’humidité. »

A un aveu si naïf, le philosophe eut bien de la peine à s’empêcher de rire. Il se posséda néanmoins, mais il se disait en lui-même : « Voilà une femme bien pressée ! Comment ose-t-elle se vanter d’avoir aimé son mari, et d’en avoir été aimée ? Qu’eût elle donc fait s’ils se fussent haïs ? » Puis, lui adressant la parole : « Vous souhaitez donc, lui dit-il, que le dessus de ce tombeau soit bientôt sec ? Mais, étant aussi délicate que vous êtes, vous serez bientôt lasse et les forces vous manqueront ; agréez que je vous aide. » Aussitôt la jeune femme se leva, et, faisant une profonde révérence, elle accepta l’offre, et lui présenta un éventail tout semblable au sien.

Alors, Tchouang-tseu, qui avait l’art d’évoquer les esprits, les appela à son secours. Il donna quelques coups d’éventail sur le tombeau, et bientôt toute l’humidité disparut. La dame, après avoir remercié son bienfaiteur avec un visage gai et riant, tira d’entre ses cheveux une aiguille de tête d’argent, et la lui présenta avec l’éventail dont elle s’était servie, le priant d’accepter ce petit présent comme une marque de sa reconnaissance. Tchouang-tseu refusa l’aiguille de tête et retint l’éventail ; après quoi la dame se retira fort satisfaite. Sa joie éclatait dans sa contenance et sa démarche.

Pour ce qui est de Tchouang-tseu, il demeura tout interdit, et, s’abandonnant aux réflexions qui naissaient d’une pareille aventure, il retourna dans sa maison. Assis dans sa chaumière, il considéra pendant quelque temps l’éventail ; puis, jetant un grand soupir, il dit

les vers suivans :
Ne dirait-on pas que deux personnes ne s’unissent ensemble que par un reste de haine conservée dès la vie[6] précédente,
Et qu’elles se cherchent dans le mariage afin de se maltraiter le plus long-temps qu’elles peuvent ?
C’est donc ainsi, à ce que je vois, qu’on est indignement oublié après sa mort par la personne qu’on avait le plus chérie.
Qu’il faut être insensé pour aimer durant sa vie tant de cœurs volages !

La dame Tian était derrière son mari, sans en être aperçue. Après avoir ouï ce qu’il venait de dire, elle s’avança tant soit peu, et se faisant voir : « Peut-on savoir, lui dit-elle, ce qui vous fait soupirer, et d’où vient cet éventail que vous tenez à la main ? » Tchouang-tseu lui raconta l’histoire de la jeune veuve, et tout ce qui s’était passé au tombeau de son mari, où il l’avait trouvée. A peine eut-il achevé son récit, que la dame Tian, le visage allumé d’indignation et de colère, chargea cette jeune veuve de mille malédictions, l’appela l’opprobre du genre humain et la honte de son sexe. Puis, regardant Tchouang-tseu : « Je l’ai dit, et il est vrai, c’est là un monstre d’insensibilité. Se peut-il trouver nulle part un si mauvais cœur ? »

Tchouang-tseu dit encore les quatre vers suivans :

Tandis qu’un mari est en vie, quelle est la femme qui ne le flatte et ne le loue ?
Est-il mort ? la voilà prête à prendre l’éventail, pour faire au plus tôt sécher le tombeau.
La peinture représente bien l’extérieur d’un animal ; mais elle ne montre pas ce qu’il est en dedans.
On voit le visage d’une personne; mais on ne voit pas le cœur.

À ce discours, Tian-chi entra dans une grande colère, « Les hommes, s’écria-t-elle, sont tous égaux quant à leur nature. C’est la vertu ou le vice qui met entre eux la différence. Comment avez — vous la hardiesse de parler de la sorte en ma présence, de condamner toutes les femmes, et de confondre injustement celles qui ont de la vertų avec des malheureuses qui ne méritent pas de vivre ? N’avez-vous pas honte de porter des jugemens si injustes, et ne craignez-vous pas d’en être puni ? »

A quoi bon tant de déclamations, répliqua le philosophe ? Avouez-le de bonne foi : si je venais à mourir maintenant, restant comme vous êtes, à la fleur de votre âge, avec la beauté et l’enjouement que vous avez, seriez-vous d’humeur à laisser couler trois, et même cinq années, sans penser à un nouveau mariage ? »

