Contes arabes (Basset)/Histoire des dix vizirs/Huitième histoire

Ernest Leroux, éditeur (Collection de chansons et de contes populaires, VIIp. 101-112).

HUITIÈME HISTOIRE

ILÂN-CHÂH ET ABOU-TÉMÂM44



Prince, il y avait un homme appelé Abou-Témâm, intelligent, juste dans toutes ses actions, plein de mérites, instruit et possesseur d’une grande fortune. Dans son pays régnait un roi injuste et cupide. Abou-Témâm, craignant pour ses richesses, prit le parti de se rendre dans un état où il n’aurait rien à redouter. Il alla dans la capitale d’Ilân-Châh, y bâtit un palais, y transporta ses trésors et s’y établit. La nouvelle en parvint au prince qui le fit venir en présence et lui dit : « Nous avons appris que tu étais arrivé chez nous et que tu t’étais rangé sous notre autorité ; nous avons aussi entendu parler de ton mérite, de ton intelligence et de ta générosité : sois le bienvenu ; que ce pays soit le tien ; tout ce dont tu auras besoin, nous te le fournirons ; il convient que tu vives près de nous et de notre conseil. » Abou-Témâm se prosterna devant lui et dit : « Prince, ma fortune et ma personne sont à ton service, mais dispense-moi de t’approcher, car je ne serais pas en sûreté contre mes ennemis et mes envieux. » Puis il commença d’envoyer à Ilân-Châh des présents et des cadeaux. Le trouvant sage et instruit, le roi s’attacha à lui et lui confia l’administration de ses états avec le pouvoir de décider dans toutes les circonstances.

Il y avait, à la cour, trois vizirs qui avaient en main les affaires du royaume et qui ne quittaient le prince ni le jour ni la nuit. Ils se tinrent à l’écart à cause d’Abou-Témâm, ce dont le sulthân se préoccupa avec son confident. Les ministres délibérèrent sur leur situation et dirent : « Quel moyen imaginer, à présent que notre maître nous néglige pour cet étranger qu’il comble de plus grands honneurs que nous ; il nous faut, dès à présent, inventer une ruse pour l’éloigner du roi. » Chacun d’eux donna son avis. Le premier dit : Le sulthân des Turks45 a une fille qui n’a pas sa pareille au monde pour la beauté ; son père a fait périr tous les ambassadeurs chargés de la demander en mariage. Notre maître ignore ce fait ; allons le trouver ensemble, racontons-lui l’histoire de cette jeune fille et, si son cœur s’attache à elle, nous lui conseillerons d’envoyer Abou-Témâm pour demander sa main. Le sulthân des Turks le fera mourir, nous serons débarrassés d’un rival et nous serons satisfaits. »

Un jour, ils entrèrent chez Ilân-Châh ; le confident était présent ; ils parlèrent de la fille du roi des Turks, tirent d’elle un grand éloge, de telle sorte que le cœur du roi se trouva pris. Il leur dit : « Nous enverrons quelqu’un la demander, mais qui choisirons-nous ? » — « Personne autre qu’Abou-Timâm, répondirent les vizirs, à cause de son intelligence et de son instruction. » — « En effet, reprit le prince, il n’y a que lui qui en soit capable. » Puis, se tournant vers lui : « N’iras-tu pas porter ma demande ? » — « Entendre, c’est obéir, » dit-il. On le munit de provisions de route ; le roi lui donna des vêtements d’honneur ; il prit avec lui des présents et la lettre royale et se mit en route.

Lorsqu’il arriva dans la capitale du Turkistân, le sulthân en fut informé, envoya ses serviteurs au-devant de lui, le combla d’honneurs, l’installa dans une demeure convenable et le traita comme son hôte pendant trois jours. Au bout de ce temps, il lui accorda une audience : l’ambassadeur entra, se prosterna devant lui, suivant l’étiquette royale, offrit les cadeaux et présenta la lettre de son maître. Le roi la lut et dit : « Nous déciderons là-dessus suivant qu’il nous conviendra : mais, Abou-Témâm, ne veux-tu pas aller vers ma fille pour la voir et être vu d’elle, l’entendre et être entendu d’elle ? » Puis il envoya vers la princesse qui avait écouté ce discours. Elle orna son salon des plus beaux objets d’or et d’argent et d’autres choses semblables, s’assit sur un trône d’or et se revêtit de ses vêtements royaux les plus précieux.

