Contes arabes (Basset)/Histoire des dix vizirs/Deuxième histoire

Ernest Leroux, éditeur (Collection de chansons et de contes populaires, VIIp. 31-41).

DEUXIÈME HISTOIRE

LE MARCHAND
ET LES SUITES DES ACTIONS17



Il y avait un marchand qui, possesseur d’une grande fortune et d’une femme, partit pour un voyage de commerce, laissant son épouse enceinte. En la quittant, il lui dit : « Je me mets en route, mais je serai de retour avant ton accouchement, s’il plaît à Dieu très haut. » Elle lui fit ses adieux et il partit.

Il ne cessa de voyager de pays en pays jusqu’à ce qu’il arriva chez un roi avec lequel il se lia d’amitié. Ce prince avait besoin de quelqu’un pour administrer ses affaires et celles de ses états : voyant que le marchand était instruit et intelligent, il l’obligea de rester près de lui et le combla de bienfaits. Bien des jours après, le vizir demanda à son maître la permission de retourner dans sa patrie en emportant les récompenses qui lui avaient été accordées : « Permets, dit-il, que j’aille voir mes enfants, et je reviendrai ici. » Le prince accorda l’autorisation, lui imposa l’obligation de revenir et lui fit présent d’une bourse contenant mille dinars d’or. Le marchand s’embarqua et fit route vers son pays. Voilà ce qui lui arriva.

Quant à sa femme, ayant appris que son mari était au service de tel roi, elle se mit en chemin avec ses deux enfants (car, pendant l’absence du marchand, elle était accouchée de deux jumeaux), et se dirigea vers ce royaume. Il se rencontrèrent dans une île où le mari s’était lui-même arrêté cette nuit-là. La femme dit à ses enfants : « Voici un vaisseau qui vient du pays où est votre père, allez sur le bord de la mer vous enquérir de lui. » Ils obéirent et se mirent à jouer sur le bateau ; mais, tandis qu’ils étaient occupés à leurs jeux, le soir arriva : le marchand, qui dormait dans le navire, réveillé par leurs cris, se leva pour les chasser et sa bourse tomba parmi les bagages. Il la chercha sans la trouver, alors il se frappa la tête, saisit les enfants et leur dit : « Personne que vous n’a pris ma bourse, car vous étiez à jouer auprès des bagages pour voler quelque chose ; vous étiez seuls ici. » Puis il s’empara d’un bâton, attacha ses fils et se mit à les battre et à les fustiger, tandis qu’ils pleuraient. Les matelots, rassemblés autour d’eux, disaient : « Les enfants de cette île sont tous des voleurs et des larrons. » Dans l’excès de sa colère, le marchand jura que si sa bourse ne lui était pas rendue, il noierait les prisonniers. À ces mots, il les lia à une botte de roseaux et les jeta à la mer.

Cependant, leur mère, inquiète de leur absence, se mit à leur recherche et, arrivée au vaisseau, commença de demander : « Qui a vu deux enfants, de telle apparence, âgés de tant d’années ? »

Les matelots qui l’écoutaient se dirent : « C’est le signalement de ceux qui viennent d’être noyés. »

La femme entendit ces paroles et se mit à gémir : « Hélas ! mes chéris ! mes fils ! Comment votre père pourra-t-il vous voir aujourd’hui ? »

Un des marins l’interrogea : « De qui es-tu la femme ? »

« De tel marchand, répondit-elle ; je voulais aller le rejoindre lorsque ce malheur est arrivé. »

En entendant ces paroles, le mari se leva, déchira ses vêtements et se frappa la tête en disant : « Par Dieu ! c’est moi qui ai fait périr mes fils ! voilà le châtiment de celui qui n’envisage pas les conséquences de ses actes, qui ne s’informe pas et n’agit pas avec prudence ! » Puis tous deux recommencèrent à se lamenter et à pleurer. À la fin, le marchand s’écria : « Par Dieu, je ne prendrai plaisir à rien tant que je n’aurai pas de leurs nouvelles. » Il se mit ensuite à parcourir les mers à leur recherche, mais inutilement.

