Consuelo/Chapitre LXII

Michel Lévy (2p. 233-240).

LXII.

Anzoleto n’avait pas manqué de se lever à minuit, de prendre son stylet, de se parfumer, et d’éteindre son flambeau. Mais au moment où il crut pouvoir ouvrir sa porte sans bruit (il avait déjà remarqué que la serrure était douce et fonctionnait très-discrètement), il fut fort étonné de ne pouvoir imprimer à la clef le plus léger mouvement. Il s’y brisa les doigts, et s’y épuisa de fatigue, au risque d’éveiller quelqu’un en secouant trop fortement la porte. Tout fut inutile. Son appartement n’avait pas d’autre issue ; la fenêtre donnait sur les jardins à une élévation de cinquante pieds, parfaitement nue et impossible à franchir ; la seule pensée en donnait le vertige.

« Ceci n’est pas l’ouvrage du hasard, se dit Anzoleto après avoir encore inutilement essayé d’ébranler sa porte. Que ce soit Consuelo (et ce serait bon signe ; sa peur me répondrait de sa faiblesse) ou que ce soit le comte Albert, tous deux me le paieront à la fois ! »

Il prit le parti de se rendormir. Le dépit l’en empêcha ; et peut-être aussi un certain malaise voisin de la crainte. Si Albert était l’auteur de cette précaution, lui seul n’était pas dupe, dans la maison, de ses rapports fraternels avec Consuelo. Cette dernière avait paru véritablement épouvantée en l’avertissant de prendre garde à cet homme terrible. Anzoleto avait beau se dire qu’étant fou, le jeune comte ne mettrait peut-être pas de suite dans ses idées, ou qu’étant d’une illustre naissance, il ne voudrait pas, suivant le préjugé du temps, se commettre dans une partie d’honneur avec un comédien ; ces suppositions ne le rassuraient point. Albert lui avait paru un fou bien tranquille et bien maître de lui-même ; et quant à ses préjugés, il fallait qu’ils ne fussent pas fort enracinés pour lui permettre de vouloir épouser une comédienne. Anzoleto commença donc à craindre sérieusement d’avoir maille à partir avec lui, avant d’en venir à ses fins, et de se faire quelque mauvaise affaire en pure perte. Ce dénouement lui paraissait plus honteux que funeste. Il avait appris à manier l’épée, et se flattait de tenir tête à quelque homme de qualité que ce fût. Néanmoins il ne se sentit pas tranquille, et ne dormit pas.

Vers cinq heures du matin, il crut entendre des pas dans le corridor, et peu après sa porte s’ouvrit sans bruit et sans difficulté. Il ne faisait pas encore bien jour ; et en voyant un homme entrer dans sa chambre avec aussi peu de cérémonie, Anzoleto crut que le moment décisif était venu. Il sauta sur son stylet en bondissant comme un taureau. Mais il reconnut aussitôt, à la lueur du crépuscule, son guide qui lui faisait signe de parler bas et de ne pas faire de bruit.

« Que veux-tu dire avec tes simagrées, et que me veux-tu, imbécile ? dit Anzoleto avec humeur. Comment as-tu fait pour entrer ici ?

— Eh ! par où, si ce n’est pas la porte, mon bon seigneur ?

— La porte était fermée à clef.

— Mais vous aviez laissé la clef en dehors.

— Impossible ! la voilà sur ma table.

— Belle merveille ! il y en a une autre.

— Et qui donc m’a joué le tour de m’enfermer ainsi ? Il n’y avait qu’une clef hier soir : serait-ce toi, en venant chercher ma valise ?

— Je jure que ce n’est pas moi, et que je n’ai pas vu de clef.

— Ce sera donc le diable ! Mais que me veux-tu avec ton air affairé et mystérieux ? Je ne t’ai pas fait appeler.

— Vous ne me laissez pas le temps de parler ! Vous me voyez, d’ailleurs, et vous savez bien sans doute ce que je vous veux. La signora est arrivée sans encombre à Tusta, et, suivant ses ordres, me voici avec mes chevaux pour vous y conduire. »

Il fallut bien quelques instants pour qu’Anzoleto comprît de quoi il s’agissait ; mais il s’accommoda assez vite de la vérité pour empêcher que son guide, dont les craintes superstitieuses s’effaçaient d’ailleurs avec les ombres de la nuit, ne retombât dans ses perplexités à l’égard d’une malice du diable. Le drôle avait commencé par examiner et par faire sonner sur les pavés de l’écurie l’argent de Consuelo, et il se tenait pour content de son marché avec l’enfer. Anzoleto comprit à demi-mot, et pensa que la fugitive avait été de son côté surveillée de manière à ne pouvoir l’avertir de sa résolution ; que, menacée, poussée à bout peut-être par son jaloux, elle avait saisi un moment propice pour déjouer tous ses efforts, s’évader et prendre la clef des champs.