Lorsque l’ambassadeur entra, il pensa : « Les sages ont dit : Quiconque commande à ses regards, n’éprouve aucun mal ; quiconque est maître de sa langue ne s’attire pas des choses désagréables ; quiconque retient sa main garde son pouvoir intact. » Il entra, salua jusqu’à terre et joignit les pieds.

« Abou-Témâm, dit la jeune fille, regarde-moi et parle-moi. »

Mais il resta muet, la tête baissée. Elle reprit :

« On ne t’a envoyé vers moi que pour que tu m’examines et que tu causes avec moi. »

Mais il garda le silence.

« Prends ces perles qui sont autour de toi, ajouta-t-elle, ainsi que l’or et l’argent. »

Il n’allongea pas la main. Quand elle vit qu’il ne remuait pas, elle se dépita et s’écria :

« On m’a envoyé un messager muet, aveugle et sourd et j’en informerai mon père. »

Celui-ci fit venir Abou-Témâm et lui demanda : « Tu es allé chez ma fille, pourquoi ne l’as-tu pas regardée ? » — « J’ai tout vu, » répondit-il. Le roi continua : « Pourquoi n’as-tu pris aucun des joyaux que tu voyais là ? Ils avaient été placés là pour toi. » — « Il ne me convient pas d’étendre la main vers ce qui ne m’appartient pas. » À ces mots, le sulthàn lui donna un vêtement de prix, lut témoigna une grande affection et lui dit : « Va regarder ce puits. » Abou-Témâm obéit et le trouva rempli de têtes d’hommes. Le roi reprit : « Ce sont les têtes des ambassadeurs que j’ai fait tuer ; je les considérais comme infidèles à leurs maîtres, et, voyant un ambassadeur sans conscience, je pensais que celui qui l’envoyait devait en avoir fort peu lui-même, car l’ambassadeur est la langue de son prince et son tact vient du sien. Un pareil homme ne pouvait être mon gendre : aussi j’ai fait périr tous ces envoyés. Tu m’as vaincu et tu l’as emporté sur ma fille par ton adresse ; sois satisfait : la princesse est à ton souverain. » Puis il le renvoya avec des cadeaux et des présents ainsi qu’une réponse pour Ilân-Châh, conçue en ces termes : « Ta conduite te fait honneur ainsi qu’à ton messager. »

Lorsque Abou-Témâm revint vers son maître après avoir réussi dans sa mission, le prince se réjouit et continua de l’honorer et de lui témoigner la plus grande estime. Quelques jours après, le roi du Turkistân envoya sa fille qui épousa Ilân-Châh ; celui-ci en ressentit un bonheur extrême et l’importance de son favori s’accrut auprès de lui. À cette vue, la haine et les jalousies des vizirs augmentèrent et ils se dirent : « Si nous n’inventons pas une ruse contre cet homme, nous périrons de rage. » Ils réfléchirent à un stratagème qu’ils mirent à exécution. Ils allèrent trouver deux pages qui étaient à la tête du service du roi, car celui-ci ne dormait que sur leurs genoux et ils passaient la nuit à son chevet, seuls avec lui. Les ministres donnèrent à chacun mille dinars et leur dirent :

« Nous attendons de vous un service et nous vous prions d’accepter notre argent qui peut vous être utile dans vos besoins. »

Les pages répondirent : « Qu’attendez-vous de nous ? »

« Cet Abou-Témâm, repartirent les vizirs, a gâté notre situation ; si les choses durent ainsi, il nous écartera tous du roi. Voici ce que nous vous demandons : quand vous serez seuls avec Ilân-Châh et qu’il se couchera comme pour dormir, que l’un de vous dise à son compagnon : Abou-Témâm, que le roi a approché de sa personne et qu’il a élevé à un si haut rang, se conduit à son égard comme un criminel et un misérable. L’autre demandera : quel est son crime ? — Il a souillé le harem du roi, répondra le premier ; il prétend que le roi du Turkistân faisait périr quiconque lui demandait sa fille en mariage, mais que lui-même a été épargné parce qu’il était aimé d’elle, que le sulthân a accordé la princesse à notre maître à cause de l’amour qu’elle portait au messager. L’autre demandera : Le sais-tu d’une façon certaine ? et le premier répliquera : Par Dieu, c’est connu de tout le monde, mais la crainte du roi empêche les gens de parler ; toutes les fois que notre maître s’absente pour la chasse ou pour une expédition, Abou-Témâm va trouver la reine et reste en tête à tête avec elle. »

« Nous le répéterons, » répondirent les deux pages.

