Contes arabes (Basset)/Histoire des dix vizirs/Introduction
HISTOIRE DES DIX VIZIRS
INTRODUCTION
Au nom de Dieu clément et miséricordieux
n raconte qu’il existait autrefois un roi du nom d’Azâd-Bakht (Libre fortune). Sa capitale était appelée Kanim-Modoud1 et son royaume s’étendait depuis les frontières du Sédjestân2 jusqu’à la mer. Il avait dix vizirs qui administraient ses États ; lui-même était un homme de grande science.
Un jour qu’il était parti pour la chasse avec quelques courtisans, il aperçut un eunuque à cheval, tenant dans sa main les rênes d’une mule qu’il conduisait, et sur laquelle était une litière de brocard d’or, surmontée d’une couronne incrustée de perles et de diamants. Une troupe de cavaliers l’escortait. À cette vue, le roi se sépara de ses compagnons, alla vers le cortège et demanda : « À qui est cette litière, et qui renferme-t-elle ? » L’eunuque qui ne le connaissait pas lui répondit : « Elle appartient à Isfehbed3, vizir du roi Azâd-bakht, et renferme sa fille qu’il veut marier au roi Zâd-Chah4. » Tandis que l’eunuque faisait cette réponse, la jeune fille souleva un pan du rideau de la litière pour connaître qui parlait et aperçut le prince. Quand celui-ci la vit et quand il contempla sa figure et sa beauté, telles que le conteur n’en a jamais vu de semblables, son cœur fut agité ; il s’éprit d’elle et se consuma d’amour.
« Tourne la tête de la mule, dit-il à l’eunuque, et reviens sur tes pas. Je suis le roi Azâd-bakht, et c’est moi qui l’épouserai, car son père Isfehbed est mon vizir et donnera sans peine son consentement. »
« Prince, répondit le serviteur, que Dieu éternise ta vie ! patiente jusqu’à ce que j’informe mon maître : alors tu la recevras de son plein gré : il n’est ni convenable, ni digne de toi de prendre ainsi cette jeune fille ; ce serait une insulte pour son père si tu l’épousais à son insu. »
Le roi répliqua : « Je n’ai pas la patience d’attendre que tu sois allé trouver le vizir et que tu sois revenu : ce ne sera pas un affront pour lui si, moi, j’épouse sa fille. »
« Maître, reprit l’eunuque, toute chose précipitée n’est pas de longue durée et ne réjouit pas le cœur : il n’est pas séant que tu enlèves cette jeune fille d’une façon si outrageante ; ne te perds pas toi-même par la précipitation, car je sais que son père en aura le cœur serré et que tu n’auras pas à te louer de ce qu’il fera. »
« Isfehbed, interrompit le roi, est un de mes serviteurs et de mes esclaves : je n’ai pas à m’inquiéter s’il est mécontent ou satisfait »
Puis il tira la bride de la mule, emmena la jeune fille dans son palais et l’épousa. Elle se nommait Behrédjour5.
L’eunuque, suivi des cavaliers, alla trouver le vizir et lui dit : « Maître, tu as passé de longues années au service du roi, sans lui être infidèle un seul jour, et cependant il vient d’enlever ta fille sans ton consentement. » Puis il lui raconta ce qui lui était arrivé avec elle et comment Azâd-bakht l’avait emmenée de force.
Lorsque le père entendit le récit de l’eunuque, il fut saisi d’une violente colère, rassembla un grand nombre de soldats et leur dit : « Tant que le roi ne s’est occupé que de ses femmes, nous n’avions pas à en prendre souci : mais à présent, il vient de porter la main sur notre harem : il faut que nous allions dans un pays où l’on ait pour nous plus de considération. » Puis il écrivit en ces termes à Azâd-bakht : « Je suis un de tes serviteurs et un de tes esclaves : ma fille est une servante à ta disposition. Que Dieu très haut prolonge tes jours et qu’il remplisse tes instants de plaisir et de joie : j’étais déjà tout prêt à te servir, à défendre ton autorité et à repousser tes ennemis ; désormais je redoublerai de vigilance, puisque c’est pour moi que je veillerai, à présent que ma fille est devenue ta femme. » Ensuite il lui adressa un envoyé porteur de cadeaux.
