Contes chinois, précédés d’une Esquisse pittoresque de la Chine/Trois jours à Pékin


Trois jours
à Pékin

Tablettes d’un Voyageur.



I


F***, missionnaire apostolique,
au révérend père C***, de la Société de Jésus.


Pékin, ce……
Mon cher et vénérable ami,



V Vous avez vu dans ma dernière lettre que je me disposais à quitter Nankin pour me rendre à Pékin. L’ancienne capitale de l’Empire, car Nankin (cour du Midi) a été pendant plusieurs siècles le séjour des souverains, est bien déchue de sa première splendeur ; on y compte cependant encore près de quatre millions d’habitants dont la plupart résident sur des barques nommées champans, Cette ville est fort agréable ; ce qu’on y trouve de plus curieux en monuments est cette célèbre tour de porcelaine, située à quelque distance des murs d’enceinte, et qui depuis tant de siècles fait l’admiration des voyageurs. Il existe en Chine une infinité de ces tours, improprement appelées pagodes par les Européens, et dont le véritable nom est Ta. Les savants n’ont pu expliquer leur destination, mais il est évident, que ces singuliers édifices se rattachent au culte. La tour de porcelaine, qui doit son nom aux plaques et aux tuiles de porcelaine qui la revêtent, est octogone et construite en maçonnerie ; elle est isolée au milieu d’une vaste enceinte carrée, entourée de portiques. Ce beau monument a onze étages ; son diamètre est de treize mètres trente centimètres a sa base, sa hauteur totale de soixante-dix mètres. Un escalier en spirale bâti dans la partie solide du mur qui entoure un espace vide s’élève jusqu’au sommet ; aux côtés de cet escalier sont des images du dieu Fo ou Boudha et de la déesse Kouan-Yin, divinité adorée des femmes, qui fait attention aux cris des mortels et vient à leur secours. À chacun des angles extérieurs des onze toits pend une clochette de cuivre que le moindre vent fait résonner. Le comble est admirable ; c’est une espèce de mât dont la racine tient au plancher du huitième étage et qui s’élève fort au-dessus du couronnement ; sur sa pointe est un immense globe doré.

Après avoir quitté la province de Kiang-nan, la plus riche de l’Empire, j’ai traversé celle de Chan-tong qui pourrait s’appeler le jardin fruitier de la Chine. La fertilité de son terroir, les canaux qui coupent en tous sens le pays, les quais et surtout les ponts m’ont frappé d’admiration. Dans ce dernier genre d’architecture, les Chinois ont surpassé tous les peuples. Enfin, après bien des fatigues et mille contrariétés dont je vous épargne le tableau, je suis entré dans la province du Pe-tche-li, dont la ville principale est, comme vous le savez, Pékin, capitale de tout l’Empire. Le climat y est tempéré ; le pays est plat et bien cultivé ; les routes y sont mieux entretenues que dans les autres provinces ; elles sont fort, larges, et on trouve d’espace en espace des espèces d’asiles où

LA TOUR DE PORCELAINE (Trois Jours à Pékin)


les voyageurs peuvent se reposer, ce qui est d’un grand secours, car les auberges sont rares et mal tenues. De demi-lieue en demi-lieue sont établis de petits corps-de-garde pour la sûreté publique, et qui servent aussi à marquer les distances ; on y lit les noms des principales villes des environs. Les soldats de ces postes sont chargés de porter les missives du gouvernement qu’ils se font passer de main en main. J’ai voyagé de toutes les façons, sur terre et sur eau ; cette dernière manière est la plus agréable ; les barques sont fort propres. Cependant, quoique le panorama qui se développait chaque jour devant moi fût magnifique, j’y faisais peu attention, tant j’avais hâte d’arriver à Pékin.

Enfin aujourd’hui, à six heures du soir, par un temps magnifique, l’immense capitale s’est présentée à mes yeux. Malgré les relations de nos bons missionnaires qui m’avaient dépeint cette ville, mon étonnement a été grand. Figurez-vous, mon cher ami, deux villes, l’une tartare, l’autre chinoise qui est beaucoup plus longue que large, formant à elles deux un circuit de sept lieues, sans compter les faubourgs, et renfermant une population que l’estimation la plus faible porte à plus de deux millions. Comme toutes les villes de la Chine, Pékin est entouré de fortes murailles, plus hautes que la plupart des maisons qu’elles renferment ; leur hauteur est d’environ dix mètres ; elles ont sept mètres de largeur à leur base et quatre au sommet. Ces murs crénelés sont flanqués de bastions et de tourelles. On entre dans l’enceinte de la ville par seize grandes portes d’un assez beau style. La cité des Tartares a neuf portes, deux à l’orient, deux au couchant, deux au nord et trois au midi ; la cité des Chinois n’en a que sept, à chacune desquelles répond un faubourg. Devant chaque porte est une esplanade, enclose d’un mur demi-circulaire et formant une sorte de place d’armes ; de chaque côté s’élèvent des tours à neuf étages, destinées à loger les gardes.

