Consuelo/Chapitre LXI
LXI.
Aussitôt que Consuelo vit un instant favorable, elle sortit du salon, et alla dans le jardin. Le soleil était couché, et les premières étoiles brillaient sereines et blanches dans un ciel encore rose vers l’occident, déjà noir à l’est. La jeune artiste cherchait à respirer le calme dans cet air pur et frais des premières soirées d’automne. Son sein était oppressé d’une langueur voluptueuse ; et cependant elle en éprouvait des remords, et appelait au secours de sa volonté toutes les forces de son âme. Elle eût pu se dire : « Ne puis-je donc savoir si j’aime ou si je hais ? » Elle tremblait, comme si elle eût senti son courage l’abandonner dans la crise la plus dangereuse de sa vie ; et, pour la première fois, elle ne retrouvait pas en elle cette droiture de premier mouvement, cette sainte confiance dans ses intentions, qui l’avaient toujours soutenue dans ses épreuves. Elle avait quitté le salon pour se dérober à la fascination qu’Anzoleto exerçait sur elle, et elle avait éprouvé en même temps comme un vague désir d’être suivie par lui. Les feuilles commençaient à tomber. Lorsque le bord de son vêtement les faisait crier derrière elle, elle s’imaginait entendre des pas sur les siens, et, prête à fuir, n’osant se retourner, elle restait enchaînée à sa place par une puissance magique.
Quelqu’un la suivait, en effet, mais sans oser et sans vouloir se montrer : c’était Albert. Étranger à toutes ces petites dissimulations qu’on appelle les convenances, et se sentant par la grandeur de son amour au-dessus de toute mauvaise honte, il était sorti un instant après elle, résolu de la protéger à son insu, et d’empêcher son séducteur de la rejoindre. Anzoleto avait remarqué cet empressement naïf, sans en être fort alarmé. Il avait trop bien vu le trouble de Consuelo, pour ne pas regarder sa victoire comme assurée ; et, grâce à la fatuité que de faciles succès avaient développée en lui, il était résolu à ne plus brusquer les choses, à ne plus irriter son amante, et à ne plus effaroucher la famille. « Il n’est plus nécessaire de tant me presser, se disait-il. La colère pourrait lui donner des forces. Un air de douleur et d’abattement lui fera perdre le reste de courroux qu’elle a contre moi. Son esprit est fier, attaquons ses sens. Elle est sans doute moins austère qu’à Venise ; elle s’est civilisée ici. Qu’importe que mon rival soit heureux un jour de plus ? Demain elle est à moi ; cette nuit peut-être ! Nous verrons bien. Ne la poussons pas par la peur à quelque résolution désespérée. Elle ne m’a pas trahi auprès d’eux. Soit pitié, soit crainte, elle ne dément pas mon rôle de frère ; et les grands parents, malgré toutes mes sottises, paraissent résolus à me supporter pour l’amour d’elle. Changeons donc de tactique. J’ai été plus vite que je n’espérais. Je puis bien faire halte. »
Le comte Christian, la chanoinesse et le chapelain furent donc fort surpris de lui voir prendre tout d’un coup de très-bonnes manières, un ton modeste, et un maintien doux et prévenant. Il eut l’adresse de se plaindre tout bas au chapelain d’un grand mal de tête, et d’ajouter qu’étant fort sobre d’habitude, le vin de Hongrie, dont il ne s’était pas méfié au dîner, lui avait porté au cerveau. Au bout d’un instant, cet aveu fut communiqué en allemand à la chanoinesse et au comte, qui accepta cette espèce de justification avec un charitable empressement. Wenceslawa fut d’abord moins indulgente ; mais les soins que le comédien se donna pour lui plaire, l’éloge respectueux qu’il sut faire, à propos, des avantages de la noblesse, l’admiration qu’il montra pour l’ordre établi dans le château, désarmèrent promptement cette âme bienveillante et incapable de rancune. Elle l’écouta d’abord par désœuvrement, et finit par causer avec lui avec intérêt, et par convenir avec son frère que c’était un excellent et charmant jeune homme. Lorsque Consuelo revint de sa promenade, une heure s’était écoulée, pendant laquelle Anzoleto n’avait pas perdu son temps. Il avait si bien regagné les bonnes grâces de la famille, qu’il était sûr de pouvoir rester autant de jours au château qu’il lui en faudrait pour arriver à ses fins. Il ne comprit pas ce que le vieux comte disait à Consuelo en allemand ; mais il devina, aux regards tournés vers lui, et à l’air de surprise et d’embarras de la jeune fille, que Christian venait de faire de lui le plus complet éloge, en la grondant un peu de ne pas marquer plus d’intérêt à un frère aussi aimable.