Lorsque le messager arriva avec la lettre et qu’il offrit les présents au roi, celui-ci se réjouit fort et ne songea plus qu’à la nourriture et à la boisson. Le premier ministre qui était présent lui dit : « Prince, sache que le vizir Isfehbed est ton ennemi, car son esprit n’a pas été satisfait de ta conduite à son égard ; garde-toi de te contenter du message qu’il t’envoie, de ses paroles affectueuses et de son langage caressant6. »
Le roi écouta le discours du grand vizir sans en être préoccupé, et ne se soucia que de manger, de boire, de se divertir et de faire de la musique comme auparavant. Ensuite Isfehbed écrivit des lettres qu’il envoya à tous les émirs, les informa de son aventure avec Azâd-bakht et de l’enlèvement de sa fille et les avertit que le prince les traiterait comme il l’avait traité.
Le conteur continue : Lorsque ces messages arrivèrent dans les provinces, les émirs se rendirent auprès du vizir et lui dirent : « Que s’est-il passé ? » Il leur raconta son histoire et celle de Behrédjour. Tous, d’un accord unanime, convinrent de travailler à la perte du roi. Ils marchèrent contre lui avec leurs troupes, sans qu’il en fût informé, sinon lorsque le bruit s’en répandit par tout le pays. Alors Azâd-bakht dit à sa femme : « Qu’allons-nous faire ? » Elle lui répondit : « Tu es plus instruit que moi et je suis à tes ordres. » Le roi fit préparer deux chevaux rapides, monta sur l’un et la reine sur l’autre7 : ils prirent autant d’or qu’ils purent, et partirent en fugitifs, pendant la nuit, pour le pays de Kermân8. Isfehbed entra dans la ville et se fit reconnaître pour roi.
La femme d’Azâd-bakht était enceinte : la délivrance la surprit auprès d’une montagne, au pied de laquelle les fugitifs s’arrêtèrent, à côté d’une fontaine. Elle mit au monde un garçon pareil à la lune et le revêtit d’un vêtement de brocard brodé d’or dans lequel elle l’enroula. Ils passèrent la nuit dans cet endroit et Behrédjour allaita son fils jusqu’au matin. Son mari lui dit :
« Nous sommes embarrassés par cet enfant, il n’est pas possible de rester ici ; d’un autre côté, nous ne pouvons l’emporter avec nous. Il vaut mieux le laisser ici et partir : Dieu peut lui envoyer quelqu’un qui le recueille et l’élève. »
Ils pleurèrent fort, l’abandonnèrent près de la source, enveloppé dans le manteau de brocard, placèrent près de sa tête mille dinars dans une bourse, remontèrent à cheval et s’enfuirent9.
Par l’ordre du Dieu très haut, il existait une troupe de brigands qui, dans le voisinage de cette montagne, avaient détroussé une caravane et pillé ses richesses. Ils vinrent à cet endroit pour partager leur butin et, regardant au pied de la montagne, ils aperçurent ce vêtement de brocard ; ils s’arrêtèrent pour examiner ce que c’était, trouvèrent l’enfant roulé dans cette étoffe, l’or auprès de sa tête, et se dirent, étonnés : « Louange à Dieu ! par quel crime cet enfant est-il ici ? » Puis le chef des brigands le recueillit, pendant qu’ils se partageaient les dinars, le traita comme son fils, le nourrit de lait et de dattes jusqu’à ce qu’il fût arrivé à sa demeure et s’occupa de son éducation10.
Le prince Azâd-bakht et sa femme ne cessèrent de marcher tant qu’ils parvinrent chez le roi de Perse, dont le nom était Kathrou11. Celui-ci les reçut avec honneur, les établit dans son plus beau palais et, lorsqu’ils lui eurent raconté leur histoire d’un bout à l’autre, il leur donna une nombreuse armée et des richesses considérables. Azâd-bakht demeura quelques jours chez lui jusqu’à ce qu’il se fût reposé, puis il partit avec ses troupes pour son pays, livra une bataille sanglante à Isfehbed, surprit la ville, vainquit son ennemi et le tua ; ensuite il revint dans sa capitale et s’assit sur le trône royal. Lorsqu’il se fut rétabli et que les provinces furent rentrées sous son autorité, il envoya des messagers à la montagne pour chercher l’enfant, mais ils ne le retrouvèrent pas et revinrent l’annoncer au roi.
