Contes arabes (Basset)/Histoire des dix vizirs/Sixième histoire

Ernest Leroux, éditeur (Collection de chansons et de contes populaires, VIIp. 81-87).

SIXIÈME HISTOIRE

LE ROI BAKHT-ZÉMÂN35



Il y avait un roi nommé Bakht-Zémân, qui possédait en abondance les mets, les boissons et toutes les délicatesses de la vie. Les ennemis s’étant montrés dans une province et marchant contre lui : « Prince, lui dit un de ses amis, tes ennemis veulent t’atteindre, réveille-toi. » — « Ne t’inquiète pas, répondit-il, j’ai en abondance des richesses et des hommes ; je ne crains rien. » — « Cherche ton appui en Dieu, repartirent ses confidents, il te secourra mieux que tes sujets, tes richesses et tes soldats. » Mais Bakht-Zémân n’eut souci des paroles de ses conseillers ; l’ennemi l’atteignit, lui livra bataille et le vainquit : de sorte que la présomption du roi ne lui servit de rien, en dehors de l’appui du Très-Haut.

Il prit la fuite et alla trouver un prince à qui il dit : « Je suis venu vers toi, confiant en ton secours, et je te demande de m’aider contre mon ennemi. » Il reçut de l’argent et un grand nombre d’hommes et de soldats, ce qui le réjouit fort. « Me voilà puissant avec cette armée, se dit-il en lui-même ; il arrivera infailliblement qu’elle me fera triompher et que je vaincrai mon ennemi. » Il n’ajouta pas : « Avec l’aide de Dieu36. » Aussi, lorsqu’il en vint aux mains avec son adversaire, celui-ci le battit et le mit en déroute. Bakht-Zémân s’enfuit à l’aventure, abandonné de ses soldats, privé de ses trésors et poursuivi par l’ennemi. Il atteignit la mer, la traversa et, sur l’autre rivage, trouva une ville considérable avec une grande forteresse. Il en demanda le nom et le possesseur ; on lui dit qu’elle appartenait au roi Khodaïdân (qui connaît Dieu). Le prince détrôné alla au palais et se donna pour un cavalier qui cherchait du service auprès du souverain. Celui-ci l’admit parmi sa suite et le combla d’honneurs ; mais le cœur de Bakht-Zémân demeurait attaché à son pays et à sa patrie.

Il arriva qu’un ennemi vint attaquer Khodaïdân : celui-ci envoya une armée contre lui et mit le fugitif à la tête de ses troupes qui partirent en campagne. Le roi sortit en personne, disposa ses soldats et, armé d’une lance, alla combattre vaillamment. L’ennemi fut vaincu et prit la fuite, tandis que l’armée faisait du butin.

Lorsque les vainqueurs furent de retour, Bakht-Zémân dit à son maître : « Explique-moi, ô prince, la chose étrange dont j’ai été témoin : au milieu de cette foule si nombreuse, tu as pris part au combat et tu as risqué ta vie. »

« Tu prétends être un cavalier expérimenté, répliqua Khodaïdân, et tu crois que c’est le grand nombre des troupes qui donne la victoire ! »

« Telle est mon opinion. »

« Par Dieu, tu as tort, » continua le roi, puis il ajouta : « Malheur et malheur à quiconque place sa confiance ailleurs qu’en Dieu : c’est lui seul qui a donné à cette armée le bon ordre et la force ; c’est de lui seul que vient la victoire. Moi-même, ô Bakht-Zémân, je croyais autrefois que le succès dépendait de l’affluence des troupes ; attaqué par un ennemi qui n’avait que huit cents hommes, tandis que huit cent mille soldats étaient avec moi, je me fiai à la force de mon armée, mais il plaça son espoir en Dieu ; je fus vaincu et mis honteusement en fuite. J’allai me cacher dans les montagnes où je rencontrai un ascète, et je me plaignis à lui de ce qui m’était arrivé : « Sais-tu quelle est la cause de ta défaite ? » me demanda-t-il. « Non, » répliquai-je. « C’est que tu as mis ta confiance dans la multitude de tes soldats et non en Dieu ; si tu avais cherché ton appui chez le Tout-Puissant, il t’aurait secouru ; c’est toi qu’il a maltraité et non ton ennemi, à cause de ta conduite en tout ceci. Reviens à Dieu, » ajouta l’ermite. Je rentrai en moi-même, et je me repentis prés de ce solitaire ; puis il me dit : « Retourne vers ceux de tes hommes qui sont restés avec toi, présente-toi devant ton adversaire et, si ses sentiments envers Dieu ont changé, tu triompheras de lui, fusses-tu seul. » En écoutant ces paroles du solitaire, je mis ma confiance dans le Très-Haut, je rassemblai ce qui me restait de soldats et je surpris mes ennemis la nuit, à l’improviste ; ils nous crurent plus nombreux et s’enfuirent le plus honteusedu monde. Je rentrai dans mon pays et je recouvrai mon royaume par la force de Dieu : depuis lors, je ne combats pas sans son aide37. »

