Contes arabes (Basset)/Histoire des dix vizirs/Troisième histoire

Ernest Leroux, éditeur (Collection de chansons et de contes populaires, VIIp. 45-55).

TROISIÈME HISTOIRE

ABOU-SÂBER, LE DIHQÂN21


Le prisonnier commença :

Sire, il y avait, un homme du nom d’Abou-Sâber, possesseur de nombreux bestiaux et marié à une belle femme qui lui avait donné deux enfants. Ils habitaient un bourg auprès duquel se tenait un lion qui dévorait une partie du bétail du Dihqân. La femme de celui-ci dit à son mari : « Ce lion a détruit la plus grande partie de nos troupeaux : monte à cheval, réunis les voisins et va le tuer, afin que nous soyons en repos. »

« Femme, répondit son mari, la patience a toujours de bons résultats : ce lion est injuste envers nous, et Dieu ne peut faire autrement que d’exterminer tout être injuste : c’est notre patience qui causera sa perte : celui qui fait le mal est nécessairement abattu. »

Quelques jours après, le roi alla à la chasse ; lui et sa suite rencontrèrent l’animal féroce et ne cessèrent de l’attaquer jusqu’à ce qu’ils l’eurent tué. Abou-Sâber, l’ayant appris, dit à son épouse : « Femme, ne t’ai-je pas dit que celui qui faisait le mal serait abattu : si j’étais parti pour tuer le lion, peut-être n’aurais-je pas réussi ; voilà les fruits de la patience. »

Il arriva ensuite qu’un meurtre fut commis dans le bourg : le sulthân ordonna de le saccager. Les biens d’Abou-Sâber furent pillés comme les autres. Son épouse lui dit : « Toute la cour du roi te connaît : va l’informer de ce qui est arrivé pour qu’il te rende tes troupeaux. »

« Femme, lui répondit son mari, ne t’ai-je pas dit que celui qui fait le mal sera frappé, que tout roi injuste subira des représailles et que quiconque s’empare de la fortune des gens, ses propres richesses lui seront enlevées ? »

Un de ses voisins l’entendit : c’était un des envieux du Dihqân ; il alla tout rapporter au sulthân qui envoya piller tous les biens d’Abou-SAber et le chassa, lui et sa femme, de ce bourg.

Ils s’en allèrent à travers le pays. « Tout ce qui est arrivé, lui dit son épouse, vient de ta lenteur à agir et de ta faiblesse d’esprit. »

« Patience, répondit-il ; la patience a d’excellents résultats. »

Ils marchaient depuis quelque temps lorsqu’ils furent rencontrés par des voleurs qui les dépouillèrent de leurs vêtements et enlevèrent leurs deux enfants. La femme se mit à pleurer en disant : « Ô mon mari, laisse ces sottises ; lève-toi, suivons ces brigands ; peut-être auront-ils pitié de nous et nous rendront-ils nos enfants. »

« Patience, répliqua Abou-Sâber, celui qui fait le mal recevra du mal par rémunération : son injustice retombera sur lui. Si je suis ces gens-là, peut-être l’un d’eux prendra son sabre et me tranchera la tête ; mais patience ; la patience a d’excellents résultats. »

Ils marchèrent jusqu’à ce qu’ils arrivèrent dans les environs d’un village du Kermân22 auprès duquel coulait un fleuve. Le mari dit à sa femme : « Reste ici ; je vais entrer dans le village, et nous verrons s’il y a un endroit où nous puissions habiter. » Il la laissa auprès de l’eau et pénétra dans le bourg. Un cavalier arriva pour abreuver son cheval ; il aperçut la femme qui lui plut, et lui dit : « Lève-toi, monte près de moi, je t’épouserai et je te comblerai de biens. » — « Que Dieu prolonge ta vie, répondit-elle, j’ai un mari. » Mais il tira son sabre en criant : « Si tu ne m’obéis pas, je te tue. » Lorsqu’elle vit sa méchanceté, elle écrivit sur le sable avec son doigt : « Ô Abou-Sâber, tu as supporté avec constance qu’on t’enlevât ta fortune, tes enfants et ta femme qui t’était plus chère que tout le reste ; j’étais demeurée avec toi dans ton malheur pour voir à quoi te servirait ta patience. » Puis le cavalier l’enleva, la fit monter derrière lui et partit.