Les enfants furent poussés par le vent vers le continent et jetés sur le rivage. L’un d’eux fut trouvé par les courtisans du roi de ce pays : ils l’amenèrent à leur maître à qui il plut extrêmement et qui l’adopta pour son fils. Il le présenta comme tel à ses sujets, prétendant l’avoir caché par affection. Le peuple se réjouit beaucoup à cause du roi et celui-ci fit de l’enfant son héritier présomptif et son futur successeur. Des années passèrent : le prince mourut et fut remplacé par le jeune homme qui s’assit sur le trône et vit prospérer ses affaires.

Pendant ce temps, ses parents parcouraient à sa recherche et à celle de son frère toutes les îles de la mer, dans l’espoir qu’ils auraient été jetés sur l’une d’elles, mais ils ne trouvaient pas de renseignements. Un jour que le père était dans un marché, il aperçut un crieur public, tenant un jeune homme qu’il voulait vendre. « Je l’achèterai, se dit-il, peut-être me consolera-t-il de la perte de mon fils. » — Il en fit l’acquisition et l’emmena dans sa maison. Quand sa femme l’aperçut, elle poussa un cri : « Par Dieu ! c’est mon fils. » Les parents se réjouirent fort et lui firent des questions sur son frère. « La mer nous a séparés, répondit-il, je ne sais ce qu’il est devenu. » Ils se consolèrent, et là-dessus bien des années se passèrent.

Ils habitaient dans le pays où régnait leur autre fils. Quand l’enfant retrouvé fut grand, son père lui donna des marchandises pour voyager. Il entra dans la ville où résidait son frère : celui-ci, informé qu’un trafiquant était arrivé avec des marchandises qui plaisaient aux femmes, le fit venir et asseoir devant lui. Aucun ne reconnaissait l’autre : toutefois leur sang était ému. Le prince dit au marchand : « Je désire que tu restes auprès de moi : tu occuperas un rang élevé et je te donnerai tout ce que tu demanderas. » L’autre accepta et demeura près de lui pendant quelques jours. Quand il vit que son frère ne le laisserait pas repartir, il envoya dire à son père et à sa mère de venir le retrouver. Ils s’occupèrent de se transporter près de lui, tandis que le crédit de leur fils s’accroissait sans qu’aucun d’eux ne connût le lien de parenté qui les unissait.

Une nuit, le roi sortit de sa capitale : il but, s’enivra et s’endormit. Le favori se dit : « Je vais le garder moi-même, afin de reconnaître les bontés qu’il a eues pour moi. » Il se leva aussitôt, tira son sabre et se tint à la porte de la tente royale. Un des serviteurs qui le jalousait à cause de la faveur dont il jouissait, l’aperçut, debout, le sabre à la main et lui dit :

« Que fais-tu à cette heure dans cet endroit ? »

« Je veille sur le roi, répondit-il, en reconnaissance de ses bienfaits ». Puis il se tut.

Au matin, la troupe des courtisans fut informée de cette aventure et pensa : « Voilà l’occasion, mettons-nous d’accord et avertissons le prince pour qu’il surprenne lui-même son favori et nous délivre de lui. »

Ils allèrent ensemble trouver leur maître et lui dirent : « Nous avons un avis à te donner. »

« Quel est-il ? »

« Ce marchand que tu as approché de ta personne, que tu as élevé au-dessus des grands de ton royaume, nous l’avons vu, la nuit dernière, le sabre nu et prêt à t’assaillir pour te tuer. »

En entendant ces paroles, le prince changea de couleur et leur demanda : « Avez-vous des preuves ? »

« Quelle preuve exiges-tu ? répliquèrent-ils. Si tu veux être convaincu, feins cette nuit d’être ivre et de t’endormir, puis observe-le, et tu verras de tes propres yeux tout ce que nous t’avons rapporté. »

Ils s’en allèrent ensuite trouver le favori et lui dirent : « Sache que le roi t’est reconnaissant de ce que tu as fait pour lui la nuit dernière et qu’il augmentera ses bienfaits. » Par là, ils excitèrent son esprit.