Une espèce de boulevard, pavé en larges pierres de taille, entoure la ville. Vous ne pouvez, mon cher ami, vous faire une idée du curieux spectacle que présente ce boulevard, encombré par les voitures et des marchands de tout genre : c’est un vacarme épouvantable, auquel ne contribue pas peu la musique des comédiens ambulants qui donnent des représentations en plein vent. J’ai joui du coup d’œil assez longtemps, car mes guides sont restés au moins une heure avant de pouvoir se frayer un passage. Enfin je suis arrivé à bon port, et suis descendu dans une riche hôtellerie qui n’est autre qu’une embarcation sur le canal ; car les champans ne sont pas seulement les habitations des portefaix et des ouvriers, ce sont aussi des boutiques, des auberges, des lieux de plaisirs.

Tout en prenant le thé, auquel par parenthèse j’ai eu grand’peine à m’habituer, car on le boit en Chine fort faible et sans sucre, je vous écris mes premières impressions. Je compte rester trois jours à Pékin, et, dès demain matin de bonne heure, je vais parcourir la ville, à moins que je ne sois inquiété, en ma double qualité d’Européen et de prêtre catholique. Heureusement j’ai une lettre de recommandation pour un riche mandarin lettré, cousin du vice-roi (tsoung-tou) de la province. Vale et me ama.


II
Le même au même.


Je suis fatigué, abîmé, épuisé, et, par-dessus tout, émerveillé. J’ai couru la journée entière à travers cet immense dédale qu’on appelle Pékin, et je crois, en vous écrivant, mon cher ami, avoir vu en réalité les admirables fantaisies des Mille et une Nuits. Mon Dieu ! combien d’épithètes se seraient échappées de la plume de Mme  de Sévigné, si ce grand écrivain eut été à ma place. Ce que je vais raconter est, je vous assure, beaucoup plus étonnant, plus surprenant, plus merveilleux que le mariage de M.  de Lauzun avec la Grande demoiselle. Malgré ma fatigue, j’ai voulu vous écrire avant de me reposer, car les instants sont précieux pour un voyageur.

À peine levé, j’ai pris à la hâte du pe-tsai et deux ou trois tasses de thé accompagnées d’une pipe d’excellent tabac. Le pe-tsai ressemble assez à nos laitues romaines par ses feuilles, mais le goût en est plus délicat : c’est le mets favori du peuple. On le sale, on le confit dans le vinaigre, puis on le mélange avec du riz. Je vous dirai, mon vieil ami, que si j’accepte assez volontiers la nourriture des Chinois, je ne puis m’accoutumer à leur manière de manger. Ils remplacent peu avantageusement les cuillers et les fourchettes par de petits instruments d’ivoire qui ressemblent à des aiguilles à tricoter : cela s’appelle des chopsticks. Or, je m’en sers d’une manière si maladroite, que j’ai pensé faire mourir d’un fou rire mon hôtelier, gros Chinois dont la rotondité ferait envie au plus replet des aubergistes de Londres. Après mon modeste repas, je me suis mis en route avec un guide, espèce de portefaix qui me rappelle par sa loquacité les cicerone italiens.

Au risque d’être un peu long, je vais vous donner autant que possible la description de Pékin. En Chine, tout se ressemble, à peu d’exceptions près : langage, mœurs, costumes, habitations. En vous faisant connaître Pékin, vous aurez donc une idée assez exacte de ce pays merveilleux appelé le Céleste Empire. Ce qui m’a d’abord étonné, et je pourrais dire ahuri, c’est la foule immense qui se presse dans les vastes rues de la ville. Ces rues, dont une a cent vingt pieds (40 mètres) de largeur et une lieue de long, sont presque tirées au cordeau, et produiraient encore plus d’effet si elles étaient pavées et tenues proprement. Chaque matin, une multitude considérable d’ouvriers et de paysans arrive des faubourgs et des villages voisins ; mais ce qui augmente le bruit et anime la voie publique, c’est que la plupart, des corps de métiers, au lieu de rester dans les boutiques et d’attendre les clients, courent les rues, portant avec eux les instruments de leur profession. Les voitures et les litières se croisent en tous sens. Un mandarin de première classe sort-il de sa maison, il est accompagné, non seulement de ses domestiques, mais encore de tous les mandarins qui lui sont subordonnés, et qui se font suivre eux-mêmes de leurs valets. Le plus grand ordre règne cependant au milieu de cette foule ; les Chinois ont beaucoup de respect pour la loi, et d’ailleurs la justice est expéditive. La ville est partagée en une infinité de quartiers, soumis à certains chefs qui ont chacun le droit d’inspection sur dix maisons. Les habitants de chaque quartier doivent se défendre et se protéger mutuellement. S’il se commet un vol ou s’il arrive quelque désordre, ils en sont tous responsables : c’est un moyen employé dans toute la Chine pour arriver à la découverte des délits ; en outre, chaque père de famille répond de la conduite de ses enfants et de ses domestiques. La nuit on ferme les portes de la ville, ainsi que des barrières qui se trouvent aux extrémités des rues.