À son retour, le Dihqân ne vit plus son épouse ; mais, ayant lu ce qu’elle avait écrit, il se mit à pleurer plein de tristesse. « AbouSâber, se dit-il, il faut prendre patience ; peut-être il aurait pu t’arriver quelque chose de plus fâcheux et de plus pénible. » Puis il erra devant lui comme un fou et rencontra une troupe d’ouvriers qui travaillaient par corvée à la construction du palais du roi. Lorsqu’on le vit, on se saisit de lui et on lui dit : « Travaille avec ces gens-là à bâtir la demeure royale, sinon nous t’enfermerons pour toujours en prison. »

Il se mit à l’œuvre, et chaque jour on lui donnait un pain. Un mois se passa ainsi. Un jour, en montant sur une échelle, un de ses compagnons tomba et se cassa la jambe ; il poussa des cris et versa des larmes.

« Prends patience, lui dit Abou-Sâber, et ne pleure pas ; car dans la patience tu trouveras du soulagement ; c’est elle qui tire un homme d’un puits et le fait asseoir sur un trône royal. »

Le roi qui était assis à sa fenêtre et qui entendait ces paroles, se mit en colère et ordonna qu’on lui amenât le Dihqân. Celui-ci fut conduit aussitôt en sa présence. Il y avait dans le palais une citerne renfermant un caveau vaste et profond ; le prince y fit descendre Abou-Sâber et lui dit : « Homme de peu d’intelligence, nous verrons comment tu sortiras de ce puits pour monter sur le trône. » Ensuite il venait chaque jour prés de la citerne et lui criait : « Abou-Sâber, je ne vois pas que tu sortes du puits pour monter sur le trône. » Et il lui faisait donner deux pains. Le prisonnier demeurait silencieux et ne répondait pas ; mais il supportait avec constance ce qui lui arrivait23.

Le prince avait un frère que, longtemps auparavant, il avait fait enfermer dans ce caveau et qui y était mort ; mais les habitants du royaume le croyaient encore vivant. Trouvant sa captivité trop longue, les courtisans du roi murmurèrent à cause de la cruauté de leur maître : le bruit se répandit qu’il était un tyran. Un jour, le peuple se souleva contre lui, le tua, chercha le caveau et en tira Abou-Sâber qu’il prenait pour le frère du dernier souverain, car il lui ressemblait plus que personne, et il y avait longtemps qu’il y était enfermé. Dans cette pensée, on lui dit : « Te voilà à la place de ton frère ; nous l’avons tué ; c’est toi qui lui succèdes. » Abou-Sâber se tut, reconnaissant dans cet événement la récompense de sa patience. Il s’assit sur le trône, revêtit des vêtements royaux et fit preuve de justice et d’équité, en sorte que ses affaires prospérèrent : le peuple lui obéissait, ses sujets l’aimaient et son armée était nombreuse.

Le roi qui l’avait dépouillé et chassé de son pays, avait un ennemi qui marcha contre lui, le vainquit, s’empara de sa capitale et le força à fuir. Le fugitif se rendit auprès d’Abou-Sâber pour lui demander des secours, sans savoir que c’était son ancien sujet. Il entra dans son palais avec des actions de grâces, mais le Dihqân se fit reconnaître de lui et lui dit : « Voilà comme la patience est récompensée : Dieu très haut m’a donné le pouvoir sur toi. » Puis il fit dépouiller, par ses soldats, le suppliant et sa suite, enlever leurs vêtements et les chassa du pays. Les courtisans d’Abou-Sâber et son armée s’étonnèrent de cette conduite envers un prince qui implorait du secours et en cherchèrent l’explication : « Ainsi n’agissent pas les rois, » disaient-ils, et ils ne pouvaient s’expliquer la chose.