Quelques années après, lorsque le fils du prince fut devenu grand, il s’associa aux voleurs pour couper les routes et, toutes les fois qu’ils hésitaient, ils prenaient le jeune homme avec eux. Un jour, ils sortirent pour attaquer une caravane dans le Sédjestân, mais elle était composée d’hommes braves, forts et bien approvisionnés. Comme ils avaient appris qu’il existait des brigands dans le pays, ils s’étaient mis sur leurs gardes et avaient augmenté leur nombre. Ils envoyèrent des espions qui leur donnèrent des renseignements sur les voleurs et se préparèrent au combat. À l’approche de la caravane, les brigands fondirent sur elle et il se livra une bataille acharnée. À la fin, les marchands eurent le dessus : ils tuèrent une partie de leurs ennemis ; les autres prirent la fuite : parmi les prisonniers se trouva le fils du roi, pareil à une lune de beauté et de grâce. On l’interrogea : « Quel est ton père et comment se fait-il que tu sois avec ces scélérats ? » Il répondit : « Je suis le fils de leur chef. » On l’enchaîna et on le conduisit à Azâd-bakht.
À leur arrivée à la ville, cette nouvelle parvint au roi qui ordonna de lui amener ce qui pouvait lui convenir. Lorsqu’ils furent en sa présence, le prince considéra le jeune homme et dit : « À qui est-il ? » — « Sire, répondirent les marchands, nous étions sur telle route lorsqu’une bande de voleurs sortit contre nous : nous en sommes venus aux mains, nous les avons battus et pris ce jeune homme. » Lorsqu’on lui demanda : « Quel est ton père ? » il répliqua : « Je suis le fils du chef des brigands. » — « Je désire qu’il m’appartienne, » dit Azâd-bakht. — « Dieu te le donne, ô roi du siècle, répondit le chef de la caravane : nous sommes tous tes esclaves… » Or le prince ne savait pas que c’était son fils. Puis il dédommagea les marchands et fit entrer le jeune homme dans son palais où il resta en qualité de page12.
Au bout de quelque temps, le roi, reconnaissant en lui de l’instruction, de l’intelligence et beaucoup de savoir, s’en étonna, lui confia l’administration de son trésor et défendit qu’on n’en tirât rien sans la permission du trésorier. Les vizirs ne purent plus y puiser. Cela dura quelques années : Azâd-bakht ne voyait dans son favori que de la fidélité et du zèle ; tandis que le trésor était autrefois entre les mains des ministres qui en usaient à leur discrétion, ceux-ci en furent écartés dès qu’il passa sous l’autorité du favori, et le jeune homme devint plus cher qu’un fils au roi qui ne pouvait se passer de lui. À cette vue, les vizirs conçurent de la haine et songèrent à trouver un moyen qui pût écarter leur rival de l’œil du roi.
Lorsqu’arriva le moment fixé par le destin, il advint qu’un jour le trésorier but du vin et s’enivra. Ayant perdu sa route, il tourna dans le palais et le sort le conduisit dans le harem. Là était une chambre agréable où le roi dormait avec sa femme. Le jeune homme y entra et, trouvant un lit pour dormir, il s’y jeta, contempla avec admiration la richesse de l’ameublement à la lumière d’une bougie qui y brûlait et finit par s’endormir d’un profond sommeil. Le soir arrivé, une esclave apporta, comme à l’ordinaire, toute espèce de friandises en fait de mets et de boissons qu’elle préparait pour le roi et la reine. Le jeune homme dormait toujours, étendu sur le dos, sans se douter de rien, car, dans son ivresse, il ne savait pas où il était. La jeune fille, croyant que c’était le prince endormi sur son divan, plaça les cassolettes et les parfums prés de son siège, puis elle ferma la porte et s’en alla.
Le roi sortit de la salle à manger, prit la reine par la main et la conduisit dans la chambre où dormait son favori. Il ouvrit la porte, entra et, trouvant son trésorier endormi, il se tourna vers la reine :
« Que fait là ce jeune homme ? demanda-t-il ; assurément, il n’est venu ici qu’à cause de toi. »
« Je l’ignore, » répondit-elle. Là-dessus le dormeur s’éveilla et, voyant Azâd-bakht, il se leva et se prosterna devant lui. « Misérable, s’écria le roi, qui t’a conduit dans mon palais ? » Puis il ordonna de l’enfermer dans un endroit et la reine dans un autre.