« Quoi qu’il en soit, dit-il, il n’y a ni à douter ni à balancer. Les avis qu’elle me fait donner par cet homme, qui l’a conduite sur la route de Prague, sont clairs et précis. Victoire ! si je puis toutefois sortir d’ici pour la rejoindre sans être forcé de croiser l’épée ! »

Il s’arma jusqu’aux dents : et, tandis qu’il s’apprêtait à la hâte, il envoya son guide en éclaireur pour voir si les chemins étaient libres. Sur sa réponse que tout le monde paraissait encore livré au sommeil, excepté le gardien du pont qui venait de lui ouvrir, Anzoleto descendit sans bruit, remonta à cheval, et ne rencontra dans les cours qu’un palefrenier, qu’il appela pour lui donner quelque argent, afin de ne pas laisser à son départ l’apparence d’une fuite.

« Par saint Wenceslas ! dit ce serviteur au guide, voilà une étrange chose, les chevaux sont couverts de sueur en sortant de l’écurie comme s’ils avaient couru toute la nuit.

— C’est votre diable noir qui sera venu les panser, répondit l’autre.

— C’est donc cela, reprit le palefrenier, que j’ai entendu un bruit épouvantable toute la nuit de ce côté-là ! Je n’ai pas osé venir voir ; mais j’ai entendu la herse crier, et le pont-levis s’abattre, tout comme je vous vois dans ce moment-ci : si bien que j’ai cru que c’était vous qui partiez, et que je ne m’attendais guère à vous revoir ce matin. »

Au pont-levis, ce fut une autre observation du gardien.

« Votre seigneurie est donc double ? demanda cet homme en se frottant les yeux. Je l’ai vue partir vers minuit, et je la vois encore une fois.

— Vous avez rêvé, mon brave homme, dit Anzoleto en lui faisant aussi une gratification. Je ne serais pas parti sans vous prier de boire à ma santé.

— Votre seigneurie me fait trop d’honneur, dit le portier, qui écorchait un peu l’italien.

— C’est égal, dit-il au guide dans sa langue, j’en ai vu deux cette nuit !

— Et prends garde d’en voir quatre la nuit prochaine, répondit le guide en suivant Anzoleto au galop sur le pont : Le diable noir fait de ces tours-là aux dormeurs de ton espèce. »

Anzoleto, bien averti et bien renseigné par son guide, gagna Tusta ou Tauss ; car c’est, je crois, la même ville. Il la traversa après avoir congédié son homme et prit des chevaux de poste, s’abstint de faire aucune question durant dix lieues, et, au terme désigné, s’arrêta pour déjeuner (car il n’en pouvait plus), et pour demander une madame Wolf qui devait être par là avec une voiture. Personne ne put lui en donner des nouvelles, et pour cause.

Il y avait bien une madame Wolf dans le village ; mais elle était établie depuis cinquante ans dans la ville, et tenait une boutique de mercerie. Anzoleto, brisé, exténué, pensa que Consuelo n’avait pas jugé à propos de s’arrêter en cet endroit. Il demanda une voiture à louer, il n’y en avait pas. Force lui fut de remonter à cheval, et de faire une nouvelle course à franc étrier. Il regardait comme impossible de ne pas rencontrer à chaque instant la bienheureuse voiture, où il pourrait s’élancer et se dédommager de ses anxiétés et de ses fatigues. Mais il rencontra fort peu de voyageurs, et dans aucune voiture il ne vit Consuelo. Enfin, vaincu par l’excès de la lassitude, et ne trouvant de voiture de louage nulle part, il prit le parti de s’arrêter, mortellement vexé, et d’attendre dans une bourgade, au bord de la route, que Consuelo vînt le rejoindre ; car il pensait l’avoir dépassée. Il eut le loisir de maudire, tout le reste du jour et toute la nuit suivante, les femmes, les auberges, les jaloux et les chemins. Le lendemain, il trouva une voiture publique de passage, et continua de courir vers Prague, sans être plus heureux. Nous le laisserons cheminer vers le nord, en proie à une véritable rage et à une mortelle impatience mêlée d’espoir, pour revenir un instant nous-mêmes au château, et voir l’effet du départ de Consuelo sur les habitants de cette demeure.

On peut penser que le comte Albert n’avait pas plus dormi que les deux autres personnages de cette brusque aventure. Après s’être muni d’une double clef de la chambre d’Anzoleto, il l’avait enfermé de dehors, et ne s’était plus inquiété de ses tentatives, sachant bien qu’à moins que Consuelo elle-même ne s’en mêlât, nul n’irait le délivrer. À l’égard de cette première possibilité dont l’idée le faisait frémir, Albert eut l’excessive délicatesse de ne pas vouloir faire d’imprudente découverte.