Quelque temps après, on apprit qu’une bande de brigands était dans le pays. Abou-Sâber fit tous ses efforts pour s’en rendre maître : or c’étaient les voleurs qui l’avaient dépouillé et privé de ses enfants pendant son voyage. Il les fit amener en sa présence et leur demanda :

« Où sont les jeunes gens que vous avez pris tel jour ? »

« Chez nous, répondirent-ils, et nous te les offrirons, seigneur, pour qu’ils te servent comme esclaves ; nous te donnerons toutes les richesses que nous avons entassées ; nous abandonnerons tout ce que nous possédons ; nous nous repentirons de nos fautes et nous combattrons devant toi. »

Mais il n’agréa pas leur discours ; il s’empara de tous leurs trésors, fit tuer tous les voleurs et reprit ses enfants avec lesquels il se réjouit beaucoup. Les soldats murmurèrent à cette vue en disant : « Il est plus injuste que son frère ; une troupe de brigands vient à lui, veut se repentir et lui amène deux serviteurs ; il les accepte, puis il prend les richesses de ces gens et les fait périr ! C’est une grande injustice. »

Un peu plus tard, le cavalier qui avait enlevé sa femme se présenta devant lui pour se plaindre d’elle parce qu’elle le repoussait ; il prétendait qu’elle était son épouse. Abou-Sâber la fît venir en sa présence, pour rendre son arrêt et entendre ses raisons. Le cavalier l’accompagna. Lorsque le roi la vit, il la reconnut et la reprit à son ravisseur qu’il fit tuer. Là-dessus, il apprit que ses soldats criaient à la tyrannie. Il manda sa cour et ses vizirs et leur dit : « Par Dieu tout puissant, je ne suis pas le frère du prince défunt : celui-ci m’avait emprisonné pour une parole qu’il m’avait entendu prononcer. Tous les jours, il venait me la répéter : vous m’avez cru son frère, tandis que je suis Abou-Sâber ; Dieu très haut m’a donné ce royaume en récompense de ma patience. Le roi qui est venu me demander du secours et que j’ai dépouillé, avait commencé autrefois par me piller et me chasser de mon pays ; il m’avait banni injustement et s’était emparé tyranniquement de mes biens. J’ai usé de représailles envers lui. Quant aux voleurs qui voulaient changer de vie, je ne pouvais accepter leur repentir, car ils m’avaient maltraité contre toute justice ; ils m’avaient rencontré sur la route, m’avaient volé, dépouillé, s’étaient emparés de mon argent et de mes enfants : ce sont ces deux jeunes gens qu’ils voulaient me donner pour esclaves et que je leur ai repris ; j’ai agi envers ces brigands comme ils avaient agi envers moi. Le cavalier que j’ai fait mourir avait ravi cette femme qui est la mienne et l’avait gardée captive ; Dieu très haut me l’a rendue. Voilà mon droit, et J’ai agi selon la justice, tandis que vous pensiez, d’après l’apparence des choses, que je me conduisais en tyran. »

Quand le peuple entendit ces paroles, il fut saisi d’étonnement et se prosterna jusqu’à terre. Son affection et son amour pour son prince augmentèrent ; il s’excusa près de lui et admira comment Dieu avait traité Abou-Sâber, le gratifiant d’un royaume en récompense de sa patience et de sa constance, l’élevant du fond d’un caveau sur le trône royal, précipitant un prince de son trône dans un caveau, enfin réunissant la femme et le mari. Celui-ci ajouta : « Voilà l’agréable fruit de la patience et aussi le fruit amer de la précipitation. Tout ce que l’homme fait de bien ou de mal lui retourne. »

« Ainsi, ô prince, termina le prisonnier, tu dois user de patience le plus possible, car c’est ainsi qu’agissent les hommes généreux ; c’est le meilleur appui qu’ils puissent trouver ; les rois ne se distinguent que par là. »

Quand Azâd-bakht entendit ces paroles, sa colère s’apaisa ; il ordonna de ramener le jeune homme dans sa prison et les assistants se séparèrent.