La seconde nuit arrivée, le prince demeura éveillé et inquiet, à observer son serviteur18. Quant à celui-ci, il alla se placer à la porte de sa tente, tira son sabre et resta là. À cette vue, le trouble du prince augmenta : il fit arrêter son frère et lui demanda : « Est-ce ainsi que tu reconnais l’amitié que j’avais pour toi plus grande que pour qui que ce soit ? C’est ainsi que tu me récompenses ! »

Deux des courtisans se levèrent et dirent : « Seigneur, si tu l’ordonnes, nous allons lui trancher la tête. »

« La précipitation à faire périr un homme, répondit le prince, est chose coupable, même lorsqu’il n’est pas puissant. Nous pouvons bien le tuer quand il est vivant, mais non le faire revivre quand il est mort. Il faut examiner les suites de toute action : celui-ci, du reste, n’échappera pas à la mort. »

Il ordonna de le conduire en prison, puis il revint (dans la ville), s’acquitta de ses occupations et partit pour la chasse. À son retour, il avait oublié le condamné lorsqu’on entra chez pour lui dire : « Si tu négliges de t’occuper de cet homme qui a voulu t’assassiner, tous tes serviteurs ambitionneront le pouvoir : déjà il circule parmi le peuple des bruits à ce sujet. » Le roi, irrité de ces paroles, dit : « Amenez-le-moi ici », et il ordonna au bourreau de lui trancher la tête. On banda les yeux au prisonnier : l’exécuteur se tint debout près de lui et s’adressa au prince : « Avec ta permission, seigneur, je lui couperai le cou. » — « Arrête, interrompit son maître, je veux examiner son cas : s’il faut absolument le faire périr, il n’échappera pas à la mort. » Puis il le fit ramener en prison où le condamné demeura jusqu’à ce qu’il plût à son frère de le tuer19.

Sur ces entrefaites, ses parents ayant entendu parler de l’aventure, le père alla trouver le roi, écrivit une requête sur une feuille de papier et la lut au prince. Voici ce qu’elle contenait : « Sois miséricordieux envers moi, et Dieu le sera envers toi ; ne te presse pas d’ordonner une exécution, car moi-même, pour avoir agi avec précipitation, j’ai fait périr son frère dans la mer, ce qui m’a, jusqu’à aujourd’hui, causé de la douleur. Si tu veux sa mort, tue-moi à sa place. » Puis il se prosterna devant le roi et se mit à pleurer.

« Raconte-moi ton histoire, » lui demanda le prince.

« Seigneur, lui dit le vieillard, ce jeune homme avait un frère que je jetai avec lui dans la mer. » Puis il fit, d’un bout à l’autre, le récit de ses aventures. Alors le roi poussa un grand cri, s’élança de son trône et embrassa son père et son frère en disant : « Par Dieu, tu es mon père, voilà mon frère et ta femme est ma mère. » Ils demeurèrent tous à verser des larmes ; ensuite le prince fit connaître l’événement à ses sujets et ajouta : « Ô peuple, comment jugez-vous mon habitude d’examiner les conséquences d’une action. » Les gens s’émerveillèrent de la sagesse et de la prudence de leur souverain. Celui-ci s’adressa à son père : « Si tu avais réfléchi aux résultats de ta conduite et si tu n’avais pas apporté de la précipitation dans ta manière d’agir, tu n’aurais pas été en butte au repentir et au chagrin pendant tout ce temps. » Puis il fit venir sa mère, ils se réjouirent tous ensemble et passèrent leur vie dans la satisfaction et le contentement.

« Quoi de plus nuisible, termina le prisonnier, que de ne pas considérer les suites d’une action ! Ne te hâte donc pas de me faire périr, de peur de ressentir ensuite de la peine et du souci. »

Après avoir entendu ce récit, le roi commanda de ramener le condamné dans sa prison jusqu’au lendemain, en disant qu’il réfléchirait à son affaire et qu’il ne pouvait se soustraire à la mort.