Contes arabes (Basset)/Histoire des dix vizirs/Première histoire

Ernest Leroux, éditeur (Collection de chansons et de contes populaires, VIIp. 19-27).

PREMIÈRE HISTOIRE

LE MARCHAND INFORTUNÉ


Que Dieu prolonge la vie du roi ! Il existait un marchand qui avait acquis de la fortune dans son commerce : son argent fructifiait. Mais un jour son bonheur changea sans qu’il le sût, et il se dit en lui-même : « J’ai de grandes richesses et je suis fatigué d’aller de pays en pays ; il vaut mieux me fixer dans une contrée et me reposer de mes fatigues et de mes peines en trafiquant chez moi. »

Puis il divisa son argent en deux parts : avec l’une, il acheta du blé pendant l’été, pensant : Quand viendra l’hiver, je le revendrai avec un gain considérable. L’hiver venu, le blé se vendait la moitié du prix que le marchand avait donné, ce qui l’inquiéta beaucoup. Il le garda jusqu’à l’autre année, mais la valeur baissa encore.

Un de ses amis lui dit : « Tu n’as pas de chance avec ce blé, même si tu le vends à son prix. »

« Mon gain se fait attendre, répondit le marchand ; il est possible que j’éprouve des pertes en cette affaire ; Dieu le sait. Quand cela durerait dix ans, je ne le revendrai qu’à bénéfice. » Puis, tout en colère, il boucha la porte de son grenier avec de l’argile.

Mais, par la volonté de Dieu très haut, il survint une pluie abondante ; l’eau coula du toit de la maison où était déposé le blé : le marchand dut payer de sa bourse cent dirhems pour le transporter hors de la ville, car les grains pourris exhalaient une odeur infecte. — Son ami lui dit : « Que de fois je t’ai répété que tu n’aurais pas de chance avec ton blé et tu ne m’as pas écouté ! À présent, il faut que tu consultes un astrologue et que tu l’interroges sur ton étoile. »

Le marchand suivit ce conseil et l’astrologue lui répondit : « Ton astre est défavorable, n’entreprends rien, car tu ne réussirais pas. « Il n’écouta pas ces paroles et pensa : « Si je travaille moi-même à mes affaires, je n’aurai rien à craindre. » Puis, au bout de trois ans, il alla prendre l’autre moitié de sa fortune, fréta un vaisseau, le chargea de marchandises de choix et de tout ce qu’il possédait, dans l’intention de s’embarquer pour voyager. Après quelques jours il se dit : « Je vais interroger les marchands pour savoir quelles marchandises rapportent des bénéfices ; dans quel pays on peut les écouler et combien l’on en retire de gain. » On lui indiqua une contrée éloignée et on ajouta qu’un dirhem en rapportait cent. — Il partit sur son vaisseau et se dirigea vers ce pays. Mais, tandis qu’il était en route, il souffla un ouragan violent qui submergea le navire : le marchand se sauva sur une pièce de bois ; le vent le jeta nu sur le rivage de la mer, près d’une ville des environs. Il remercia Dieu et rendit grâces pour son salut. Ensuite il aperçut dans la ville un vieillard très âgé à qui il raconta son histoire et ses aventures ; en entendant ce récit, cet homme s’affligea beaucoup ; puis il fit apporter de la nourriture, fit manger le naufragé et lui dit : « Demeure chez moi, je t’établirai le surveillant et l’intendant de mes biens et je te donnerai chaque jour cinq dirhems. » — « Que Dieu par sa grâce t’accorde une belle récompense, » répondit le marchand, et il resta dans cet endroit jusqu’à l’époque des semailles, de la moisson et de la récolte.

Le vieillard ne s’occupait plus de surveillance ni d’inspection, mais il s’en remettait à son hôte. Celui-ci, après avoir fait ses calculs, se dit : « Je ne pense pas que le maître de cette récolte me donne ce qui m’est dû : il est à propos que je mette à part la valeur de mon salaire : s’il m’accorde ce qui me revient, je lui rendrai ce que j’aurai détourné. »

Puis il enleva la quantité à laquelle il avait droit, la cacha dans un endroit secret et remit le reste au vieillard : Celui-ci lui dit : « Va, prends ce qui t’appartient, suivant nos conventions, vends-le et achète avec le prix des vêtements, des étoffes et d’autres choses ; si tu restes chez moi dix ans, voilà le salaire que tu auras, et je te paierai de la sorte. »

Le marchand pensa en lui-même : « J’ai mal agi en détournant du blé à son insu, » puis il alla chercher ce qu’il avait caché ; mais, ne l’ayant pas trouvé, il s’en revint confus et chagrin. Le vieillard lui demanda : « Pourquoi es-tu triste ? » — « Je croyais que tu ne m’accorderais pas mon dû, répliqua l’intendant, et j’ai enlevé de ce blé la valeur de mon salaire : à présent, comme tu as été juste à mon égard, je suis allé chercher, pour te le rapporter, ce que j’avais caché ; mais il a disparu. Quelqu’un l’aura trouvé et volé. » Lorsque le vieillard entendit ces paroles, il lui dit avec colère : « Il n’y a rien à faire contre une mauvaise destinée, » puis il ajouta : « Je t’avais donné cela, mais ton sort défavorable t’a poussé à agir comme tu l’as fait » et il le chassa de chez lui.