« Allons, signora, dit la chanoinesse, qui, malgré son dépit contre la Porporina, ne pouvait s’empêcher de lui vouloir du bien, et qui, de plus, croyait accomplir un acte de religion ; vous avez boudé votre frère à dîner, et il est vrai de dire qu’il le méritait bien dans ce moment-là. Mais il est meilleur qu’il ne nous avait paru d’abord. Il vous aime tendrement, et vient de nous parler de vous à plusieurs reprises avec toute sorte d’affection, même de respect. Ne soyez pas plus sévère que nous. Je suis sûre que s’il se souvient de s’être grisé à dîner, il en est tout chagrin, surtout à cause de vous. Parlez-lui donc, et ne battez pas froid à celui qui vous tient de si près par le sang. Pour mon compte, quoique mon frère le baron Frédérick, qui était fort taquin dans sa jeunesse, m’ait fâchée bien souvent, je n’ai jamais pu rester une heure brouillée avec lui. »
Consuelo, n’osant confirmer ni détruire l’erreur de la bonne dame, resta comme atterrée à cette nouvelle attaque d’Anzoleto, dont elle comprenait bien la puissance et l’habileté.
« Vous n’entendez pas ce que dit ma sœur ? dit Christian au jeune homme ; je vais vous le traduire en deux mots. Elle reproche à Consuelo de faire trop la petite maman avec vous ; et je suis sûr que Consuelo meurt d’envie de faire la paix. Embrassez-vous donc, mes enfants. Allons, vous, jeune homme, faites le premier pas ; et si vous avez eu autrefois envers elle quelques torts dont vous vous repentiez, dites-le-lui afin qu’elle vous le pardonne. »
Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois ; et, saisissant la main tremblante de Consuelo, qui n’osait la lui retirer :
« Oui, dit-il, j’ai eu de grands torts envers elle, et je m’en repens si amèrement, que tous mes efforts pour m’étourdir à ce sujet ne servent qu’à briser mon cœur de plus en plus. Elle le sait bien ; et si elle n’avait pas une âme de fer, orgueilleuse comme la force, et impitoyable comme la vertu, elle aurait compris que mes remords m’ont bien assez puni. Ma sœur, pardonne-moi donc, et rends-moi ton amour ; ou bien je vais partir aussitôt, et promener mon désespoir, mon isolement et mon ennui par toute la terre. Étranger partout, sans appui, sans conseil, sans affection, je ne pourrai plus croire à Dieu, et mon égarement retombera sur ta tête. »
Cette homélie attendrit vivement le comte, et arracha des larmes à la bonne chanoinesse.
« Vous l’entendez, Porporina, s’écria-t-elle ; ce qu’il vous dit est très-beau et très-vrai. Monsieur le chapelain, vous devez, au nom de la religion, ordonner à la signora de se réconcilier avec son frère. »
Le chapelain allait s’en mêler. Anzoleto n’attendit pas le sermon, et, saisissant Consuelo dans ses bras, malgré sa résistance et son effroi, il l’embrassa passionnément à la barbe du chapelain et à la grande édification de l’assistance. Consuelo, épouvantée d’une tromperie si impudente, ne put s’y associer plus longtemps.
« Arrêtez ! dit-elle, monsieur le comte, écoutez-moi !… »
Elle allait tout révéler, lorsque Albert parut. Aussitôt l’idée de Zdenko revint glacer de crainte l’âme prête à s’épancher. L’implacable protecteur de Consuelo pouvait vouloir la débarrasser, sans bruit et sans délibération, de l’ennemi contre lequel elle allait l’invoquer. Elle pâlit, regarda Anzoleto d’un air de reproche douloureux, et la parole expira sur ses lèvres.
