Contes chinois, précédés d’une Esquisse pittoresque de la Chine/Le Sage Conseiller

LE BON CONSEILLER.



Le Sage
Conseiller



Par une belle matinée de printemps, le vieil empereur Chun se promenait dans le petit jardin de son palais avec le mandarin Yu, son premier ministre. Yu, sorti d’une condition obscure, s’était élevé par son propre mérite aux plus hautes dignités : chargé de réparer les désastres causés par le débordement des deux grands fleuves de l’Empire, il s’était acquitté de cette tâche avec un zèle et une habileté qui avaient rendu son nom populaire. Il existe encore aujourd’hui, dit-on, des traces des immenses travaux qu’il fit exécuter il y a plus de quatre mille ans. L’Empereur et le ministre, vêtus de simples habits de toile, se promenaient pas à pas, absorbés dans leurs réflexions et jouissant en silence des premiers rayons d’un soleil bienfaisant. Chun s’arrêta tout à coup, et levant vers le ciel ses mains ridées et tremblantes, il s’écria en soupirant :

— Ah ! quel fardeau que celui de l’empire ! que de peines pour gouverner avec sagesse ! Procurer au peuple les biens de la terre, le préserver de ce qui peut lui être nuisible, et surtout le rendre vertueux, voilà les premiers devoirs du prince : et moi, puis-je me flatter de les remplir ? Mettre l’union et la paix dans le pays, porter un œil attentif sur tout, ne pas abandonner les pauvres et les malheureux, ni laisser dans l’obscurité les gens sages et démérité, voilà les préceptes que mon vénérable prédécesseur, l’empereur Yao, pratiqua et moi, ai-je été assez heureux pour l’imiter, même de fort, loin ?

— L’Empire est bien gouverné, dit le premier ministre en s’inclinant avec respect ; partout, on célèbre les louanges de Chun.

— Je ne m’abuse pas, mon fidèle Yu. Jamais je ne serai aimé de mes peuples comme l’a été Yao. Un jour qu’il passait seul et inconnu sur une place publique, il entendit des enfants qui chantaient les vers suivants :


De tous ceux qui ont éclairé et gouverné le peuple,
Il n’en est aucun qui l’égale.
Si on n’apprend pas à le connaître, on ne sait rien ;
Il faut, suivre l’exemple de l’Empereur.


Hélas ! que n’en dit-on autant de moi !

— La flatterie est le plus dangereux des reptiles, reprit Yu ; mais en toute occasion je vous dois la vérité comme à mon seigneur et maître. Eh bien ! les mandarins ainsi que les gens du peuple ne cessent de vous rendre justice. Vous êtes aimé comme un bon empereur, et béni soit le jour où Yao vous a appelé pour lui succéder. Que je meure à l’instant si ma bouche ne dit la vérité !

Yu prononça ces paroles d’un ton si convaincu et si pénétrant que le vieil Empereur ne put retenir ses larmes. Il tendit la main à son premier ministre, et celui-ci la baisa avec respect.

— J’ai toute confiance en vous, mon bon conseiller, dit Chun, après quelques moments de silence. Je vous crois donc lorsque vous me parlez de l’amour de mes peuples. Mon plus grand désir, vous le savez, a toujours été d’imiter autant que possible la conduite du sage Yao, et ; ce n’est point faute d’attention si les lois n’ont pas été respectées avec rigueur. Mais l’Empereur n’est qu’un homme : il ne peut tout voir par lui-même, et quoiqu’il soit puissamment aidé par son fidèle Yu, sans doute bien des injustices ont été commises.

— Mais notre prudent seigneur n’examine-t-il pas lui-même, tous les trois ans, la conduite de ses officiers ? n’a-t-il pas confiance dans la droiture et l’intégrité de ses mandarins ?

— Voilà ce qui cause cependant tous mes soucis ; voilà ce qui me trouble pendant la nuit et me rend triste pendant le jour. L’Empereur est responsable de la conduite de ses agents ; malgré sa sollicitude, il en est sans doute qui sont indignes de la confiance du souverain. Un sage a dit : « N’hésitez pas à éloigner de vous ceux qui ont les mœurs dépravées et qui ne reculent pas devant l’injustice. » Mais comment distinguer les bons des mauvais serviteurs, le vice se cache sous l’hypocrisie ? Mon fidèle conseiller m’indiquera-t-il le moyen de connaître la vérité ?

— Le vice est souvent plus habile que la vertu, répondit le mandarin ; mais rien n’échappe à l’œil clairvoyant du maître.