— « Ne dit-on pas, répondit la dame : Un ministre fidèle ne sert pas un second prince ; une vertueuse veuve ne pense jamais à un second mari. A-t-on jamais vu des dames de mon rang, qui, après avoir été mariées, aient passé d’une famille à une autre, et qui aient quitté le lit de leurs noces, après avoir perdu leur époux ? Si pour mon malheur vous me réduisiez à l’état de veuve, sachez que je serais incapable d’une telle action, qui serait la honte de notre sexe, et que de secondes noces ne me tenteraient pas ; je ne dis point ayant le terme de trois ou de cinq ans, mais durant toute la vie. Oui, cette pensée ne me viendrait pas même en songe. C’est là ma résolution, et rien ne pourrait m’ébranler. »

— « De semblables promesses, reprit Tchouang-tseu, se font aisément, mais elles ne se gardent pas de même. »

Ces paroles mirent encore la dame de mauvaise humeur, et elle éclata en paroles peu respectueuses. « Sachez, dit-elle, qu’une femme a souvent l’ame plus noble et plus constante dans son affection conjugale, que ne l’a un homme de votre caractère. Ne dirait-on pas que vous êtes un parfait modèle de fidélité ? Votre première femme meurt, peu après vous en prenez une seconde : celle-ci, vous la répudiez : je suis enfin la troisième. Vous jugez des autres par vous-même, et c’est pour cela que vous en jugez mal. Pour ce qui est de nous autres femmes mariées à des philosophes, qui faisons profession, comme d’une vertu austère, il nous est bien moins permis de nous remarier : si nous le faisions, nous deviendrions un objet de risée. Mais vous vous portez bien ; à quoi bon ce langage, et quel plaisir prenez-vous à me chagriner ? »

Alors, sans rien dire davantage, elle se jette sur l’éventail que son mari tenait à la main : elle le lui arrache, et de dépit elle le met en pièces. « Calmez vous, dit Tchouang-tseu, votre vivacité me fait plaisir, et je suis ravi que vous preniez feu sur un pareil sujet. » La dame se calma en effet, et on parla d’autre chose.

A quelques jours de là, Tchouang-tseu tomba dangereusement malade, et bientôt il fut à l’extrémité. La dame Tian ne quittait pas le chevet du lit, fondant en pleurs, poussant de continuels sanglots. « À ce que je vois, dit Tchouang-tseu, je n’échapperai pas de cette maladie : ce soir ou demain matin, il faudra nous dire un éternel adieu : quel dommage que vous ayez mis en pièces l’éventail que j’avais apporté ! il vous aurait servi à éventer et faire sécher la terre de mon tombeau. »

a Eh ! de grace, monsieur, s’écria la dame, en l’état où vous êtes, ne vous mettez pas dans la tête des soupçons si chagrinans pour vous, et si injurieux pour moi. J’ai étudié nos livres, je sais nos rits : mon cœur vous a été une fois donne, il ne sera jamais à un autre, je vous le jure ; et si vous doutez de ma sincérité, je consens, et je demande de mourir avant vous, afin que vous soyez bien persuadé de mon fidèle attachement. »

— Cela suffit, reprit Tchouang-tseu ; je suis rassuré sur la constance de vos sentimens à mon égard. Hélas ! je sens que j’expire, et mes yeux se ferment à jamais pour vous. » Après ces paroles, il demeura sans respiration, et sans le moindre signe de vie.

Alors la dame éplorée, et jetant les plus hauts cris, embrassa le corps de son mari, et le tint long-temps serré entre ses bras. Après quoi elle se couvrit d’un long vêtement de deuil. Nuit et jour elle fait retentir tous les environs de ses plaintes et de ses gémissemens, et donne les démonstrations de la plus vive douleur. Elle la portait à un tel excès, qu’on eût dit qu’elle était à demi folle : elle ne voulait prendre ni nourriture ni sommeil.