À sept heures sonnantes, on se remit à table pour souper. Si l’idée de ces fréquents repas est faite pour ôter l’appétit à mes délicates lectrices, je leur dirai que la mode de ne point manger n’était pas en vigueur dans ce temps-là et dans ce pays-là. Je crois l’avoir déjà dit : on mangeait lentement, copieusement, et souvent, à Riesenburg. La moitié de la journée se passait presque à table ; et j’avoue que Consuelo, habituée dès son enfance, et pour cause, à vivre tout un jour avec quelques cuillerées de riz cuit à l’eau, trouvait ces homériques repas mortellement longs. Pour la première fois, elle ne sut point si celui-ci dura une heure, un instant ou un siècle. Elle ne vivait pas plus qu’Albert lorsqu’il était seul au fond de sa grotte. Il lui semblait qu’elle était ivre, tant la honte d’elle-même, l’amour et la terreur, agitaient tout son être. Elle ne mangea point, n’entendit et ne vit rien autour d’elle. Consternée comme quelqu’un qui se sent rouler dans un précipice, et qui voit se briser une à une les faibles branches qu’il voulait saisir pour arrêter sa chute, elle regardait le fond de l’abîme, et le vertige bourdonnait dans son cerveau. Anzoleto était près d’elle ; il effleurait son vêtement, il pressait avec des mouvements convulsifs son coude contre son coude, son pied contre son pied. Dans son empressement à la servir, il rencontrait ses mains, et les retenait dans les siennes pendant une seconde ; mais cette rapide et brûlante pression résumait tout un siècle de volupté. Il lui disait à la dérobée de ces mots qui étouffent, il lui lançait de ces regards qui dévorent. Il profitait d’un instant fugitif comme l’éclair pour échanger son verre avec le sien, et pour toucher de ses lèvres le cristal que ses lèvres avaient touché. Et il savait être tout de feu pour elle, tout de marbre aux yeux des autres. Il se tenait à merveille, parlait convenablement, était plein d’égards attentifs pour la chanoinesse, traitait le chapelain avec respect, lui offrait les meilleurs morceaux des viandes qu’il se chargeait de découper avec la dextérité et la grâce d’un convive habitué à la bonne chère. Il avait remarqué que le saint homme était gourmand, que sa timidité lui imposait à cet égard de fréquentes privations ; et celui-ci se trouva si bien de ses préférences, qu’il souhaita voir le nouvel écuyer-tranchant passer le reste de ses jours au château des Géants.
On remarqua qu’Anzoleto ne buvait que de l’eau ; et lorsque le chapelain, par échange de bons procédés, lui offrit du vin, il répondit assez haut pour être entendu :
« Mille grâces ! on ne m’y prendra plus. Votre beau vin est un perfide avec lequel je cherchais à m’étourdir tantôt. Maintenant, je n’ai plus de chagrins, et je reviens à l’eau, ma boisson habituelle et ma loyale amie. »
On prolongea la veillée un peu plus que de coutume. Anzoleto chanta encore ; et cette fois il chanta pour Consuelo. Il choisit les airs favoris de ses vieux auteurs, qu’elle lui avait appris elle-même ; et il les dit avec tout le soin, avec toute la pureté de goût et de délicatesse d’intention qu’elle avait coutume d’exiger de lui. C’était lui rappeler encore les plus chers et les plus purs souvenirs de son amour et de son art.
Au moment où l’on allait se séparer, il prit un instant favorable pour lui dire tout bas :
« Je sais où est ta chambre ; on m’en a donné une dans la même galerie. À minuit, je serai à genoux à ta porte, j’y resterai prosterné jusqu’au jour. Ne refuse pas de m’entendre un instant. Je ne veux pas reconquérir ton amour, je ne le mérite pas. Je sais que tu ne peux plus m’aimer, qu’un autre est heureux, et qu’il faut que je parte. Je partirai la mort dans l’âme, et le reste de ma vie est dévoué aux furies ! Mais ne me chasse pas sans m’avoir dit un mot de pitié, un mot d’adieu. Si tu n’y consens pas, je partirai dès la pointe du jour, et ce sera fait de moi pour jamais !
— Ne dites pas cela, Anzoleto. Nous devons nous quitter ici, nous dire un éternel adieu. Je vous pardonne, et je vous souhaite…
— Un bon voyage ! reprit-il avec ironie ; puis, reprenant aussitôt son ton hypocrite : Tu es impitoyable, Consuelo. Tu veux que je sois perdu, qu’il ne reste pas en moi un bon sentiment, un bon souvenir. Que crains-tu ? Ne t’ai-je pas prouvé mille fois mon respect et la pureté de mon amour ? Quand on aime éperdument, n’est-on pas esclave, et ne sais-tu pas qu’un mot de toi me dompte et m’enchaîne ? Au nom du ciel, si tu n’es pas la maîtresse de cet homme que tu vas épouser, s’il n’est pas le maître de ton appartement et le compagnon inévitable de toutes tes nuits…
— Il ne l’est pas, il ne le fut jamais, » dit Consuelo avec l’accent de la fière innocence.
Elle eût mieux fait de réprimer ce mouvement d’un orgueil bien fondé, mais trop sincère en cette occasion. Anzoleto n’était pas poltron ; mais il aimait la vie, et s’il eût cru trouver dans la chambre de Consuelo un gardien déterminé, il fût resté fort paisiblement dans la sienne. L’accent de vérité qui accompagna la réponse de la jeune fille l’enhardit tout à fait.
« En ce cas, dit-il, je ne compromets pas ton avenir. Je serai si prudent, si adroit, je marcherai si légèrement, je te parlerai si bas, que ta réputation ne sera pas ternie. D’ailleurs, ne suis-je pas ton frère ? Devant partir à l’aube du jour, qu’y aurait-il d’extraordinaire à ce que j’aille te dire adieu ?