Chun et Yu reprirent leur promenade, discutant tous les deux sur ce grave sujet ; mais ils ne trouvaient aucune solution favorable, et l’Empereur allait se retirer, lorsqu’une idée subite vint frapper le premier ministre.

— Le moyen est facile, s’écria-t-il, de reconnaître ceux de vos serviteurs qui sont réellement amis de la justice. Je ne puis l’expliquer en ce moment, car le peuple arrive en foule pour l’audience de l’Empereur ; mais demain, je l’espère, la vérité luira aux yeux de notre seigneur.

Le projet de Yu était fort simple et ne manquait pas d’originalité. L’Empereur mettrait en disgrâce un de ses plus vertueux conseillers. Ceux qui auraient le courage de le défendre, ceux qui seraient assez infâmes pour accabler un innocent, révéleraient ainsi, sans s’en douter, leurs bons ou leurs mauvais sentiments.

Le lendemain, vers la onzième heure du matin, Chun, entouré de ses neuf ministres, des principaux mandarins et des autres grands officiers du royaume, était assis près de la fenêtre de la salle d’audience, lorsqu’il vit passer sur la place publique un homme du peuple en état d’ivresse[1]. Ce spectacle hideux l’irrita :

— Encore ! s’écria-t-il ; j’ai pourtant menacé de la bastonnade tout homme qui se livrerait à de pareils excès. Mais je ne suis plus obéi, et mes ministres ne font pas respecter la loi. Les courtisans se regardèrent avec effroi et gardèrent le plus profond silence. L’Empereur reprit d’un ton bref :

— Où est le ministre surintendant de la musique ? Pourquoi n’est-il pas auprès de nous ?

— Koueï est malade, dit le premier ministre ; il n’a pu rester à l’audience de l’Empereur.

— Lui aussi ne remplit pas ses devoirs. Je l’ai mis à la tête d’un ministère important ; j’ai voulu qu’il enseignât la musique aux enfants des princes et des grands, mais il ne tient pas compte de mes ordres, et les enfants n’apprennent rien.

— Koueï est cependant fort savant et très-habile sur les instruments, dit Tchoui, l’intendant des travaux publics.

— Ce que l’homme sait, reprit gravement l’Empereur, n’est rien en comparaison de ce qu’il ne sait pas. D’ailleurs Koueï a tenu des discours qui ne devaient pas se trouver dans sa bouche. J’ai une extrême aversion pour ceux qui ont une mauvaise langue ; ils sèment la discorde et nuisent aux honnêtes gens. Pourquoi le ministre de la censure publique ne m’en a-t-il pas averti ?

Le mandarin Loung, chargé de ces hautes fonctions, s’empressa de se disculper : Koueï, dit-il, lui était en effet suspect depuis quelque temps, mais on ne pouvait croire à tant d’audace. Les spectateurs de cette scène inattendue étaient stupéfaits. Tous avaient les yeux fixés sur Yu, cherchant à deviner l’opinion particulière du premier ministre et la route qu’il suivrait dans une circonstance aussi délicate. Mais Yu restait impassible. L’Empereur, cependant, affectant une violente colère, poursuivait de ses menaces l’infortuné Koueï, qui était loin de s’attendre à la tempête déchaînée sur sa tête. Le surintendant de la musique jouissait dans tout l’Empire d’une haute réputation, méritée par sa probité et la droiture de son esprit, non moins que par ses talents. L’étonnement des courtisans, en le voyant en butte à la colère de l’Empereur, était fort concevable ; mais la plupart ne cherchèrent même pas à disculper leur collègue, qui pouvait avoir été compromis par d’infâmes dénonciations. Le maître avait parlé : cela suffisait. Alors ce fut à qui jetterait la pierre au mandarin disgracié.

« Koueï est sans doute un homme de talent, disait l’un, mais il est plein d’orgueil ; il ne respecte rien dans ses paroles, pas même la majesté impériale. — Il n’est pas le seul dans l’Empire, ajoutait un autre, qui puisse remplir les fonctions de surintendant. — Sa conduite d’ailleurs est-elle à l’abri du reproche ? — Il est envieux de tout mérite. — Il se croit plus savant en musique que l’illustre Chun. »

Ce dernier reproche était surtout répété avec affectation. On savait que l’Empereur se vantait, non sans raison, de ses connaissances musicales ; il avait composé un grand nombre d’hymnes qui étaient, chantés dans les cérémonies publiques et religieuses.