Une nuit qu’ils étaient seuls avec le prince, lorsque celui-ci se coucha comme pour dormir, les deux serviteurs redirent les paroles des vizirs. Leur maître, qui les écoutait, comprima sa colère et pensa : « Ce sont deux enfants qui n’ont pas atteint l’âge d’homme ; ils n’ont de haine pour personne ; s’ils n’avaient pas entendu dire cela, ils n’en parleraient pas. »

Le lendemain, la colère l’emporta au point que, sans attendre ni réfléchir, il fit venir Abou-Témâm et lui demanda à l’écart :

« Que doit-on faire à celui qui ne respecte pas le harem de son maître ? »

« On ne doit pas garder de ménagements envers lui, » répondit le confident.

« Et celui qui pénètre dans l’appartement du roi qu’il trompe, que mérite-t-il ? »

« On ne doit pas le laisser vivre. »

Alors le prince lui cracha au visage en disant : « C’est toi qui as agi ainsi, » puis il saisit son poignard, l’en frappa au ventre et le tua sur-le-champ ; ensuite il traîna son cadavre et le jeta dans un puits du palais. Après ce meurtre, il fut en proie à un vif repentir ; son chagrin et son anxiété s’accrurent ; mais on avait beau l’interroger, il n’en révélait pas le motif, pas même à son épouse, à cause de son amour pour elle. Il demeurait muet toutes les fois qu’elle lui demandait la raison de sa tristesse. Les vizirs, qui en furent instruits, se réjouirent fort, sachant bien que l’affliction du prince n’était que du repentir.

Depuis ce moment, Ilân-Châh alla de nuit dans l’appartement des deux pages pour écouter ce qu’ils disaient de la reine. Un soir qu’il était caché à leur porte, il les vit étaler l’or devant eux et s’en amuser en disant :

« Malheur à nous ! à quoi nous servira cet or, puisque nous n’en pouvons rien acheter ni le dépenser ? Nous avons pris part au complot contre Abou-Témâm et nous l’avons fait mourir. » Le premier reprit : « Si nous avions su que notre maître le tuerait immédiatement, nous n’aurions pas agi de la sorte. »

En entendant ces paroles, Ilân-Châh ne put se contenir ; il s’élança sur eux en disant : « Misérables, qu’avez-vous fait ? Apprenez-le-moi ! »

« Grâce, ô prince, » s’écrièrent-ils.

Il reprit : « Vous obtiendrez votre pardon de Dieu et de moi, mais parlez sincèrement : la franchise seule peut vous sauver. »

« Ô roi, avouèrent-ils, les vizirs nous ont donné cet or et nous ont appris à calomnier Abou-Témâm afin que tu le fasses périr ; tout ce que nous t’avons répété sont des propos des ministres. »

À ces mots, Ilân-Châh saisit sa barbe qu’il faillit arracher et mordit ses doigts jusqu’à se les couper, tant il regrettait d’avoir agi avec précipitation et de n’avoir pas examiné l’affaire de son confident. Il fit venir les vizirs et leur dit : « Serviteurs méchants et menteurs, avez-vous cru que Dieu oublierait votre crime ? Le mal que vous avez commis retombera sur vous. Ne savez-vous pas que celui qui creuse une fosse pour son frère y tombe lui-même ? Recevez de moi le châtiment de ce monde et, demain, vous subirez celui de l’autre vie et la punition divine. » Puis il leur fit trancher la tête en sa présence. Il entra ensuite chez la reine et lui raconta ce qui était arrivé à Abou-Témâm. Elle en ressentit un grand chagrin et tous deux, ainsi que les gens du palais, ne cessèrent de pleurer et de s’affliger pendant toute leur vie. On tira du puits le cadavre du favori ; le roi lui fit élever dans sa demeure un monument et l’y ensevelit.

Considère, ô prince fortuné, ce que produisent la jalousie et l’injustice et comment Dieu tourna la perfidie des vizirs à leur détriment. J’attends de lui qu’il me fasse triompher de tous ceux qui m’envient ma faveur auprès de toi et qu’il fasse éclater devant toi la vérité. Je ne redoute pas la mort pour moi, mais je crains pour mon maître le remords de m’avoir fait périr, alors que je suis innocent ; si je m’étais rendu coupable d’une faute, j’aurais gardé le silence.

Lorsque Azâd-bakht entendit ces paroles, il baissa la tête avec étonnement et fit ramener le jeune homme en prison jusqu’au lendemain, afin d’examiner son affaire.