Les habitans de l’un et l’autre côté de la montagne vinrent rendre les derniers devoirs au défunt qu’ils savaient être un sage du premier ordre. Lorsque, la foule commençait à se retirer, on vit arriver un jeune bachelier bien fait et d’un teint brillant : rien de plus galant que sa parure. Il avait un habit de soie violet, et un bonnet noir[7], une ceinture brodée, et des souliers rouges ; un vieux domestique le suivait. Ce seigneur fit savoir qu’il descendait des rois de Tsou[8]. « Il y a quelques années, dit il, que j’avais déclaré au philosophe Tchouang-tseu que j’étais dans la résolution de me faire son disciple : je venais à ce dessein, et j’apprends à mon arrivée qu’il est mort : quel dommage ! quelle perte ! »

Aussitôt il quitte son habit de couleur, et se fait apporter un habit de deuil ; ensuite s’étant rendu près du cercueil, il frappa quatre fois de la tête contre terre, et s’écria d’une voix entrecoupée de sanglots : « Sage et savant Tchouang ! votre disciple est malheureux, puisqu’il n’a pu vous trouver en vie, et profiter à loisir de vos leçons ; je veux au moins vous marquer mon attachement et ma reconnaissance, en restant ici en deuil pendant l’espace de cent jours. » Après ces dernières paroles, il se prosterna encore quatre fois, arrosant la terre de ses larmes.

Ensuite il demanda à voir la dame pour lui faire son compliment ; elle s’excusa deux ou trois fois de paraître. Wang-sun (c’est-à-dire le petit-fils du roi) représenta que selon les anciens rits, les femmes pouvaient se laisser voir lorsque les intimes amis de leur mari lui rendaient visite. « J’ai encore, ajouta-t-il, plus de raison de jouir de ce privilége, puisque je devais loger chez le savant Tchouang-tseu, en qualité de son disciple. »

À ces instances, la dame se laisse fléchir, elle sort de l’intérieur de sa maison, et, d’un pas lent, elle s’avance dans la salle pour recevoir les complimens de condoléance ; ils se firent en peu de mots et en termes généraux.

Dès que la dame les belles manières, l’esprit et les agrémens de ce jeune seigneur, elle en fut charmée, et elle sentit au fond de l’ame les mouvemens d’une passion naissante, qu’elle ne démêlait pas bien elle-même, mais qui lui firent souhaiter qu’il ne s’éloignât pas sitôt.

Wang-sun la prévint en disant : « Puisque j’ai eu le malheur de perdre mon maître, dont la mémoire me sera toujours chère, j’ai envie de chercher ici près un petit logement où je resterai les cent jours de deuil ; puis, j’assisterai aux funérailles. Je serais bien aise aussi de lire, durant ce temps-là, les ouvrages de cet illustre philosophe : ils me tiendront lieu des leçons dont je suis privé. »

« Ce sera un honneur pour notre maison, répondit la dame, je n’y vois d’ailleurs aucun inconvénient. » Sur quoi elle prépara un petit repas et le fit servir.

Pendant le repas, elle ramassa sur un pupitre bien propre les compositions de Tchouang-tseu, elle y joignit le livre du Tao-te, présent de Lao-tseu, et elle vint offrir le tout à Wang-sun qui le reçut avec sa politesse naturelle.

A côté de la salle du mort où était le cercueil, il y avait sur une des ailes deux chambres qui regardaient cette salle tout ouverte par devant ; elles furent destinées au logement du jeune seigneur. La jeune veuve venait fréquemment dans cette salle pour pleurer sur le cercueil de son mari ; puis en se retirant, elle disait quelques mots d’honnêteté à Wang-sun qui se présentait pour la saluer. Dans ses fréquentes entrevues, bien des œillades échappaient qui trahissaient les cœurs de l’un et de l’autre.

Wang-sun était déjà à-demi pris, et la jeune veuve l’était tout-à-fait ; ce qui lụi faisait plaisir, c’est qu’ils se trouvaient placés à la campagne, et dans une maison peu fréquentée, où la négligence des rits du deuil ne pouvait guère éclater. Mais comme il coûte toujours à une femme de faire les premières démarches, elle s’avisa d’un expédient. Elle fit venir secrètement le vieux domestique du jeune seigneur. Elle lui fit d’abord boire quelques coups de bon vin, elle le flatta et l’amadoua ; ensuite elle vint insensiblement jusqu’à lui demander si son maître était marié ? « Pas encore, répondit-il. — Eh ! continua-t-elle, quelles qualités voudrait-il trouver dans une personne pour en faire son épouse ? »