Le ressentiment du prince semblait s’augmenter avec le nombre des accusateurs de l’infortuné Koueï. Yu et ses collègues, à l’exception du grand-juge et du ministre de la censure publique, défendirent seuls le surintendant de la musique impériale. Le vieil Empereur les repoussa avec dédain. Les adversaires de Koueï triomphaient, et chacun d’eux s’attribuait déjà les dépouilles de l’ennemi vaincu. Le premier ministre, ami intime du surintendant, et qui jouait son rôle avec d’autant plus d’assurance qu’il connaissait d’avance le dénoûment de ce drame, ayant insisté de nouveau en faveur de son collègue, Chun lui répondit d’un ton de colère :

— J’ai voulu que vous fussiez premier ministre de l’Empire ; en cette qualité vous devez m’écouter et m’obéir sur-le-champ.

Puis s’adressant au ministre de la justice :

— Kao-yao, je vous ai nommé grand-juge ; c’est à vous de punir les crimes et les mauvaises actions. Que le surintendant Koueï soit, arrêté par vos officiers, et qu’il soit jugé d’après les lois du royaume. Allez et obéissez.

Kao-yao, qui désirait la place de surintendant pour son fils, s’empressa de sortir, et les autres courtisans le suivirent, les uns glorieux de la chute de Koueï et perdus dans leurs rêves d’ambition, les autres aussi étonnés qu’affligés de la disgrâce de leur ami, et résolus à tout entreprendre pour dessiller les yeux de l’Empereur. Au moment où la cour se retirait, le mandarin Fang-tsi, chef du tribunal des affaires célestes, vieillard à barbe blanche, vénéré dans toute la Chine pour ses vertus, se jeta aux pieds de Chun :

— Grâce ! divin empereur, s’écria-t-il, grâce ! sinon pour lui, et cependant je le crois innocent, mais du moins pour sa femme et son enfant. J’en appelle à votre justice. Chun oublierait-il les préceptes du grand Yao ?

L’Empereur, tout ému, releva le vieux mandarin ; et, sans prononcer une seule parole, lui montra du doigt la porte de sortie. Fang-tsi, les yeux baignés de larmes, s’inclina et suivit ses collègues. Chun, accablé de douleur, se jeta sur le banc royal, fait d’un bois précieux tiré de la province de King. Il leva les mains au ciel ; et, regardant d’un air triste et irrité tout à la fois son fidèle conseiller qui venait de rentrer :

— Eh bien, Yu, pouvais-tu croire à tant de lâcheté ? Sur cent amis, cinq ou six à peine ont osé le défendre, et parmi ses accusateurs, se trouvent deux de ses collègues eux-mêmes !

— C’est une triste expérience, répondit le mandarin. Mais pourquoi s’étonner ? L’homme vicieux ne connaît que son intérêt ; en ce moment, il ne songe qu’à la dépouille de Koueï.

— Le réveil sera terrible : j’en jure par le nom sacré de Louï-tseu[2], je ferai bonne et sévère justice des hommes pervers qui condamnent l’innocent avant de l’avoir entendu. Mais je veux encore différer ma colère.

Le bruit de la disgrâce de Koueï se répandit bientôt dans la ville. Les méchants, les ambitieux, les envieux se réjouirent de cette grande infortune ; les honnêtes gens, ayant à leur tête le mandarin Fang-tsi, accompagnèrent le surintendant jusqu’à la prison impériale et revinrent adresser à sa famille des paroles de consolation. Les premiers redoublaient leurs calomnies contre Koueï et vantaient à haute voix la prudence du souverain ; les autres invoquaient la justice de l’Empereur abusé, en se faisant caution de l’innocence du mandarin. L’empereur Yao, prédécesseur de Chun, avait fait placer à la porte extérieure de son palais une tablette sur laquelle tous les Chinois écrivaient les avis qu’ils croyaient utiles au bien de l’État. Chun avait conservé cette admirable institution. Or, pendant plusieurs jours, cette tablette fut couverte de notes contre Koueï ou en sa faveur. Des officiers dévoués à l’Empereur prenaient en secret les noms des défenseurs et des accusateurs du surintendant. Ces renseignements étaient adressés au grand-juge qui instruisait le procès de l’ancien ministre. Enfin, le matin du jour où le jugement devait être rendu, la femme de Koueï et sa fille, Ta-ki, belle enfant de quatorze ans, vinrent s’agenouiller au pied du trône impérial.

— Grâce ! dit la mère à moitié mourante ; et l’enfant, levant vers le vieux monarque ses yeux pleins de larmes, répéta d’une voix tremblante : — Grâce pour mon père !