Les maisons de Pékin, comme celles des autres villes de l’Empire, sont très-basses, et consistent ordinairement en un rez-de-chaussée, divisé en plusieurs appartements situés le long du mur de face, et éclairés par des croisées qui ont seulement vue sur des cours intérieures. En général, on ne perce point de croisées sur la rue, afin que les passants ne puissent regarder dans la maison ; on élève même souvent derrière la porte du logis un petit mur à hauteur d’appui, sur lequel est posé un paravent qui empêche tout regard indiscret. Toutes les maisons importantes ont trois portes ; d’entrée ; celle du milieu ne s’ouvre que dans les grandes occasions ou pour recevoir les hôtes illustres, tandis que les autres, plus petites, sont pour l’usage journalier ; elles sont ornées, des deux côtés, de lanternes portant le nom et le titre du propriétaire. La principale pièce, après celle d’entrée, sert à recevoir les visiteurs qui ne pénètrent pas souvent dans les autres appartements. Les plus grandes maisons chinoises ont rarement d’autre escalier que les quelques marches qui les élèvent au-dessus du niveau du sol. J’ai vu cependant, plusieurs maisons de gros marchands ayant un étage au-dessus du rez-de-chaussée, ou une plate-forme en bois établie sur le toit pour y prendre le frais ou y faire sécher les marchandises.

Malgré le dire de certains écrivains, mon cher ami, les habitations chinoises sont assez solidement construites ; presque toutes les fondations sont en granit. La charpente est en bois, les murailles en briques bleues, et souvent décorées d’ornements en stuc. On ne bâtit pas en pierre, et la raison en est, je crois, que le climat s’oppose à l’emploi de cette sorte de matériaux. Le toit, ou plutôt le double toit, qui repose sur des colonnes en bois, et non sur les murailles, a la forme d’une tente ou pavillon en tente ; il est revêtu de tuiles creuses et vernissées. Les bois employés pour ces constructions sont le bambou, le bois de fer (tie-li-mu), et le nan-mu, qui passe pour incorruptible : « Lorsqu’on veut bâtir pour l’éternité, me dit mon guide avec une certaine emphase, il faut se servir du nan-mu. »

Quiconque n’a point vu une ville ou un village chinois, ne peut se figurer l’air de fête que présentent ces habitations si légères, si coquettes : les bourgades hollandaises ne peuvent leur être comparées. Ces doubles toits vernis qui étincellent aux feux du soleil, ces murs, ces portiques diaprés de mille couleurs, ces pavillons élancés dans les airs, et dont les mille clochettes s’agitent au moindre vent, ces colonnades sculptées avec un art inouï, vous étonnent et vous égaient en même temps. Cette élégance ne manque pas cependant de simplicité, et les palais même des mandarins se distinguent plus par leur étendue que par leur magnificence ; les Chinois réservent pour les monuments d’utilité publique toutes les splendeurs du luxe. L’intérieur des maisons bourgeoises n’est point encombré de meubles ; on n’y trouve ordinairement que des paravents, des tables, des chaises de bois ou de corne, des vases de porcelaine, de grandes lanternes de soie peintes de différentes couleurs et suspendues au plancher en forme de lustres, enfin quelques cadres de satin blanc, sur lesquels sont écrits en gros caractères des préceptes de morale tirés des livres sacrés. Les lits sont, décorés avec luxe et couverts souvent de riches étoiles, mais on ne les aperçoit pas ; les Chinois trouveraient fort, inconvenant de faire entrer un étranger dans la chambre à coucher. Les appartements n’ont point de cheminées ; on ne se sert dans ce pays que de fourneaux de briques, et on brûle du charbon de bois ou de terre.

Ce qui frappe l’attention dans toutes les villes chinoises, et sur tout a Pékin, c’est la multitude des pagodes ou temples, dont les toits vernis s’élèvent, bien au-dessus des maisons ; on en rencontre à chaque pas, et les portes même des villes en sont surmontées. Tous les carrefours sont occupés par des arcs de triomphe, qu’on appelle pay-leou. Ces monuments sont d’autant plus nombreux, qu’on ne les élève pas seulement pour rappeler un grand événement politique ; le plus souvent ils rappellent la mémoire d’un homme obscur, mais distingué par ses vertus, ou d’un riche mandarin qui a fait construire à ses frais un pont ou quelque autre monument d’utilité publique. Les pay-leou. formés de trois portes à colonnes qui supportent une immense frise, sont couverts d’inscriptions et d’ornements travaillés à jour : j’en ai vu de fort, remarquables.

Grâce aux larges épaules de mon guide, qui me faisait un passage à travers la foule, je parvins au bout d’une heure à la maison du cousin du vice-roi, pour lequel j’avais une lettre de recommandation. Je présentai au portier, suivant l’usage, un billet, sur lequel j’indiquais mon nom, ma qualité et le sujet de ma visite. Bientôt après, parut dans le vestibule une sorte d’intendant, qui, après force génuflexions, me dit avec toutes les formes de la poslitesse exquise qui caractérise les Chinois, que son maître était au palais impérial et qu’il serait vivement fâché de ne m’avoir pas vu. Je lui remis la lettre du vice-roi, qu’il reçut à genoux, et il m’accompagna hors de la maison avec les mêmes marques de respect. Je vous avoue, mon respectable ami, que j’ai eu un petit mouvement d’orgueil, je me suis cru un grand personnage ; mais la politesse des Chinois, quoique proverbiale, ne tire pas toujours à conséquence ; c’est un usage, et voilà tout. En Asie, comme en Europe, on comble très-souvent de prévenances un homme qu’on déteste cordialement.

