Consuelo/Chapitre LXIII

Michel Lévy (2p. 241-247).

LXIII.

Anzoleto poursuivait sa route vers Prague en pure perte ; car aussitôt après avoir donné à son guide les instructions trompeuses qu’elle jugeait nécessaires au succès de son entreprise, Consuelo avait pris, sur la gauche, un chemin qu’elle connaissait, pour avoir accompagné deux fois en voiture la baronne Amélie à un château voisin de la petite ville de Tauss. Ce château était le but le plus éloigné des rares courses qu’elle avait eu occasion de faire durant son séjour à Riesenburg. Aussi l’aspect de ces parages et la direction des routes qui les traversaient, s’étaient-ils présentés naturellement à sa mémoire, lorsqu’elle avait conçu et réalisé à la hâte le téméraire projet de sa fuite. Elle se rappelait qu’en la promenant sur la terrasse de ce château, la dame qui l’habitait lui avait dit, tout en lui faisant admirer la vaste étendue des terres qu’on découvrait au loin : Ce beau chemin planté que vous voyez là-bas, et qui se perd à l’horizon, va rejoindre la route du Midi, et c’est par là que nous nous rendons à Vienne. Consuelo, avec cette indication et ce souvenir précis, était donc certaine de ne pas s’égarer, et de regagner à une certaine distance la route par laquelle elle était venue en Bohême. Elle atteignit le château de Biela, longea les cours du parc, retrouva sans peine, malgré l’obscurité, le chemin planté ; et avant le jour elle avait réussi à mettre entre elle et le point dont elle voulait s’éloigner une distance de trois lieues environ à vol d’oiseau. Jeune, forte, et habituée dès l’enfance à de longues marches, soutenue d’ailleurs par une volonté audacieuse, elle vit poindre le jour sans éprouver beaucoup de fatigue. Le ciel était serein, les chemins secs, et couverts d’un sable assez doux aux pieds. Le galop du cheval, auquel elle n’était point habituée, l’avait un peu brisée ; mais on sait que la marche, en pareil cas, est meilleure que le repos, et que, pour les tempéraments énergiques, une fatigue délasse d’une autre.

Cependant, à mesure que les étoiles pâlissaient, et que le crépuscule achevait de s’éclaircir, elle commençait à s’effrayer de son isolement. Elle s’était sentie bien tranquille dans les ténèbres. Toujours aux aguets, elle s’était crue sûre, en cas de poursuite, de pouvoir se cacher avant d’être aperçue ; mais au jour, forcée de traverser de vastes espaces découverts, elle n’osait plus suivre la route battue ; d’autant plus qu’elle vit bientôt des groupes se montrer au loin, et se répandre comme des points noirs sur la raie blanche que dessinait le chemin au milieu des terres encore assombries. Si peu loin de Riesenburg, elle pouvait être reconnue par le premier passant ; et elle prit le parti de se jeter dans un sentier qui lui sembla devoir abréger son chemin, en allant couper à angle droit le détour que la route faisait autour d’une colline. Elle marcha encore ainsi près d’une heure sans rencontrer personne, et entra dans un endroit boisé, où elle put espérer de se dérober facilement aux regards.

« Si je pouvais ainsi gagner, pensait-elle, une avance de huit à dix lieues sans être découverte, je marcherais ensuite tranquillement sur la grande route ; et, à la première occasion favorable, je louerais une voiture et des chevaux. »

Cette pensée lui fit porter la main à sa poche pour y prendre sa bourse, Et calculer ce qu’après son généreux paiement au guide qui l’avait fait sortir de Riesenburg, il lui restait d’argent pour entreprendre ce long et difficile voyage. Elle ne s’était pas encore donné le temps d’y réfléchir ; et si elle eût fait toutes les réflexions que suggérait la prudence, eût-elle résolu cette fuite aventureuse ? Mais quelles furent sa surprise et sa consternation, lorsqu’elle trouva sa bourse beaucoup plus légère qu’elle ne l’avait supposé ! Dans son empressement, elle n’avait emporté tout au plus que la moitié de la petite somme qu’elle possédait ; ou bien elle avait donné au guide, dans l’obscurité, des pièces d’or pour de l’argent ; ou bien encore, en ouvrant sa bourse pour le payer, elle avait laissé tomber dans la poussière de la route une partie de sa fortune. Tant il y a qu’après avoir bien compté et recompté sans pouvoir se faire illusion sur ses faibles ressources, elle reconnut qu’il fallait faire à pied toute la route de Vienne.