Le valet, que le vin avait rendu gai, répliqua aussitôt : « Je lui ai oui dire que, s’il en trouvait une qui vous ressemblât, il serait au comble de ses désirs, » Cette femme repartit incontinent : « Ne mens — tu point ? M’assures-tu qu’il ait parlé de la sorte ? — Un vieil lard comme moi, répondit-il, serait-il capable de mentir, et aurait-il le front d’en imposer à une personne de votre mérite ? — Hé bien ! poursuivit-elle, tu es très-propre à ménager mon mariage avec ton maître, tu ne perdras pas ta peine ; parle-lui de moi, et si tu vois que je lui agrée, assure-le que je regarderais comme un grand bonheur d’être à lui.

« Il n’est pas besoin de le sonder sur cet article, dit le valet, puisqu’il m’a avoué franchement qu’un pareil mariage serait tout-à-fait de son goût. Mais, ajoutait-il, cela n’est pas possible, parce que je suis disciple du défunt : on en gloserait dans le monde.

« Bagatelle que cet empêchement, reprit la veuve passionnée, ton maître n’a point été réellement disciple de Tchouang-tseu : il n’avait fait que promettre de le devenir, ce n’est pas l’avoir été. D’ailleurs étant à la campagne et à l’écart, qui songerait à parler de notre mariage ? Va, quand il surviendrait quelque autre obstacle, tu es assez habile pour le lever, et je reconnaîtrai libéralement tes services. » Elle lui versa en même temps plusieurs coups d’excellent vin pour le mettre en bonne humeur.

Il promit donc d’agir, et, comme il s’en allait, elle le rappela, « Écoute, dit-elle, si ton maître accepte mes offres, viens au plus tôt m’en apporter la nouvelle à quelque heure du jour et de la nuit que ce soit ; je t’attendrai avec impatience. »

Après qu’elle l’eut quitté, elle fut d’une inquiétude extraordinaire ; elle alla bien des fois dans la salle sous divers prétextes ; mais au fond, c’était pour s’approcher un peu de la chambre du jeune seigneur. A la faveur des ténèbres, elle écoutait à la fenêtre de la chambre, se flattant qu’on y parlait de l’affaire qu’elle avait si fort à cœur.

Pour lors, passant assez près du cercueil, elle entendit quelque bruit, elle tressaillit de peur. « Hé ! quoi, dit-elle tout émue, serait-ce que le défunt donnerait quelque signe de vie ? » Elle rentre au plus tôt dans sa chambre, et, prenant la lampe, elle vient voir ce qui avait causé ce bruit. Elle trouve le vieux domestique étendu sur la table posée devant le cercueil pour y brûler des parfums et y placer des offrandes à certaines heures. Il était là à cuver le vin que la dame lui avait fait boire. Toute autre femme aurait éclaté à une pareille irrévérence à l’égard du mort. Celle-ci n’osa se plaindre ni même éveiller cet ivrogne. Elle va donc se coucher ; mais il ne lui fut pas possible de dormir.

Le lendemain elle rencontra ce valet qui se promenait froidement, sans songer même à lui rendre réponse de sa commission. Ce froid et ce silence la désolèrent. Elle l’appela, et l’ayant introduit dans sa chambre : « Eh bien, dit — elle, comment va l’affaire dont je t’ai chargé ? — Il n’y a rien à faire, ré pondit-il sèchement. — Eh ! pourquoi donc, reprit-elle ? Sans doute tu n’auras pas retenu ce que je t’ai prié de dire de ma part, ou tu n’as pas su le faire valoir. — Je n’ai rien oublié, poursuivit le domestique ; mon maître a été même ébranlé ; il trouve l’offre avantageuse et est satisfait de ce que vous avez répliqué sur l’obstacle qu’il envisageait d’abord dans sa qualité de disciple de Tchouang-tseu. Ainsi cette considération ne l’arrête plus. Mais, m’a-t-il dit, il y a trois autres obstacles insurmontables, et j’aurais de la peine à les déclarer à cette jeune veuve.