« Si elle l’aime à ce point, pensa-t-il, je n’ai plus à lutter ; que mon sort s’accomplisse ! Je le saurai assez tôt, car elle est sincère ; et demain elle refusera ouvertement les offres que je lui ai faites aujourd’hui. Si elle est seulement persécutée et menacée par cet homme dangereux, la voilà du moins pour une nuit à l’abri de ses poursuites. Maintenant, quelque bruit furtif que j’entende autour de moi, je ne bougerai pas, et je ne me rendrai point odieux ; je n’infligerai pas à cette infortunée le supplice de la honte, en me montrant devant elle sans être appelé. Non ! je ne jouerai point le rôle d’un espion lâche, d’un jaloux soupçonneux, lorsque jusqu’ici ses refus, ses irrésolutions, ne m’ont donné aucun droit sur elle. Je ne sais qu’une chose, rassurante pour mon honneur, effrayante pour mon amour ; c’est que je ne serai pas trompé. Âme de celle que j’aime, toi qui résides à la fois dans le sein de la plus parfaite des femmes et dans les entrailles du Dieu universel, si, à travers les mystères et les ombres de la pensée humaine, tu peux lire en moi à cette heure, ton sentiment intérieur doit te dire que j’aime trop pour ne pas croire à ta parole ! »

Le courageux Albert tint religieusement l’engagement qu’il venait de prendre avec lui-même ; et bien qu’il crût entendre les pas de Consuelo à l’étage inférieur au moment de sa fuite, et quelque autre bruit moins explicable du côté de la herse, il souffrit, pria, et contint de ses mains jointes son cœur bondissant dans sa poitrine.

Lorsque le jour parut, il entendit marcher et ouvrir les portes du côté d’Anzoleto.

« L’infâme, se dit-il, la quitte sans pudeur et sans précaution ! Il semble qu’il veuille afficher sa victoire ! Ah ! le mal qu’il me fait ne serait rien, si une autre âme, plus précieuse et plus chère que la mienne, ne devait pas être souillée par son amour. »

À l’heure où le comte Christian avait coutume de se lever, Albert se rendit auprès de lui, avec l’intention, non de l’avertir de ce qui se passait, mais de l’engager à provoquer une nouvelle explication avec Consuelo. Il était sûr qu’elle ne mentirait pas. Il pensait qu’elle devait désirer cette explication, et s’apprêtait à la soulager de son trouble, à la consoler même de sa honte, et à feindre une résignation qui pût adoucir l’amertume de leurs adieux. Albert ne se demandait pas ce qu’il deviendrait après. Il sentait que ou sa raison, ou sa vie, ne supporterait pas un pareil coup, et il ne craignait pas d’éprouver une douleur au-dessus de ses forces.

Il trouva son père au moment où il entrait dans son oratoire. La lettre posée sur le coussin frappa leurs yeux en même temps. Ils la saisirent et la lurent ensemble. Le vieillard en fut atterré, croyant que son fils ne supporterait pas l’événement ; mais Albert, qui s’était préparé à un plus grand malheur, fut calme, résigné et ferme dans sa confiance.

« Elle est pure, dit-il ; elle veut m’aimer. Elle sent que mon amour est vrai et ma foi inébranlable. Dieu la sauvera du danger. Acceptons cette promesse, mon père, et restons tranquilles. Ne craignez pas pour moi ; je serai plus fort que ma douleur, et je commanderai aux inquiétudes si elles s’emparent de moi.

— Mon fils, dit le vieillard attendri, nous voici devant l’image du Dieu de tes pères. Tu as accepté d’autres croyances, et je ne te les ai jamais reprochées avec amertume, tu le sais, quoique mon cœur en ait bien souffert. Je vais me prosterner devant l’effigie de ce Dieu sur laquelle je t’ai promis, dans la nuit qui a précédé celle-ci, de faire tout ce qui dépendrait de moi pour que ton amour fût écouté et sanctifié par un nœud respectable. J’ai tenu ma promesse, et je te la renouvelle. Je vais encore prier pour que le Tout-Puissant exauce tes vœux, et les miens ne contrediront pas ma demande. Ne te joindras-tu pas à moi dans cette heure solennelle qui décidera peut-être dans les cieux des destinées de ton amour sur la terre ? Ô toi, mon noble enfant, à qui l’Éternel a conservé toutes les vertus, malgré les épreuves qu’il a laissé subir à ta foi première ! toi que j’ai vu, dans ton enfance, agenouillé à mes côtés sur la tombe de ta mère, et priant comme un jeune ange ce maître souverain dont tu ne doutais pas alors ! refuseras-tu aujourd’hui d’élever ta voix vers lui, pour que la mienne ne soit pas inutile ?

— Mon père, répondit Albert en pressant le vieillard dans ses bras, si notre foi diffère quant à la forme et aux dogmes, nos âmes restent toujours d’accord sur un principe éternel et divin. Vous servez un Dieu de sagesse et de bonté, un idéal de perfection, de science, et de justice, que je n’ai jamais cessé d’adorer. — Ô divin crucifié, dit-il en s’agenouillant auprès de son père devant l’image de Jésus ; toi que les hommes adorent comme le Verbe, et que je révère comme la plus noble et la plus pure manifestation de l’amour universel parmi nous ! entends ma prière, toi dont la pensée vit éternellement en Dieu et en nous ! Bénis les instincts justes et les intentions droites ! Plains la perversité qui triomphe, et soutiens l’innocence qui combat ! Qu’il en soit de mon bonheur ce que Dieu voudra ! Mais, ô Dieu humain ! que ton influence dirige et anime les cœurs qui n’ont d’autre force et d’autre consolation que ton passage et ton exemple sur la terre ! »