Quoique déjà fatigué, je me fis conduire au palais impérial, que j’eus tout le loisir de contempler à l’extérieur, car pour visiter les appartements, il ne faut pas y songer ; un pauvre barbare tel que moi n’est pas digne de regarder la face impériale. L’ancien palais a été incendié en 1680. Le nouveau est immense ; mais, comme toutes les résidences princières, il est plus remarquable par la multitude des bâtiments, des cours et des jardins, que par l’élégance de l’architecture : sa circonférence est de plus de quatre kilomètres. Les abords en sont défendus par un large fossé, sur lequel on a jeté un pont, qui représente un dragon gigantesque. Ce dragon, en jaspe noir, paraît être d’une seule pièce, tant les pierres en sont bien liées ; les pieds servent de piliers, le corps forme l’arche du milieu, la queue en forme une autre, et la tête une troisième. Les jardins dépendants du palais sont fort étendus ; ils sont coupés çà et là par des montagnes artificielles de quinze à vingt mètres de hauteur. Un Anglais, je crois, a appelé la résidence royale de Fontainebleau un rendez-vous de châteaux ; ce mot serait plus juste pour le palais de Pékin, car son enceinte comprend, non-seulement l’habitation de l’Empereur et de ses femmes, mais aussi des maisons de plaisance et la demeure des ministres, des grands officiers, enfin de tous les gens de la suite. L’intérieur du palais, s’il faut s’en rapporter aux anciennes relations des voyageurs, est décoré avec un luxe inouï.

Lorsque je rentrai à l’hôtellerie, on me remit une lettre de la part du mandarin, parent du vice-roi : il m’invitait à dîner pour le lendemain. Je garde à votre intention cette curieuse missive, qui est écrite avec le cérémonial d’usage. Comme le mandarin a cru voir en moi un personnage d’une certaine valeur, il a tracé des caractères fort petits ; car, plus la personne à laquelle un Chinois écrit est considérable, plus le caractère doit être microscopique. La lettre était dans une enveloppe fermée avec une bande de papier rouge ; on y lisait ces mots : Nuy-han, c’est-à-dire : la lettre est dedans. Une seconde enveloppe, plus forte, renfermait le tout ; sur une bande de papier rouge était un cachet avec ces mots : Hou-fou (gardé et scellé). En gros caractères étaient les noms et qualités de votre serviteur, et en plus petits l’indication du lieu de sa demeure. Après souper, je me mis à la fenêtre, et je contemplai le magnifique spectacle qui se présentait, à mes yeux. Les cloches sonnaient la première veille de la nuit, et on voyait une multitude de barques, éclairées par des lanternes, regagner le bord du canal avec vitesse. Le silence le plus profond succéda bientôt au tumulte de la journée ; car, en Chine, personne ne doit sortir la nuit, excepté pendant certaines fêtes, ou à moins que ce ne soit pour une grave nécessité.


III
Le même au même.


Je dois partir demain, mon cher ami, et bien malgré moi ; mais du moins je n’aurai pas perdu mon temps à Pékin. Vous vous rappelez que j’étais invité à dîner chez mon mandarin. Dès le matin, je me promenais dans la ville, précédé de mon guide, qui m’indiquait, les habitations des personnages les plus considérables de la ville. À ce propos, figurez-vous que le drôle, en passant dans une rue écartée, me proposa, devinez quoi ? d’entrer dans une maison de triste apparence pour y fumer de l’opium. Je le remerciai de cette charmante invitation, et je me fis conduire dans la cité chinoise. À peine avions-nous fait quelques pas, que nous vîmes une foule considérable se rassembler devant la maison d’un marchand, qui, d’après les enseignes placées, suivant la coutume, de chaque côté de la porte, vendait toutes sortes de porcelaines. Je courus comme les autres, et j’appris que les curieux attendaient l’arrivée d’un cortège de noces ; le fils du marchand de porcelaines épousait la fille d’un fabricant de papier. En effet, nous entendîmes bientôt, au bout de la rue, des fanfares et des cris de joie. Des musiciens précédaient une litière en bois de bambou décorée avec élégance, mais couverte de tentures, de manière à ce qu’on ne put voir la mariée qui était dedans. Derrière, venaient les parents des deux familles, puis des domestiques qui portaient dans des coffres les habits et les bijoux de leur jeune maîtresse. Le cortège entra dans la maison, et je vis un homme, qui se tenait à côté de la litière, remettre une clef au marié ; c’était le plus proche parent de la future, et cette clef devait servir à ouvrir la litière.