— Voyons un peu, reprit la dame, quels sont ces trois obstacles. Les voici, poursuivit le vieux domestique, tels que mon maître me les a rapportés : 1° le cercueil du mort étant exposé encore dans la salle, c’est une scène bien lugubre : comment pourrait-on s’y réjouir et célébrer des noces ? 2° L’illustre Tchouang ayant si fort aimé sa femme, et elle ayant témoigné pour lui une si tendre affection, fondée sur sa vertu et sa grande capacité, j’ai lieu de craindre que le cœur de cette dame ne reste toujours attaché à son premier mari, surtout lorsqu’elle trouvera en moi si peu de mérite. 3° Enfin, je n’ai pas ici mon équipage ; je n’ai ni meubles, ni argent : où prendre des présens de noces, et de quoi faire des repas ? Dans le lieu où nous sommes, je ne trouverais pas même à qui emprunter. Voila, madame, ce qui l’arrête.

— Ces trois obstacles, répondit-elle, vont être levés à l’instant, et il ne faut pas beaucoup y rêver. Quant au premier article : cette machine lugubre, que renferme-t-elle ? Un corps inanimé, dont on n’a rien à craindre. J’ai dans un coin de mon terrain une vieille masure ; quelques paysans du voisinage que je ferai venir y transporteront cette machine, sans qu’elle paraisse ici davantage. Voilà déjà un obstacle levé.

Quant au second article, ah ! vraiment feu mon mari était bien ce qu’il paraissait être, un homme d’une rare vertu et d’une grande capacité. Avant de m’épouser, il avait déjà répudié sa seconde femme : c’était un beau ménage, comme tu vois. Sur le bruit de sa réputation, qui était assez mal fondé, le dernier roi de Tsou lui envoya de riches présens, et voulut le faire son premier ministre. Lui, qui sentait son incapacité très réelle, et qui vit qu’elle éclaterait dans un pareil emploi, prit la fuite, et vint se cacher dans ce lieu solitaire. Il n’y a qu’un mois que, se pro menant seul au bas de la montagne, il rencontra une jeune veuve occupée à faire sécher à coups d’éventail l’extrémité supérieure du tombeau de son mari, parce qu’elle ne devait se remarier que quand il serait sec. Tchouang l’acosta, la cajola, lui ôta des mains l’éventail, et se mit à en jouer pour lui plaire, en séchant au plus vite le tombeau. Ensuite il voulut retenir cet éventail comme un gage de son amitié, et l’apporta ici ; mais je le lui arrachai des mains et le mis en pièces. Étant sur le point de mourir, il remit cette histoire sur le tapis, ce qui nous brouilla encore ensemble. Quels bienfaits ai-je reçus de lui, et quelle amitié m’a-t-il tant témoignée ? Ton maître est jeune ; il aime l’étude ; il se fera immanquablement un nom dans la littérature : sa naissance le rend déjà illustre ; il est, comme moi, du sang des rois. Voilà entre nous un rapport admirable de conditions. C’est le ciel qui l’a conduit ici pour nous unir. Telle est notre destinée.

« Il ne reste plus que le troisième empêchement. Pour ce qui regarde les bijoux et le repas des noces, c’est moi qui y pourvoirai. Crois-tu que j’aie été assez simple pour ne pas me faire un petit trésor de mes épargnes ? Tiens, voilà déjà vingt taëls ; va les offrir à ton maître ; c’est pour avoir des habits neufs ; pars au plus vite, et informe-le bien de tout ce que je viens de te dire. S’il donne son consentement, je vais tout préparer pour célébrer ce soir même la fête de notre mariage. »

Le valet reçut les vingt taëls, et alla rapporter tout l’entretien à Wang-sun, qui enfin donna le consentement si fort souhaité. Dès que la dame eut appris cette agréable nouvelle, elle fit éclater sa joie en cent manières. Elle quitte aussitôt ses habits de deuil, elle se pare, s’ajuste, se farde, tandis que, par ses ordres, on transporte le cercueil dans la vieille masure. La salle fut à l’instant nettoyée et ornée pour la cérémonie de l’entrevue et des noces. En même temps on préparait le festin, afin que rien ne manquât à la réjouissance.