Le marchand s’en alla plein de tristesse, versant des larmes, et vint à passer près d’une troupe de plongeurs qui pêchaient des perles. Ces gens, le voyant affligé, l’interrogèrent : « Que t’est-il arrivé et pourquoi pleures-tu ? » Il leur raconta son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. Ils le reconnurent : « Tu es fils d’un tel ? » lui demandèrent-ils. « Oui. » Alors ils partagèrent sa douleur et son chagrin, puis ils lui dirent : « Demeure ici jusqu’à ce que nous plongions : tout ce que nous rapporterons cette fois, nous t’en donnerons ta part. » Ils plongèrent et retirèrent dix coquillages renfermant chacun deux grosses perles. À cette vue, ils s’écrièrent pleins d’admiration : « Tu as retrouvé ta chance : ton étoile est revenue ! » Puis ils lui remirent dix perles en ajoutant : « Vends en deux, cela te procurera un capital, et cache les autres pour un moment de détresse. »

Il les prit avec joie, en cousit huit dans ses vêtements et en garda deux qu’il mit dans sa bouche. Un voleur l’aperçut et alla avertir ses complices qui se réunirent contre le naufragé et lui enlevèrent ses habits. Quand ils se furent éloignés, il se dit : « Ces deux perles me suffisent, » puis il se dirigea vers la ville voisine et chercha à les vendre.

Mais le destin voulut qu’on eût volé auparavant à un joaillier de cet endroit dix perles pareilles à celles que possédait le marchand. Lorsqu’il aperçut ces dernières entre les mains du crieur public, il lui demanda : « À qui sont-elles ? » — « À un tel, » lui fut-il répondu. Il aperçut un homme misérable, de médiocre apparence et lui dit : « Où sont les huit autres perles ? » Le marchand, s’imaginant qu’il lui parlait de celles qui étaient dans son vêtement, répondit : « Des voleurs me les ont prises. » Le joaillier crut lui avoir arraché un aveu, et, en l’entendant parler ainsi, se confirma dans l’opinion que cet homme l’avait volé ; il le saisit, le conduisit devant l’officier de police et dit : « Celui-ci m’a pris des perles ; j’en ai retrouvé deux sur lui, et il a avoué pour les huit autres. » L’officier de police, qui avait été instruit du vol, fit jeter en prison, après une bastonnade, le marchand qui y demeura quelque temps. Le plongeur, l’y ayant aperçu, le reconnut, et, après l’avoir interrogé sur son aventure qu’il lui raconta, s’étonna de sa mauvaise fortune ; en sortant, il informa le sulthân de l’histoire, ajoutant que c’était lui-même qui avait donné les perles14. Le prince fit mettre le marchand en liberté, lui demanda le récit de ses infortunes et, après l’avoir entendu d’un bout à l’autre, il eut compassion de lui et lui donna une maison dans le voisinage de son palais, en qualité d’échanson.

La demeure du naufragé était près du palais ; mais tandis qu’il se réjouissait en disant : « J’ai atteint le bonheur et je vivrai le reste de mes jours sous la protection royale, » il arriva qu’il trouva dans sa maison une fenêtre bouchée avec de l’argile et des pierres. Il la dégagea pour voir ce qu’il y avait derrière elle, c’était une lucarne donnant sur le harem royal. Aussitôt, saisi d’une grande crainte, il s’empressa d’apporter de l’argile pour boucher l’ouverture. Un des eunuques, l’ayant aperçu, alla en toute hâte prévenir le sulthân, qui, trouvant les pierres mal scellées, entra dans une violente colère et s’écria : « Est-ce ainsi que tu me récompenses de mes bienfaits en portant tes regards sur mon harem ? » Puis il ordonna de lui arracher les yeux, ce qui fut exécuté sur-le-champ. Le marchand prit ses yeux dans sa main et dit : « Quand donc ce destin fatal qui m’a persécuté dans ma fortune, sera-t-il en repos ? » Ensuite il se consola en ajoutant : « À quoi me servirait de lutter contre le mauvais destin : le Dieu clément ne me favorise pas ; la lutte est un péché15. »

C’est ainsi, ô roi, termina le jeune homme, que mon sort a d’abord été prospère et que toutes mes entreprises réussissaient. Mais à présent, mon bonheur a disparu et tout se tourne contre moi. — Lorsqu’il eut terminé son histoire, la colère du prince se calma un peu et il dit : « Ramenez-le à sa prison ; la journée est finie ; nous verrons demain ce qu’il y a à faire et nous punirons son crime. »