La foule se dispersa, et je demandai alors à mon guide quelques renseignements sur la manière dont se font les mariages en Chine. Les pères et mères sont maîtres absolus, et ils marient leurs enfants comme ils le jugent à propos. Comme les filles vivent dans la retraite la plus absolue, elles ne connaissent pas leur futur, et celui-ci ignore si sa fiancée est laide ou jolie. La femme n’apporte point de dot ; c’est, au contraire, le mari qui est obligé de payer une certaine somme aux parents de la fille. Cet argent sert ordinairement à acheter le trousseau ; le mari leur donne, en outre, quelques pièces de soie, du moins c’est la coutume dans les riches familles, et il fait présent à sa fiancée de bracelets et d’autres bijoux. Quand les conditions sont arrêtées, les parents de chaque famille s’assemblent dans la salle des ancêtres, qui se trouve dans toutes les maisons de la Chine. Le père découvre les tablettes sacrées qui y sont en dépôt, et qui contiennent les noms de ses ancêtres jusqu’à la quatrième génération. Il se prosterne avec respect et brûle des parfums en invoquant les âmes des aïeux, puis il fait part à ces ombres si chères du mariage qui se projette. Il lit à haute voix les principaux articles écrits en lettres d’or sur un papier ; cette feuille est brûlée ensuite sur le réchaud à parfums, et l’assemblée se retire. Les parents de la jeune fille fixent eux-mêmes le jour du mariage ; et, dès qu’ils ont reçu la dot ils conduisent leur enfant à la maison de l’époux dans une litière bien fermée.

Le mari ouvre lui-même la porte de la litière, et voit alors sa femme pour la première fois. Il la prend par la main, et la mène dans une salle où un repas a été préparé pour eux sur une petite table ; les autres convives se rendent, dans d’autres chambres. Avant de s’asseoir, les nouveaux mariés se lavent les mains en se tournant le dos, de manière que l’un regarde le nord et l’autre le midi ; ensuite la mariée fait quatre révérences à son époux, qui lui en rend deux. Ils se mettent à table, et le mari propose à sa femme de boire ; celle-ci lui fait la même invitation. On leur apporte deux tasses pleines de vin ou de toute autre boisson ; ils en boivent une partie, et versent le reste dans une tasse commune, dont ils se servent tour à tour. Cette dernière cérémonie sanctionne l’union des deux jeunes gens.

Vous désirez sans doute, mon vieil ami, savoir quelle est la condition des femmes en Chine. C’est assez difficile à préciser, car dans ce pays, comme dans le reste de l’Asie, elles vivent dans une retraite absolue. Voici ce que j’ai pu recueillir à ce sujet. Presque tous les riches particuliers ont plusieurs femmes ; mais une seule est reconnue comme légitime. Le divorce, quoique assez rare, est permis. Enfin, si une femme s’enfuit du domicile conjugal, elle est condamnée à la bastonnade, et, si elle a pris un autre époux, le juge peut la condamner à mort. Les femmes ne convolent jamais en secondes noces ; ce serait considéré comme une insulte à la mémoire du mari défunt. D’un caractère, en général, doux et timide, elles ne s’occupent que des soins du ménage, et ne peuvent briller comme nos dames européennes ; cela ne veut pas dire, cependant, qu’elles soient incapables, ni plongées dans une ignorance complète. En parcourant les Mémoires sur les Chinois, d’un homme célèbre de votre société, le révérend P. Amyot, j’ai trouvé une notice fort curieuse sur une femme de lettres qui vivait sous l’empereur Ho-ti, au commencement de l’ère chrétienne. Pan-hoeï-pan (tel est son nom), sœur d’un illustre général, Pan-tchao, et d’un excellent historien, Pan-kou, a laissé un nom vénéré parmi les savants. Elle prit une grande part aux travaux historiques de son frère, et l’Empereur, après lui avoir assigné des revenus et donné un appartement dans son palais même, auprès de la bibliothèque, la nomma maîtresse de poésie, d’éloquence et d’histoire de l’impératrice. Le P. Amyot a traduit un ouvrage de Pan-hoeï-pan, intitulé : « Les sept articles sous lesquels sont compris les principaux devoirs des personnes du sexe. » Les Chinois possèdent plusieurs traités de ce genre ; mais celui-ci est fort remarquable. Les deux passages suivants m’ont frappé : « Ne vous relâchez jamais sur la pratique des deux vertus que je regarde comme le fondement de toutes les autres, et qui doivent être votre plus brillante parure. Ces deux vertus principales sont : un respect sans bornes pour celui dont vous portez le nom, et une attention continuelle sur vous-même. — Une femme ne doit pas vouloir paraître bel esprit. Si elle est assez instruite dans les lettres pour en parler pertinemment, elle ne doit point faire parade de son érudition. En général, on n’aime pas qu’une femme cite à tout moment l’histoire, les livres sacrés, les poëtes, les ouvrages de littérature ; mais on sera pénétré d’estime pour elle si, sachant qu’elle est savante, on ne lui entend jamais tenir que des propos ordinaires, si on ne l’entend parler de sciences ou de littérature qu’en très-peu de mots et par pure condescendance pour ceux qui l’en prieraient. » Voilà ce qu’écrivait la veuve d’un mandarin, à l’extrémité de l’Asie, il y a près de deux mille ans !

