Contes arabes (Basset)/Histoire des dix vizirs/Quatrième histoire

Ernest Leroux, éditeur (Collection de chansons et de contes populaires, VIIp. 59-63).

QUATRIÈME HISTOIRE

LE PRINCE BEHZÂD26


Sire, reprit le jeune homme, il existait autrefois un roi dont le fils nommé Behzâd n’avait pas son pareil au monde pour la beauté. Il aimait la société et les réunions des marchands et se plaisait à manger avec eux. Un jour qu’il était dans une de leurs assemblées, il les entendit parler de sa beauté et de sa grâce. « De notre temps, il n’y a personne de plus beau que lui, » disait-on. Mais un des assistants répliqua : « La fille de tel roi est encore plus belle. » En entendant ces paroles, Behzâd perdit la tête et, le cœur palpitant, il interrogea cet homme.

« Donne-moi des détails de ce que tu avances, prouve-moi qu’elle est plus belle que moi et fais moi savoir de qui elle est fille. »

« C’est la fille de tel roi, » répliqua le marchand.

Aussitôt le cœur du prince s’attacha à elle ; il changea de couleur et rapporta la chose à son père.

« Mon fils, lui dit celui-ci, cette jeune fille que tu aimes n’est pas hors de notre portée ; nous pourrons l’obtenir ; prends patience jusqu’à ce que je l’aie demandée à son père, » et il envoya des ambassadeurs vers ce roi qui exigea une somme de cent mille dinars.

« C’est possible, » répondit le père de Behzâd, et il rassembla le contenu de ses trésors, mais il manquait encore quelque chose. « Prends patience, dit-il, mon fils, jusqu’à ce que nous ayons complété cette dot ; alors je ferai chercher la princesse. » Là-dessus, le jeune homme entra dans une violente colère, s’écria qu’il n’attendrait pas et s’en alla voler sur les grandes routes27.

Un jour, il tomba au milieu d’une troupe de gens qui le vainquirent ; il fut saisi, lié et conduit au chef du pays où il exerçait le métier de brigand. En voyant son aspect et sa beauté, le roi conçut des doutes et lui dit : « Ce n’est pas la tournure d’un larron ; parle franchement, jeune homme, qui es-tu ? » Behzâd eut honte de révéler sa condition, il préféra mourir et répondit : « Je ne suis qu’un voleur et un brigand. » — « Il ne convient pas, repartit le prince, d’agir à la légère avec ce jeune homme ; il faut examiner son affaire ; la précipitation amène des regrets. » Il le fit ensuite conduire en prison et lui donna quelqu’un pour le servir.

Quelque temps après, le bruit se répandit que Behzâd avait disparu. Son père envoya des lettres pour le faire rechercher. L’une d’elles étant arrivée chez le roi qui avait emprisonné le prince, il rendit grâces à Dieu très haut pour n’avoir pas fait preuve de légèreté et fit venir son prisonnier devant lui. « Pourquoi veux-tu, lui dit-il, te faire périr toi-même ? »

« Par crainte de la honte. »

« Si tu avais craint la honte, tu n’aurais pas agi avec précipitation. Ne sais-tu pas que les regrets sont les fruits de la légèreté ? Si nous aussi, nous nous étions hâtés comme toi, nous en aurions ressenti du repentir. »

Puis il le relâcha, lui fournit le reste de la somme et envoya informer le père de Behzâd et réjouir son cœur par la nouvelle du salut de son fils, Ensuite il dit à celui-ci : « Lève-toi, mon enfant, et va retrouver ton père. » Mais le prince répondit : « Seigneur, mets le comble à tes bontés en me permettant d’aller vers la princesse, car, si je retourne chez mon père, le temps me paraîtra trop long jusqu’au retour du messager qu’il aura envoyé. » Le roi sourit d’étonnement : « Je crains, dit-il, que ta précipitation ne te couvre de honte et que tu n’atteignes pas ton but. » Puis il lui donna des richesses considérables et il écrivit pour le recommander au père de la jeune fille. Lorsque Behzâd arriva, ce prince et les gens de son royaume allèrent à sa rencontre : on lui assigna un appartement somptueux et des ordres furent donnés pour hâter l’arriver de la princesse, conformément à ce qu’avait écrit l’autre souverain.

Le jour de la fête venu, le jeune homme, dans l’excès de son empressement et de son impatience, alla vers un mur qui le séparait de sa fiancée et se mit à regarder par un trou. Il fut aperçu par la mère de la jeune fille qui prit d’un de ses serviteurs deux broches de fer, les enfonça dans l’ouverture par où regardait le prince et lui creva les yeux. Behzâd poussa un cri, tomba évanoui et la joie disparut pour faire place à la tristesse et aux chagrins.

« Considère, ô roi, termina le prisonnier, les résultats de la précipitation et du manque de réflexion du jeune homme ; comment sa légèreté lui causa de longs regrets et changea sa joie en douleur ; vois aussi quelle fut la hâte de la femme qui lui creva les yeux sans réfléchir ; tels sont les fruits de la légèreté. Il convient donc que le roi ne s’empresse pas d’ordonner ma mort, car je suis entre tes mains et, le jour où tu voudras me tuer, tu le pourras. »

En entendant ces paroles, Azâd-bakht s’apaisa : « Ramenez-le à sa prison jusqu’à demain, dit-il ; nous réfléchirons à son affaire. »