Sur le soir, la jeune dame fit préparer la chambre nuptiale : la salle fut éclairée d’un grand nombre de belles lanternes garnies de flambeaux. Sur la table du fond était le grand cierge nuptial. Lorsque tout fut prêt, Wang-sun parut avec un habit et un ornement de tête qui relevaient beaucoup la beauté de ses traits et de sa taille. La dame vint aussitôt le joindre, couverte d’une longue robe de soie enrichie d’une broderie très-fine : ils se placèrent l’un à côté de l’autre, vis-à-vis le flambeau nuptial : c’était un assemblage charmant. Ainsi rapprochés ils se donnaient mutuellement de l’éclat l’un à l’autre, à-peu-près comme des pierreries et des perles rehaussent la beauté d’un drap d’or, et en paraissent plus belles.

Après avoir fait les révérences accoutumées dans une pareille cérémonie, et s’être souhaité toutes sortes de prospérités dans leur mariage, ils se prirent par la main et passèrent dans l’appartement intérieur : là ils pratiquèrent le grand rit, de boire tous deux, l’un après l’autre, dans la coupe d’alliance. Après quoi ils se mirent à table.

Le festin étant fini, et lorsqu’ils étaient sur le point de se coucher, il prit tout-à-coup au jeune époux d’horribles convulsions : son visage paraît tout défiguré, ses sourcils se froncent et s’élèvent, sa bouche fait d’affreuses contorsions : il ne peut plus faire un pas, et voulant monter sur le lit, il tombe par terre. Là étendu tout de son long, il se frotte la poitrine des deux mains, criant de toutes ses forces qu’il a un mal de cœur qui le tue.

La dame éperduement amoureuse de son nouvel époux, sans penser ni au lieu où elle est, ni à l’état où elle se trouve, crie au secours, et se jette à corps perdu sur Wang sun. Elle l’embrasse, elle lui frotte la poitrine où était la violence de la douleur : elle lui demande quelle est la nature de son mal ? Wang sun souffrait trop pour répondre. On eût dit qu’il était près d’expirer.

Son vieux domestique accourant au bruit, le prend entre ses bras, et l’agite. Mon cher Wang-sun, s’écria la dame, a-t-il déjà éprouvé de semblables accidens ? Cette maladie la déjà pris plusieurs fois, répondit le valet ; il n’y a guères d’année qu’il n’en soit attaqué. Un seul remède est capable de le sauver. Dis-moi vite, s’écria la nouvelle épouse, quel est ce remède ? Le médecin de la famille royale, continua le valet, a trouvé ce secret, qui est infaillible. Il faut prendre de la cervelle d’un homme nouvellement tué, et lui en faire avaler dans du vin chaud ; aussitôt les convulsions cessent, et il est sur pied. La première fois que ce mal le prit, le roi, son parent, ordonna qu’on fît mourir un prisonnier qui méritait la mort, et qu’on prît de sa cervelle : il fut guéri à l’instant. Mais hélas ! où en trouver maintenant ?

Mais, reprit la dame, est-ce que la cervelle d’un homme qui meurt de sa mort naturelle, n’aurait pas un bon effet ? Notre médecin, reprit le vieux domestique, nous avertit qu’au besoin on pourrait absolument se servir de la cervelle d’un mort, pourvu qu’il n’y eût pas quarante-neuf jours qu’il fut expiré, parce que la cervelle n’étant pas encore desséchée, conserve sa vertu.

Hé ! s’écria la dame, il y a vingt jours que mon mari est mort ; il n’y a qu’à ouvrir son cercueil, et y prendre un remède si salutaire. J’y avais bien pensé, répliqua le valet ; je n’osais vous le proposer, et je craignais que cette seule pensée ne vous fit horreur. Bon, répondit-elle, Wang-sun n’est-il pas à présent mon mari : s’il fallait de mon sang pour le guérir, est-ce que j’y aurais regret ? Et j’hésiterais par respect pour un cadavre qui bientôt va tomber en poussière !

Sur-le-champ elle laisse Wang-sun entre les bras du vieux domestique : elle prend d’une main la hache destinée à fendre le bois de chauffage, et la lampe de l’autre : elle court avec précipitation vers la masure où était le cercueil : elle retrousse ses longues manches, empoigne la hache des deux mains, l’élève, et de toutes ses forces en décharge un grand coup sur le couvercle du cercueil, et le fend en deux.

La force d’une femme n’aurait pas été suffisante pour un cercueil ordinaire. Mais Tchouang-tseu, par un excès de précaution et d’amour pour la vie, avait ordonné que les planches de son cercueil fussent très-minces.