Pour peu que vous ayez eu sous les yeux quelques porcelaines chinoises, et cela n’est pas rare en Europe, vous pouvez vous représenter facilement les femmes du Céleste Empire. Celles qui passent pour jolies ont la taille au-dessous de la moyenne, les yeux petits, les oreilles larges, les cheveux noirs, le nez court et les pieds aussi rétrécis que possible. Pour obtenir ce dernier genre de beauté, dès qu’une fille de bonne maison vient au monde, on s’empresse de lui garrotter les pieds, et peut-être même emploie-t-on une eau corrosive. Il en résulte que ces pauvres créatures ne marchent qu’avec peine, et sont obligées le plus souvent de s’appuyer sur une béquille. Quelques écrivains donnent à cette coutume un but assez ridicule ; c’est pour habituer, disent-ils, les femmes à rester chez elles. D’autres l’attribuent à une impératrice, nommée Ta-kia, qui, ayant les pieds d’une petitesse excessive, s’imagina de les serrer avec des bandes pour les rendre encore plus petits, cherchant ainsi à tourner en agrément ce qui était une difformité réelle. Les Chinoises se lardent le visage, se peignent les sourcils et les lèvres. Leur coiffure ordinaire, adoptée, du reste, en France, consiste à relever les cheveux au sommet de la tête et à en taire plusieurs boucles, où elles entrelacent des fleurs d’or et d’argent. Les jeunes personnes portent le plus souvent une espèce de couronne en carton, garnie d’une bande de soie, et parfois enrichie de perles. Les femmes âgées ont pour toute coiffure une large bande de soie, dont elles s’entourent la tête en forme de turban. L’habillement des Chinoises est fort gracieux. Il consiste en une robe fort longue et à larges manches, ouverte par en bas : au-dessous est une espèce de tunique aussi longue, mais dont les manches sont étroites : joignez-y de larges pantalons de soie, des bas courts de même étoile et des brodequins plus ou moins riches, et vous aurez la description de la toilette d’une Chinoise de haut rang.

Mais je vois que je me suis laissé entraîner dans une longue digression. Je reviens à ma visite chez le mandarin, qui m’a reçu avec une politesse exquise. C’est, un homme d’une quarantaine d’années, d’une vaste corpulence et le teint fleuri, signes caractéristiques de la beauté chez les Chinois. Il portait une robe magnifique de soie, et sur sa poitrine était brodé un phénix ; à son chapeau était une pierre bleu clair qui indiquait son rang, c’est-à-dire la troisième classe de mandarins. Après mille compliments réciproques, dont je ne me tirai pas trop mal, mon hôte me présenta à plusieurs de ses parents, qui m’accablèrent également de politesses, puis il m’introduisit avec cérémonie dans la salle à manger, éclairée par d’immenses lanternes de couleurs, qui représentaient une foule de figures. Ici, comme ailleurs, mon cher ami, les grands dîners sont une véritable corvée, Je ne parle pas du désagrément qu’offrent les chopsticks, on s’habitue à ces instruments ; mais la quantité des plats et leur composition effraient un estomac européen. On nous a servi au moins dix entrées et une multitude de mets dont vous chercheriez vainement la recette dans le Cuisinier royal. D’abord, la fameuse soupe faite avec des nids d’hirondelles de mer, puis des étuvées d’œufs de pigeons, des fricassées de grenouilles, des vers séchés, des chenilles salées, des nerfs de cerfs au riz, des ailerons de requin, assaisonnés avec du soya de Japon ou essence de cloporte, des faisans, des perdrix, tout cela découpé par petits morceaux, et servi dans des soucoupes de porcelaine ; enfin, pour dessert, une prodigieuse quantité de sucreries, de pâtisseries et de confitures délicieuses. Malgré les invitations réitérées de mon hôte, j’ai mangé le moins possible, et bien m’en a pris. Si mon appétit avait été de force à lutter avec celui des autres convives, on aurait appris le lendemain qu’un missionnaire européen était mort en Chine, non point comme un glorieux martyr, mais victime d’une indigestion. Pendant le dîner, on nous a servi à profusion du sei-king, espèce de liqueur assez agréable, du comchou, breuvage fermenté qu’on boit dans de petites tasses, et une espèce de vin chinois très-faible, et chauffé de manière à le rendre brûlant. Chaque fois qu’on porte une santé, et cela arrive fréquemment, on prend sa tasse à deux mains en faisant tchin-chin, c’est-à-dire en restant quelque temps vis-à-vis l’un de l’autre en branlant la tête, puis on boit, et on montre le fond de la coupe vide. Cet usage, qui existe chez plusieurs peuples de l’Europe, est ennuyeux, mais il n’est pas ridicule. Là se borne tout le cérémonial. N’ajoutez donc point foi à tous les contes du P. du Halde et de Salmon ; ces révérends pères ont été dupes de quelques mauvais plaisants. Ils prétendent, vous le savez, que les Chinois ne mangent qu’en cadence et en obéissant au signal de l’amphitryon. Je puis vous assurer qu’on est fort libre à la table d’un mandarin, et que la gaîté y est aussi franche qu’au coin du feu d’un bon bourgeois de Paris ou de Berlin.