La vue de ces deux pauvres victimes attendrit l’Empereur. Il se tourna vers son premier ministre comme pour lui demander s’il n’était pas temps de faire connaître la vérité. Mais en ce moment même, le ministre de la justice s’avançait à la tête du tribunal. Derrière les juges venait Koueï, chargé de chaînes, entouré de soldats, mais dont le visage montrait tout le calme de l’innocence.

— Femmes, dit l’Empereur d’une voix qu’il essayait de rendre sévère, retirez-vous. Sous le règne de Chun, la justice doit avoir son cours, pour le mandarin comme pour l’homme du peuple.

Puis s’adressant au grand-juge :

— Kao-yao, et vous tous, dispensateurs de ma justice souveraine, si vous croyez Koueï coupable, quel châtiment doit-on lui infliger ?

Une multitude immense venait d’envahir la vaste cour au fond de laquelle s’élevait le trône impérial sous un hangar fait de bois et de terre. Le silence le plus profond régnait au milieu de la foule, lorsque le grand-juge dit d’une voix haute, mais tremblante :

« L’Empereur doit condamner Koueï au supplice de la cangue, à la confiscation et à l’exil : Koueï a proféré des paroles maudites contre le divin Chun. Qu’il soit puni, car il est coupable. »

La foule s’agita en murmurant ; on entendit deux cris terribles :

la femme de Koueï et sa fille tombaient évanouies. Le mandarin pâlit et versa quelques larmes, puis, honteux de sa faiblesse, il releva la tête et regarda l’Empereur d’un air calme.

Chun, appuyé sur son premier ministre, était debout, les yeux étincelants, le visage coloré ; et, agitant la main droite avec colère :

— Non ! s’écria-t-il d’une voix éclatante, non, il ne sera point puni, car il n’est point coupable. Ah ! misérables conseillers qui punissez l’innocent sur la parole du maître, sans preuves, sans conscience, pour satisfaire votre haine et votre ambition ! Allez, disparaissez à jamais de ma présence. L’Empereur, dans sa clémence, ne vous imposera point d’autre châtiment.

Et se tournant vers les mandarins assemblés autour de lui :

— Le maître peut se tromper ; c’est aux bons serviteurs à lui faire connaître son erreur, même en bravant sa colère. Car s’il commet des injustices, à qui les peuples auront-ils recours ? Quant à vous, Koueï, si je vous ai choisi pour une pareille épreuve, c’est que j’étais certain de votre innocence ; mais une réparation vous est due. Voici ce qu’ordonne l’Empereur : Houan-teou, votre frère, et vos plus proches parents rempliront les fonctions des mandarins Loung et Kao-yao et des autres perfides conseillers que je viens de chasser. Votre fille épousera le jeune Ki, le fils de mon bien-aimé Yu, et, vous-même, je veux que vous soyez le premier ministre de l’Empire.

La multitude se prosterna et fit retentir les airs de ses cris de joie. L’Empereur imposa silence d’un seul geste, et, prenant la main du mandarin Yu, il s’avança sur le bord de l’estrade :

— Il faut aujourd’hui, dit-il, que chacun soit récompensé selon ses œuvres. L’Empereur punit les mauvais conseillers, mais il n’oublie pas les serviteurs fidèles. Mon grand âge et mes infirmités ne me permettent, plus de donner aux affaires toute l’application convenable. Yu, vous avez rendu de grands services à l’État ; vous avez préservé l’Empire de terribles inondations, et malgré l’éclat qui s’est attaché à votre nom vous avez toujours été modeste et vous ne vous êtes pas dispensé de travailler ; certes, ce n’est, pas une vertu médiocre. Aussi, ne connaissant personne qui soit comparable à vous, je vous associe à l’Empire. Je ne suis que le fils d’un pauvre laboureur ; le sage Yao ne m’a pas cru indigne de lui succéder ; vous avez autant de titres que moi au trône impérial. Yu, je ne veux pas que vous refusiez le poste auquel je vous appelle.

Le même jour, Yu fut proclamé dans la salle des Ancêtres, en présence du peuple et des hauts fonctionnaires. Il gouverna pendant quelques années au nom de Chun, et à la mort de son bienfaiteur il régna seul sur tout l’Empire. Son nom est encore vénéré des Chinois, qui le regardent comme l’un de leurs plus grands souverains.

  1. La boisson enivrante des anciens Chinois n’était pas le jus du raisin, mais un extrait fermenté de riz.
  2. Louï-lseu, femme de Hoang-ti, l’un des premiers empereurs de la Chine, enseigna, dit-on, au peuple l’art d’élever les vers à soie et celui de filer leur produit pour faire des vêtements. Elle est honorée sous le nom d’esprit des mûriers et des vers à soie.