Ainsi du premier coup la planche fut fendue : quelques autres coups achevèrent d’enlever le couvercle. Comme ce mouvement extraordinaire l’avait essoufflée, elle s’arrêta un moment pour prendre haleine. Au même instant elle entend pousser un grand soupir ; et jetant les yeux sur le cercueil, elle voit que son premier mari se remue et se met sur son séant.

On peut juger quelle fut la surprise de la dame Tian. La frayeur subite dont elle fut saisie lui fit pousser un grand cri : ses genoux se dérobent sous elle ; et dans le trouble où elle se trouve, la hache lui tombe des mains sans qu’elle s’en aperçoive.

Ma chère épouse, lui dit Tchouang, aidez-moi un peu à me lever. Dès qu’il fut sorti du cercueil, il prend la lampe, et s’avance vers l’appartement. La dame le suivait, mais d’un pas chancelant et suant à grosses gouttes, parce qu’elle y avait laissé le jeune Wang-sun et son valet, et que ce devait être le premier objet qui se présenterait à la vue de son mari.

Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre, tout y parut orné et brillant : mais heureusement Wang-sun et le valet ne s’y trouvèrent pas. Elle se rassura un peu, et songea aux moyens de plâtrer une si mauvaise affaire : ainsi jettant un regard tendre sur Tchouang-tseu : « Votre petite esclave, lui dit-elle, depuis le moment de votre mort, était occupée jour et nuit de votre cher souvenir : enfin ayant entendu un bruit assez distinct qui venait du cercueil, et me ressouvenant des histoires qu’on rapporte de certains morts qui sont retournés à la vie, je me suis flattée que vous pourriez bien être de ce nombre : j’ai donc couru au plus vite, et j’ai ouvert le cercueil. Béni soit le ciel, mon espérance n’a pas été trompée : quel bonheur pour moi de retrouver un mari si cher, dont je pleurais continuellement la perte ! »

Je vous suis obligé, dit Tchouang-tseu, d’un si grand attachement pour moi. J’ai pourtant une petite question à vous faire : pourquoi n’étiez-vous pas en deuil ? Comment vous vois-je vêtue d’un habit de brocard brodé ?

La réponse fut bientôt prête : J’allais, dit-elle, ouvrir le cercueil avec un secret pressentiment de mon bonheur : la joie dont je devais être comblée ne de mandait pas un vêtement lugubre, et il n’était pas convenable de vous recevoir plein de vie dans des habits de deuil : c’est ce qui m’a fait prendre mes habits de noces.

A la bonne heure, dit Tchouang-tseu, passons cet article. Pourquoi mon cercueil se trouve-t-il dans cette masure, et non dans la salle, où naturellement il devait être ? Cette question embarrassa la dame, et elle ne put y répondre.

Tchouang-tseu jettant les yeux sur les plats, sur les tasses, et sur tous les autres signes de réjouissance, les considéra attentivement : et puis, sans s’expliquer, il demanda du vin chaud pour boire : il en avala plusieurs coups, sans dire un seul mot, tandis que la dame était fort intriguée. Après quoi il prit du papier et le pinceau, et il écrivit les vers suivans :

Épouse infidèle, ta conduite passée est celle d’un implacable ennemi.
Aujourd’hui tu me parles de ta tendresse ; mais je n’en suis nullement touché.
Si je consentais à vivre avec toi comme un bon mari doit faire avec sa femme,
N’aurais-je pas à craindre que tu ne vinsses me fendre la tête d’un coup de hache ?
Cette méchante femme, ayant lu ces vers, changea tout-à-coup de couleur ; et dans la confusion dont elle était couverte, elle n’osa ouvrir la bouche. Tchouang-tseu continua à écrire quatre autres vers, dont voici le sens :
Qu’ai-je gagné par tant de témoignages de la plus tendre amitié ?
Un inconnu n’a eu qu’à paraître, j’ai été aussitôt oublié.
On est venu m’assaillir dans le cercueil à grands coups de hache :
C’est un empressement bien plus grand que celui de sécher le tombeau avec l’éventail.


Après quoi Tchouang-tseu dit à la dame : « Regarde ces deux hommes qui sont derrière toi », et il les montrait du doigt. Elle se tourne, et aperçoit Wang-sun et son vieux domestique, qui étaient près d’entrer dans la maison. Ce fut pour elle un nouveau sujet de frayeur. Ayant tourné une seconde fois la tête, elle s’aperçut qu’ils avaient disparu.