Le repas touchait à sa fin, lorsque le mandarin me demanda fort gracieusement si je désirais assister à une représentation théâtrale ou à des exercices de baladins. Je le remerciai, en lui disant que je préférais jouir de sa conversation, compliment qui parut beaucoup le flatter. Nous passâmes donc le reste de la soirée à causer. Le cousin du vice-roi est un véritable savant ; il a vécu intimement avec plusieurs missionnaires de votre ordre, qui, s’ils n’ont pas eu le bonheur de le convertir à la foi chrétienne, ont du moins singulièrement augmenté ses connaissances littéraires. Un incident est venu nous égayer au milieu de notre conversation. Le mandarin possède une assez bonne carte de géographie. Nous étions occupés à l’examiner, quand un des convives, gros mandarin tartare qui n’avait encore ouvert la bouche que pour manger, nous demanda si la Chine était cela, et il indiquait du doigt un des deux hémisphères.

— Non, lui dis-je, voici l’Europe, l’Afrique, l’Asie ; voici la Perse…

— Et où donc est la Chine ? reprit notre homme stupéfiait.

— Dans ce petit coin de terre, lui dis-je.

Je renonce à vous peindre l’étonnement de mon interlocuteur, qui regardait la carte en roulant de gros yeux et en répétant, sans cesse : « Siao-te-kin ! elle est bien petite, la Chine ! elle est bien petite ! »

La soirée était avancée ; nous bûmes le thé, et aussitôt après, je pris congé du mandarin. Il me fit mille amitiés et m’invita encore à dîner pour mon retour à Pékin. Il me reconduisit jusqu’au vestibule extérieur, et de là quatre domestiques m’accompagnèrent, portant devant moi des lanternes en toiles peintes. Cette journée, vous le voyez, mon cher ami, a été encore bien employée. Malheureusement je suis obligé de partir après-demain matin. Demain, j’assisterai à la fête des Lanternes. dont je vous ferai la description ; et ce sera ma dernière lettre, du moins de Pékin. Bonsoir.


IV
Le même au même.


Ainsi que je vous l’ai promis hier, je vous envoie la relation de ma dernière journée dans la capitale du Céleste Empire. Malgré un froid un peu vif, — nous sommes au mois de janvier, — Pékin était fort animé, et les toits des pagodes et des pay-leou étincelaient aux rayons du soleil. Ma journée, comme vous allez le voir, a été pleine de contrastes ; elle a commencé par une scène de deuil et s’est terminée par une fête publique.

Il y a quelques jours, une riche jonque s’est heurtée contre la barque d’une pauvre batelière ; toutes les deux ont chaviré, et, malgré les secours les plus prompts, on n’a pu sauver la batelière, ni une jeune mandarine qui se trouvait dans la jonque. Leurs funérailles ont eu lieu aujourd’hui, et je n’ai eu garde d’y manquer. Le deuil, qui est porté pendant trois ans pour l’Empereur et pour les père et mère, est une chose grave et sainte chez les Chinois. Ainsi, les cent premiers jours doivent se passer dans la solitude et on s’abstient de viandes et de liqueurs fortes ; tant que dure le deuil on est obligé de renoncer non-seulement aux plaisirs, mais à toute espèce de fonctions publiques. Voici les renseignements que je me suis procuré sur la manière dont les Chinois ensevelissent les morts. Après avoir embaumé le corps, on l’habille des plus riches vêtements et on l’expose sur une estrade devant laquelle vient se prosterner la famille. Le troisième jour, le corps tout habillé est placé dans un cercueil de bois de camphre, verni et souvent doré à l’extérieur, rempli de chaux et de coton. Sur la poitrine du mort, on place différents objets, comme une pipe, du tabac, plusieurs pièces de monnaie. Les classes les plus pauvres ne manquent pas à ce cérémonial, quelque coûteux qu’il puisse être.

Je suivis le convoi de la jeune mandarine. Le cercueil, couvert d’ornements et surmonté d’un riche pavillon, était porté sur un brancard par vingt hommes en habits de deuil. En avant, marchaient les parents et les amis de la défunte, suivis de leurs domestiques qui tenaient à la main des petites figures de carton ; puis, venaient les bonzes avec un autel, des instruments de musique, des cassolettes, etc. Derrière le cercueil, étaient les fils de la mandarine, tout habillés de blanc ; puis, dans de grandes litières, ses filles et des femmes, qui faisaient retentir l’air de leurs cris déchirants. C’était un triste spectacle. À quelque distance de ce cortège, venait le convoi de la femme du peuple ; quoique moins riche et moins nombreux, il était également fort imposant et réglé d’après les mêmes rites.