Le lendemain matin, le prince, assis sur son trône, fit venir son premier ministre, le vizir des vizirs, et lui dit :
« Que penses-tu de l’action de ce scélérat qui est entré dans mon appartement et s’est couché sur mon divan ? Je crains que ma femme n’ait de l’inclination pour lui. Quel est ton avis dans cette circonstance ? »
Le ministre répondit : « Que Dieu prolonge la vie du roi ! Qu’as-tu observé chez ce page ? N’est-ce pas un individu de basse extraction, un fils de voleur ? un scélérat revient toujours à ses instincts pervers et celui qui élève le petit d’un serpent n’en peut attendre que des morsures. Quant à la reine, elle est innocente, car, depuis des années jusqu’à présent, on n’a vu en elle qu’honnêteté et pudeur. Maintenant, si le roi le permet, j’irai la trouver et je l’interrogerai pour pouvoir t’exposer clairement cette affaire. »
Le prince l’y autorisa et le vizir alla dire à Behrédjour : « Je suis venu vers toi à cause d’un grand scandale ; je désire que tu me dises la vérité et que tu me racontes comment ce jeune homme est entré dans la chambre. »
« Je l’ignore absolument, » répondit la reine, et elle proféra les serments les plus sacrés. Le ministre reconnut qu’elle était ignorante et innocente et il ajouta : « Je vais t’enseigner une ruse qui te sauvera et qui blanchira ton visage devant le roi. »
« Quelle est-elle ? » demanda Behrédjour.
« Quand le prince te fera venir et quand il t’interrogera, tu lui répondras : Ce jeune homme m’a vue dans une loge grillée de la mosquée et m’a envoyé un message, me promettant cent perles d’un prix inestimable si je lui accordais mes faveurs. J’ai ri de sa demande et l’ai repoussée, mais il est revenu à la charge et m’a dit : Si tu m’accordes cela, c’est bien ; sinon, une de ces nuits, j’irai, ivre, m’endormir dans ton appartement ; le roi me verra et me tuera ; toi, tu seras humiliée, noircie à ses yeux et déshonorée. Voilà, ajouta le ministre, ce que tu répéteras au prince ; moi je vais le retrouver et le lui rapporter. » Behrédjour y consentit.
Le grand vizir revint vers son maître et lui dit : « Ce jeune homme mérite un châtiment sévère après tant de bienfaits : une semence amère ne peut rien donner de doux. Je suis convaincu que la reine est innocente. » Puis il raconta à Azâd-bakht tout ce qu’il avait appris à la princesse. À cette nouvelle, le roi déchira ses vêtements et fit comparaître le trésorier. On l’amena en sa présence, puis le bourreau fut mandé et tous les assistants regardèrent le condamné pour savoir ce que le prince allait faire de lui, car il lui parlait avec colère, l’autre avec douceur. Azâd-bakht lui dit :
« Je t’ai comblé de richesses parce que j’avais vu en toi de la probité : je t’ai choisi entre tous mes grands, et je t’ai établi gardien de mon trésor. Pourquoi as-tu déshonoré mon harem ? pourquoi es-tu entré dans mon appartement et as-tu été infidèle ? Pourquoi n’as-tu pas considéré les bons traitements que tu as reçus de moi ? »
« O roi, répondit le jeune homme, je n’ai pas agi ainsi de mon plein gré ni de ma pleine volonté ; je n’avais pas conscience d’être là où je me trouvais ; mais c’est pour mon malheur que j’y ai été conduit, car la fortune change et le bonheur s’anéantit. J’ai fait tous mes efforts pour qu’aucun vice n’apparût en moi et je me suis gardé de commettre aucune faute ; mais personne ne peut résister au destin contraire et les efforts sont inutiles quand la bonne chance n’existe plus ; témoin le marchand qui s’affligeait de sa mauvaise fortune, dont les tentatives furent vaines et qui n’éprouva que des catastrophes. »
« Quelle est cette histoire et comment son bonheur se changea-t-il en adversité ? »
Le jeune homme commença13 :