Cette découverte lui causa un peu de découragement, non pas à cause de la fatigue, qu’elle ne redoutait point, mais à cause des dangers, inséparables pour une jeune femme, d’une aussi longue route pédestre. La peur que jusque-là elle avait surmontée, en se persuadant que bientôt elle pourrait se mettre dans une voiture à l’abri des aventures de grand chemin, commença à parler plus haut qu’elle ne l’avait prévu dans l’effervescence de ses idées ; et, comme vaincue pour la première fois de sa vie par l’effroi de sa misère et de sa faiblesse, elle se mit à marcher précipitamment, cherchant les taillis les plus sombres pour se réfugier en cas d’attaque.

Pour comble d’inquiétude, elle s’aperçut bientôt qu’elle ne suivait plus aucun sentier battu, et qu’elle marchait au hasard dans un bois de plus en plus profond et désert. Si cette morne solitude la rassurait à certains égards, l’incertitude de sa direction lui faisait appréhender de revenir sur ses pas et de se rapprocher à son insu du château des Géants. Anzoleto y était peut-être encore : un soupçon, un accident, une idée de vengeance contre Albert pouvaient l’y avoir retenu. D’ailleurs Albert lui-même n’était-il pas à craindre dans ce premier moment de trouble et de désespoir ? Consuelo savait bien qu’il se soumettrait à son arrêt ; mais si elle allait se montrer aux environs du château, et qu’on vînt dire au jeune comte qu’elle était encore là, à portée d’être atteinte et ramenée, n’accourrait-il pas pour la vaincre par ses supplications et ses larmes ? Fallait-il exposer ce noble jeune homme, et sa famille, et sa propre fierté, au scandale et au ridicule d’une entreprise avortée aussitôt que conçue ? Le retour d’Anzoleto viendrait peut-être d’ailleurs ramener au bout de quelques jours les embarras inextricables et les dangers d’une situation qu’elle venait de trancher par un coup de tête hardi et généreux. Il fallait donc tout souffrir et s’exposer à tout plutôt que de revenir à Riesenburg.

Résolue de chercher attentivement la direction de Vienne, et de la suivre à tout prix, elle s’arrêta dans un endroit couvert et mystérieux, où une petite source jaillissait entre des rochers ombragés de vieux arbres. Les alentours semblaient un peu battus par de petits pieds d’animaux. Étaient-ce les troupeaux du voisinage ou les bêtes de la forêt qui venaient boire parfois à cette fontaine cachée ? Consuelo s’en approcha, et, s’agenouillant sur les pierres humectées, trompa la faim, qui commençait à se faire sentir, en buvant de cette eau froide et limpide. Puis, restant pliée sur ses genoux, elle médita un peu sur sa situation.

« Je suis bien folle et bien vaine, se dit-elle, si je ne puis réaliser ce que j’ai conçu. Eh quoi ! sera-t-il dit que la fille de ma mère se soit efféminée dans les douceurs de la vie, au point de ne pouvoir plus braver le soleil, la faim, la fatigue, et les périls ? J’ai fait de si beaux rêves d’indigence et de liberté au sein de ce bien-être qui m’oppressait, et dont j’aspirais toujours à sortir ! Et voilà que je m’épouvante dès les premiers pas ? N’est-ce pas là le métier pour lequel je suis née, « courir, pâtir, et oser ? » Qu’y a-t-il de changé en moi depuis le temps où je marchais avant le jour avec ma pauvre mère, souvent à jeun ! et où nous buvions aux petites fontaines des chemins pour nous donner des forces ? Voilà vraiment une belle Zingara, qui n’est bonne qu’à chanter sur les théâtres, à dormir sur le duvet, et à voyager en carrosse ! Quels dangers redoutais-je avec ma mère ? Ne me disait-elle pas, quand nous rencontrions des gens de mauvaise mine : « Ne crains rien ; ceux qui ne possèdent rien n’ont rien qui les menace, et les misérables ne se font pas la guerre entre eux ? » Elle était encore jeune et belle dans ce temps là ! est-ce que je l’ai jamais vue insultée par les passants ? Les plus méchants hommes respectent les êtres sans défense. Et comment font tant de pauvres filles mendiantes qui courent les chemins, et qui n’ont que la protection de Dieu ? Serais-je comme ces demoiselles qui n’osent faire un pas dehors sans croire que tout l’univers, enivré de leurs charmes, va se mettre à les poursuivre ! Est-ce à dire que parce qu’on est seule, et les pieds sur la terre commune, on doit être avilie, et renoncer à l’honneur quand on n’a pas le moyen de s’entourer de gardiens ? D’ailleurs ma mère était forte comme un homme ; elle se serait défendue comme un lion. Ne puis-je pas être courageuse et forte, moi qui n’ai dans les veines que du bon sang plébéien ? Est-ce qu’on ne peut pas toujours se tuer quand on est menacée de perdre plus que la vie ? Et puis, je suis encore dans un pays tranquille, dont les habitants sont doux et charitables ; et quand je serai sur des terres inconnues, j’aurai bien du malheur si je ne rencontre pas, à l’heure du danger, quelqu’un de ces êtres droits et généreux, comme Dieu en place partout pour servir de providence aux faibles et aux opprimés. Allons ! du courage. Pour aujourd’hui je n’ai à lutter que contre la faim. Je ne veux entrer dans une cabane, pour acheter du pain, qu’à la fin de cette journée, quand il fera sombre et que je serai bien loin, bien loin. Je connais la faim, et je sais y résister, malgré les éternels festins auxquels on voulait m’habituer à Riesenburg. Une journée est bientôt passée. Quand la chaleur sera venue, et mes jambes épuisées, je me rappellerai l’axiome philosophique que j’ai si souvent entendu dans mon enfance : « Qui dort dîne. » Je me cacherai dans quelque trou de rocher, et je te ferai bien voir, ô ma pauvre mère qui veilles sur moi et voyages invisible à mes côtés, à cette heure, que je sais encore faire la sieste sans sofa et sans coussins ! »