Les tombeaux sont situés, à Pékin, comme dans les autres provinces de la Chine, hors de la ville, et ordinairement sur des collines couvertes de bois. Nous pénétrâmes dans une pelite clairière d’un aspect ravissant, coupée par des bouquets d’arbres séculaires, au milieu desquels s’élevaient des monuments de tous genres, mais le plus souvent ayant la forme de la lettre grecque oméga (ω). Le cortège s’arrêta devant une de ces vastes constructions, destinée aux membres de la famille de la mandarine, et on y porta le cercueil. Ces monuments sont divisés en plusieurs salles, dont la première sert de chapelle ; les autres sont des espèces de caveaux dans lesquels on place les cercueils sur des plates-formes élevées et entourées de vases à parfums. Chacun s’étant prosterné, les bonzes firent des libations sur l’autel, offrirent des viandes à la défunte et jetèrent, dans le feu les petites figures de carton qui représentaient des esclaves, des chameaux, des maisons, etc. Les Chinois sont persuadés que les morts reçoivent en l’autre monde les offrandes qu’on leur fait dans celui-ci. Aussi, ne manquent-ils jamais, à certains jours solennels, de venir faire, des libations et de porter des viandes, des fruits et autres objets de première nécessité sur la tombe de leurs ancêtres. Le cortège funèbre se sépara ensuite en silence ; on n’entendait que les gémissements étouffés du mari et des enfants de la mandarine.

Après avoir prié mentalement pour l’âme de cette jeune femme, je parcourus avec mon guide les allées du cimetière, bordées de chênes nains et d’arbousiers aux fruits rouges. Tous les tombeaux, même les plus simples, qui consistent, comme chez nous, dans une grande pierre, couchée ou debout, étaient entretenus avec un soin admirable. Des clématites et d’autres fleurs odorantes grimpaient le long des pierres, et des cyprès se penchaient sur les tuiles luisantes des toits. Je ne pus m’empêcher d’être frappé d’un profond sentiment d’admiration et en même temps de tristesse. Oh ! mon père, prions pour ces hommes qui n’ont pas encore ouvert les yeux à la lumière céleste. Combien ne sont-ils pas dignes de notre affection, ceux qui portent si loin la vénération pour les morts !

La nuit arrivait ; je sortis du bois, et je descendais mélancoliquement une colline d’où j’apercevais une partie de la ville et du canal impérial, lorsqu’une brillante clarté vint attirer mon attention. Pékin semblait tout en feu. J’interrogeai mon guide, qui me rappela que c’était la fête des Lanternes. Nous pressâmes le pas, et le spectacle le plus original se présenta à mes yeux. Les maisons particulières, les monuments publics, étaient décorés d’immenses lanternes de soie ou de papier, qui représentaient toutes sortes de figures. Quelques-unes de ces vastes machines, renfermant une infinité de bougies, étaient de véritables spectacles ; on y voyait des marionnettes de grandeur humaine. Le génie grotesque et fantastique des Chinois se donne carrière dans cette fête. Pas une lanterne ne se ressemble. Les unes représentent sur leurs dessins des jardins et des paysages ; d’autres des marines, des scènes militaires ou bouffonnes. Je vis plusieurs machines figurant des dragons gigantesques, également en transparent, et qui, par le moyen de ressorts cachés, faisaient mille contorsions. La plupart des grandes lanternes sont entourées d’ornements sculptés et décorées d’immenses rubans de toutes couleurs.

Les rues étaient encombrées par la foule, et, ce qui augmentait la singularité du spectacle, c’est que presque tous les promeneurs portaient à la main ou au bout d’un bâton une petite lanterne. Partout régnait une grande gaîté ; on n’entendait que des chants joyeux et le bruit des instruments. Je parvins à gagner le bord du canal, de la ville d’eau, comme disent les Chinois, et là ma surprise redoubla. Toutes les jonques de guerre, les champans, les bateaux de pêcheurs, étaient ornés de lanternes ; au milieu passaient rapidement une multitude de gondoles pavoisées et également illuminées : — Arrivez donc ! me dit mon hôte, vous allez voir le feu d’artifice. — Je pris place dans une petite embarcation, et nous avançâmes au milieu du canal. Le feu, ou plutôt les feux d’artifices, car ils recommençaient à chaque instant, étaient admirables. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau dans ce genre à Paris ; Ruggieri en serait mort de dépit. Les dessins les plus difficiles sont exécutés avec une adresse infinie ; les lanternes, comme vous le pensez bien, y jouaient un grand rôle. Ce qui m’a le plus émerveillé, c’est une treille de raisins, qui ne se consuma que lentement ; les lignes de feu faisaient distinguer jusqu’aux feuilles et aux fruits des grappes.

La fête des Lanternes, qui n’a lieu qu’une fois par an dans tout l’Empire, a une origine assez remarquable. On prétend qu’un mandarin, fort aimé du peuple, ayant perdu sa fille unique qui s’était noyée dans un fleuve, fit chercher son corps pendant toute une nuit. Les habitants l’aidèrent dans sa triste recherche, et l’accompagnèrent en foule avec des lanternes et des flambeaux. Pour perpétuer le souvenir de cet événement, le peuple renouvela cette cérémonie au bout de l’année, et c’est ce qui donna naissance à une fête publique.

Que pensez-vous de ce divertissement, mon cher ami, et que dites-vous des anciens voyageurs qui ont représenté les Chinois comme un peuple morose et ennemi des plaisirs ? Je viens de jeter un dernier coup d’œil sur les mille barques illuminées qui se croisent en tous sens sous mes fenêtres ; c’est vraiment admirable. Adieu, je pars demain matin. Que Dieu vous protège, ainsi que moi !