Bakht-Zémân se réveilla de sa négligence et dit : « Louange à Dieu l’auguste, ô prince. Ce sont là mes aventures, c’est là mon histoire, ni plus ni moins. Je suis le roi Bakht-Zémân, et tout cela m’est arrivé. Je veux attendre à la porte du pardon de Dieu et je lui offre mon repentir. « Puis il alla dans les montagnes où il servit quelque temps le seigneur.

Une nuit qu’il s’était endormi, un être lui apparut en songe et lui dit : « Dieu a accepté ton repentir ; il t’aidera et te secourra contre ton ennemi. » Lorsqu’il en fut certain dans son rêve, il partit et regagna son pays. Comme il en approchait, il rencontra quelques courtisans de la suite du roi, qui lui demandèrent :

« D’où es-tu ? Tu nous sembles étranger et nous craignons pour toi à cause du prince ; tout étranger qui pénètre dans le pays est mis à mort, parce que notre maître redoute Bakht-Zémân. »

« Dieu seul peut me nuire et me servir, » répondit-il.

« Le roi a une armée considérable, répliquèrent-ils ; le nombre de ses soldats affermit son cœur. »

L’exilé pensa en lui-même : « Je me confie en Dieu très-haut ; s’il le veut, je serai vainqueur par sa puissance. » Puis il continua tout haut : « C’est moi qui suis Bakht-Zémân. »

En apprenant qui il était, ces cavaliers descendirent de leurs chevaux, baisèrent ses étriers par respect et s’écrièrent : « Prince, pourquoi exposer ta vie ? » Il leur répondit : « L’existence est peu de chose à mes yeux ; je me confie en Dieu très haut et je cherche en lui seul mon appui. » — « Cela te suffit, » répliquèrent-ils ; puis ils ajoutèrent : « Nous ferons pour toi ce que nous pourrons et ce que tu nous demanderas. Réjouis ton cœur : nous t’aiderons de nos richesses et de nos personnes. Nous sommes les familiers de l’usurpateur et nous approchons de lui plus que personne. Nous te prendrons avec nous ; nous rallierons le peuple autour de toi, car tout le monde penche pour toi. » — « Agissez avec la permission de Dieu, » dit-il.

Les cavaliers entrèrent dans la ville, le cachèrent, réunirent tous les familiers du roi qui avaient d’abord été ceux de Bakht-Zémân et les informèrent de ce qui était arrivé. Tous manifestèrent une grande joie et, d’un commun accord, s’engagèrent par serment, assaillirent l’usurpateur qu’ils tuèrent et replacèrent Bakht-Zémân sur son trône. Sa situation s’affermit, Dieu fit prospérer ses affaires et le combla de ses faveurs. Le roi montra de la magnanimité envers ses sujets et demeura dans l’obéissance du Tout-Puissant.

Ainsi, ô prince, celui qui a Dieu pour lui et dont les intentions sont pures, il ne lui arrive que du bien. Je n’ai d’autre appui que le Très-Haut et je suis soumis à sa volonté ; il connaît mon innocence.

Là-dessus, la colère d’Azâd-Bakht s’apaisa ; il fit ramener le jeune homme dans sa prison jusqu’au lendemain, afin de réfléchir à son affaire.