Tout en devisant ainsi avec elle-même, la pauvre enfant oubliait un peu ses peines de cœur. Le sentiment d’une grande victoire remportée sur elle-même lui faisait déjà paraître Anzoleto moins redoutable. Il lui semblait même qu’à partir du moment où elle avait déjoué ses séductions, elle sentait son âme allégée de ce funeste attachement ; et, dans les travaux de son projet romanesque, elle trouvait une sorte de gaieté mélancolique, qui lui faisait répéter tout bas à chaque instant : « Mon corps souffre, mais il sauve mon âme. L’oiseau qui ne peut se défendre a des ailes pour se sauver, et, quand il est dans les plaines de l’air, il se rit des pièges et des embûches. »

Le souvenir d’Albert, l’idée de son effroi et de sa douleur, se présentaient différemment à l’esprit de Consuelo ; mais elle combattait de toute sa force l’attendrissement qui la gagnait à cette pensée. Elle avait formé la résolution de repousser son image, tant qu’elle ne se serait pas mise à l’abri d’un repentir trop prompt et d’une tendresse imprudente.

« Cher Albert, ami sublime, disait-elle, je ne puis m’empêcher de soupirer profondément quand je me représente ta souffrance ! Mais c’est à Vienne seulement que je m’arrêterai à la partager et à la plaindre. C’est à Vienne que je permettrai à mon cœur de me dire combien il te vénère et te regrette ! »

« Allons, en marche ! » se dit Consuelo en essayant de se lever. Mais deux ou trois fois elle tenta en vain d’abandonner cette fontaine si sauvage et si jolie, dont le doux bruissement semblait l’inviter à prolonger les instants de son repos. Le sommeil, qu’elle avait voulu remettre à l’heure de midi, appesantissait ses paupières ; et la faim, qu’elle n’était plus habituée à supporter aussi bien qu’elle s’en flattait, la jetait dans une irrésistible défaillance. Elle voulait en vain se faire illusion à cet égard. Elle n’avait presque rien mangé la veille ; trop d’agitations et d’anxiétés ne lui avaient pas permis d’y songer. Un voile s’étendait sur ses yeux ; une sueur froide et pénible alanguissait tout son corps. Elle céda à la fatigue sans en avoir conscience ; et tout en formant une dernière résolution de se relever et de reprendre sa marche, ses membres s’affaissèrent sur l’herbe, sa tête retomba sur son petit paquet de voyage, et elle s’endormit profondément. Le soleil, rouge et chaud, comme il est parfois dans ces courts étés de Bohême, montait gaiement dans le ciel ; la fontaine bouillonnait sur les cailloux, comme si elle eût voulu bercer de sa chanson monotone le sommeil de la voyageuse, et les oiseaux voltigeaient en chantant aussi leurs refrains babillards au-dessus de sa tête.