Enfin cette malheureuse, au désespoir de voir ses intrigues découvertes, et ne pouvant plus survivre à sa honte, se retire à l’écart. Là elle dénoue sa ceinture de soie, et se pend à une poutre. Fin déplorable, où conduit d’ordinaire une passion honteuse à laquelle on se livre ! Celle-ci pour le coup est sûrement morte sans aucune espérance de retour à la vie.

Tchouang-tseu l’ayant trouvée en cet état, la détache, et, sans autre façon, va raccommoder un peu le cercueil brisé, où il enferme le cadavre. Ensuite faisant un carillon ridicule, en frappant sur les pots, sur les plats, et sur les autres ustensiles qui avaient servi au festin des noces, il entonna la chanson suivante, appuyé sur un côté du cercueil.

Grosse masse sans ame ! durant ta vie nous avons été unis ensemble ;
Mais fus-je jamais bien ton mari et te dois-je regarder comme ma femme ?
Le pur hasard nous réunit, ma malheureuse destinée nous plaça sous le même toit.
Le terme est enfin expiré ; j’en suis quitte.
Si nous fûmes unis, nous voilà éternellement séparés, ingrate et infidèle.
Dès que tu me crus mort, ton cœur volage passa à un autre :
Il fit voir ce qu’il était : avait-il été auparavant un moment à moi ?
Il n’y a qu’un instant que tu te donnais un nouvel époux ;
Serais-tu morte pour aller le rejoindre dans le séjour des ombres ?
Les plaisantes funérailles dont tu m’honorais !
Tu me régalais d’un grand coup de hache.
Ce sont ici de vraies funérailles ;
C’est pour te consoler qu’est faite cette chanson avec sa symphonie.
Le sifflement de la hache se fit entendre à mes oreilles,
Et il me délivra du sommeil de la mort.
Les accens de ma voix dans ce concert ont dû aller jusqu’à toi.
Je crève de dépit et de joie : mettons en pièces ces pots et ces plats de terre, ridicules instrumens de ma symphonie :
La fête de tes obsèques est finie. O ! qui t’aurait bien connue ! Tu dois à-présent me connaître.

Tchouang-tseu ayant achevé de chanter, se mit à rêver un moment, et il fit ces quatre vers :

Te voilà morte, il n’y a plus qu’à t’enterrer.
Quand tu me crus mort, tu disais : je me remarierai.
Si je m’étais trouvé véritablement mort,
Que de plaisanteries tu aurais faites sur mon compte !

Après quoi Tchouang-tseu fit de grands éclats de rire ; et donnant à droite et à gauche sur les ustensiles, il brisa tout. Il fit plus : il mit le feu à la maison, qui n’était couverte que de chaume. Ainsi tout fut bientôt réduit en cendre : et ce fut là le bûcher de la malheureuse Tian, dont il ne resta plus de vestige. On ne sauva de l’incendie que le livre Tao-te. Ce furent des voisins qui le recueillirent, et qui le conservèrent.

Après cela Tchouang tseu se remit à voyager, bien résolu de ne jamais se remarier. Dans ses voyages, il rencontra son maître Lao-tseu, à qui il s’attacha le reste de sa vie, et devint lui même philosophe célèbre.

Le fameux Ou, dans un transport de jalousie, tue sa femme ; c’est sa brutalité.
L’illustre Siun meurt presque de douleur à la mort de sa femme ; c’est folie.
Le philosophe Tchouang s’égaye par le carillon des pots et des verres ;
Il prend le parti de la liberté et se livre à la joie ; voilà le maitre que je veux suivre.
  1. C’est la province de Chan-tong.
  2. Livre canonique de la Chine.
  3. Le royaume de Tsi est à présent la province de Chan-si.
  4. C’est la province de Hou-kcuang.
  5. C’est-à-dire qu’elle était vêtue d’un long habit blanc d’une grosse étoffe sans couture.
  6. Il parle selon l’opinion de ceux qui croient à la métempsycose.
  7. Bonnet que portent les jeunes lettrés.
  8. Le royaume de Tsou est maintenant la province de Hou-kouang.