Contes arabes (Basset)/Histoire des dix vizirs/Onzième histoire

Ernest Leroux, éditeur (Collection de chansons et de contes populaires, VIIp. 167-173).

ONZIÈME HISTOIRE

LE PRISONNIER
SAUVÉ MIRACULEUSEMENT



Sire, reprit le jeune homme, on raconte qu’un certain roi possédait un château élevé qui donnait sur une prison. Pendant la nuit, il entendait un captif qui disait :

« Toi qui rapproches le salut, toi qui hâtes la délivrance, mets-moi sans retard en liberté. »

Un jour, le prince s’irrita et pensa :

« Ce sot espère échapper à son châtiment. »

Puis il demanda :

« Qui est renfermé là ? »

« Des gens qu’on a arrêtés couverts de sang, » lui fut-il répondu.

Il fit amener le prisonnier devant lui :

« Insensé, homme de peu d’esprit, comment peux-tu espérer te tirer de ce cachot après le crime que tu as commis ? »

Puis il le renvoya avec une troupe de soldats à qui il ordonna de le pendre hors de la ville.

C’était pendant la nuit ; les gardes emmenèrent le condamné hors de la capitale pour l’attacher à une potence. Mais des voleurs s’avancèrent sur eux à l’instant même et les chargèrent à coup de sabre. Les soldats s’enfuirent, abandonnant celui qu’ils allaient pendre : ce dernier, qui avait assisté au combat, prit également la fuite à travers la campagne et ne respira que lorsqu’il fut arrivé dans une forêt. Là, il rencontra un lion redoutable qui se jeta sur lui, le renversa, arracha un arbre dont il l’entoura comme d’un lien et partit dans le bois pour chercher sa lionne. Pendant ce temps, l’homme mettait sa confiance en Dieu, espérant qu’il le sauverait et disant :

« Qu’est-ce que cela signifie ? »

Puis, écartant les feuilles, il aperçut un grand nombre d’ossements humains provenant de tous ceux que la bête féroce avait déchirés. Plein d’étonnement, il se mit alors à ramasser des richesses qu’il cacha dans sa ceinture et sortit de la forêt en allant droit devant lui sans tourner à droite ni à gauche, tant il avait peur du lion. Il continua de courir jusqu’à ce qu’il arriva à un bois près duquel il tomba comme mort. Reposé de ses fatigues, il enfouit son or et entra dans le village. C’est ainsi que Dieu le sauva et l’enrichit.

« Combien tu nous as séduits avec tes histoires, reprit le roi ; mais voici l’instant de ta mort » et il ordonna de le suspendre au gibet. Les exécuteurs l’entourèrent, le conduisirent à la potence et s’apprêtèrent à l’y hisser.

À ce moment, le chef des voleurs, qui avait trouvé et élevé le jeune homme étant arrivé, demanda le motif du concours du peuple qui s’était assemblé là. On lui répondit que le prince avait un serviteur qui avait commis un grand crime, et qu’on allait le mettre à mort. Alors il s’avança, regarda et, reconnaissant son fils adoptif, il l’étreignit dans ses bras et l’embrassa sur la bouche en criant : « C’est un enfant que j’ai trouvé au pied de telle montagne, enveloppé dans un vêtement de brocard, je l’ai élevé et il a coupé les routes avec moi. Un jour que nous avions attaqué une caravane, celle-ci nous a mis en fuite, a blessé plusieurs des nôtres et fait prisonnier ce jeune homme. Depuis lors j’ai parcouru divers pays à sa recherche sans avoir de ses nouvelles, à présent le voici. »

En entendant ces paroles, le roi, convaincu que le condamné était son fils, poussa un grand cri, s’élança vers lui, le serra dans ses bras et l’embrassa en pleurant. Puis il ajouta : « Je voulais te faire périr, et je serais mort de repentir. » Puis il coupa ses liens, ôta sa couronne de sa tête, la mit sur celle de son enfant et fit répandre cette bonne nouvelle, sonner les trompettes et battre les timbales. La joie fut grande : le peuple en fit fête et l’allégresse fut telle que des oiseaux s’arrêtèrent en l’air, étourdis par les cris et les proclamations60. Les soldats formèrent un cortège magnifique et la nouvelle de cette reconnaissance fut portée à la reine Behrédjour61 qui sortit et s’avança au devant de son fils. Le roi ouvrit les prisons et délivra tous ceux qui s’y trouvaient : on célébra une fête pendant sept jours et sept nuits et l’on fit force réjouissances. — Voilà pour le jeune homme.

Quant aux vizirs, en proie à la crainte, au silence, à la honte et à la terreur, leur perte était certaine. Le roi s’assit sur son trône avec son fils et les ministres devant lui, après avoir convoqué les grands et le peuple du royaume. Alors le jeune homme, s’adressant à ses ennemis, leur dit :

« Misérables, vous voyez l’œuvre de Dieu : le salut était proche. »

Ils ne purent répondre un mot. Azâd-Bakht reprit :

« Je veux qu’il n’y ait personne qui ne se réjouisse aujourd’hui, même les oiseaux du ciel : vos cœurs sont contristés et voilà la plus grande marque d’inimitié que vous m’ayez donnée. Si je vous avais écoutés, mes remords auraient été insupportables et, à la longue, je serais mort de douleur. »

Son fils répliqua : « Mon père, sans tes sages sentiments, ta perspicacité, ta prudence, ta temporisation dans les affaires, cette grande joie ne te serait pas arrivée : si tu t’étais hâté de me faire mourir, le repentir et le chagrin t’auraient accablé de plus en plus : celui qui agit avec précipitation en éprouve des regrets. »

Azâd-Bakht fit ensuite venir le chef des brigands, lui donna un vêtement d’honneur et déclara que quiconque l’aimait devait lui faire un pareil présent, de sorte que cet homme en fut comblé. Le prince lui confia ensuite la police du pays ; enfin il fit dresser neuf potences à côté de la première et dit à son fils :

« Tu étais innocent et ces misérables travaillaient à ta perte. »

« Mon père, répondit-il, je n’avais d’autres crimes à leurs yeux que mon dévouement pour toi. Comme j’étais attaché à ton pouvoir et que je les empêchais de piller le trésor, ils m’ont détesté, envié ; ils ont conspiré contre moi et ils ont juré ma mort. »

« Le moment n’était pas arrivé, reprit Azâd-Bakht. N’es-tu pas d’avis que nous les traitions comme ils voulaient te traiter ; leurs efforts tendaient à ton supplice ; ils te calomniaient et me déshonoraient parmi les rois. »

Puis, se tournant vers les vizirs :

« Scélérats, s’écria-t-il, quels mensonges avez vous proférés et quelle excuse vous reste-t-il ? »

« Aucune, fut leur réponse : nous avons mal agi : nous voulions la perte de ce jeune homme et elle est retombée sur nous ; nous avons médité du mal contre lui et c’est nous qui avons été atteints ; nous avons creusé un puits sous ses pas et nous y sommes tombés. »

Là-dessus, le roi ordonna qu’on les suspendît aux dix potences, car Dieu est juste et ses arrêts sont équitables. Puis Azâd-Bakht demeura avec son fils et sa femme ; ils restèrent dans la joie et la satisfaction jusqu’à l’arrivée du destructeur des plaisirs (l’ange de la mort) et ils moururent tous.

Gloire au vivant qui ne meurt pas et à qui toute louange est due ! Puisse sa miséricorde être éternellement avec nous ! Amen.

Ainsi finit l’histoire entière des dix vizirs et de ce qui leur arriva avec le fils du roi. Louange à Dieu éternellement ! Amen, ô maître des mondes !