— Non ! non ! ne venez pas ! dit Consuelo épouvantée. L’appartement du comte Albert n’est pas éloigné ; peut-être a-t-il tout deviné… Anzoleto, si vous vous exposez… je ne réponds pas de votre vie. Je vous parle sérieusement, et mon sang se glace dans mes veines ! »
Anzoleto sentit en effet sa main, qu’il avait prise dans la sienne, devenir plus froide que le marbre.
« Si tu discutes, si tu parlementes à ta porte, tu exposes mes jours, dit-il en souriant ; mais si ta porte est ouverte, si nos baisers sont muets, nous ne risquons rien. Rappelle-toi que nous avons passé des nuits ensemble sans éveiller un seul des nombreux voisins de la Corte-Minelli. Quant à moi, s’il n’y a pas d’autre obstacle que la jalousie du comte, et pas d’autre danger que la mort… »
Consuelo vit en cet instant le regard du comte Albert, ordinairement si vague, redevenir clair et profond en s’attachant sur Anzoleto. Il ne pouvait entendre ; mais il semblait qu’il entendît avec les yeux. Elle retira sa main de celle d’Anzoleto, en lui disant d’une voix étouffée :
« Ah ! si tu m’aimes, ne brave pas cet homme terrible !
— Est-ce pour toi que tu crains ? dit Anzoleto rapidement.
— Non, mais pour tout ce qui m’approche et me menace.
— Et pour tout ce qui t’adore, sans doute ? Eh bien, soit. Mourir à tes yeux, mourir à tes pieds ; oh ! je ne demande que cela. J’y serai à minuit ; résiste, et tu ne feras que hâter ma perte.
— Vous partez demain, et vous ne prenez congé de personne ? dit Consuelo en voyant qu’il saluait le comte et la chanoinesse sans leur parler de son départ.
— Non, dit-il ; ils me retiendraient, et, malgré moi, voyant tout conspirer pour prolonger mon agonie, je céderais. Tu leur feras mes excuses et mes adieux. Les ordres sont donnés à mon guide pour que mes chevaux soient prêts à quatre heures du matin. »
Cette dernière assertion était plus que vraie. Les regards singuliers d’Albert depuis quelques heures n’avaient pas échappé à Anzoleto. Il était résolu à tout oser ; mais il se tenait prêt pour la fuite en cas d’événement. Ses chevaux étaient déjà sellés dans l’écurie, et son guide avait reçu l’ordre de ne pas se coucher.
Rentrée dans sa chambre, Consuelo fut saisie d’une véritable épouvante. Elle ne voulait point recevoir Anzoleto, et en même temps elle craignait qu’il fût empêché de venir la trouver. Toujours ce sentiment double, faux, insurmontable, tourmentait sa pensée, et mettait son cœur aux prises avec sa conscience. Jamais elle ne s’était sentie si malheureuse, si exposée, si seule sur la terre. « Ô mon maître Porpora, où êtes-vous ? s’écriait-elle. Vous seul pourriez me sauver ; vous seul connaissez mon mal et les périls auxquels je suis livrée. Vous seul êtes rude, sévère, et méfiant, comme devrait l’être un ami et un père, pour me retirer de cet abîme où je tombe !… Mais n’ai-je pas des amis autour de moi ? N’ai-je pas un père dans le comte Christian ? La chanoinesse ne serait-elle pas une mère pour moi, si j’avais le courage de braver ses préjugés et de lui ouvrir mon cœur ? Et Albert n’est-il pas mon soutien, mon frère, mon époux, si je consens à dire un mot ! Oh ! oui, c’est lui qui doit être mon sauveur ; et je le crains ! et je le repousse !… Il faut que j’aille les trouver tous les trois, ajoutait-elle en se levant et en marchant avec agitation dans sa chambre. Il faut que je m’engage avec eux, que je m’enchaîne à leurs bras protecteurs, que je m’abrite sous les ailes de ces anges gardiens. Le repos, la dignité, l’honneur, résident avec eux ; l’abjection et le désespoir m’attendent auprès d’Anzoleto. Oh ! oui ! il faut que j’aille leur faire la confession de cette affreuse journée, que je leur dise ce qui se passe en moi, afin qu’ils me préservent et me défendent de moi-même. Il faut que je me lie à eux par un serment, que je dise ce oui terrible qui mettra une invincible barrière entre moi et mon fléau ! J’y vais !… »
Et, au lieu d’y aller, elle retombait épuisée sur sa chaise, et pleurait avec déchirement son repos perdu, sa force brisée.
« Mais quoi ! disait-elle, j’irai leur faire un nouveau mensonge ! j’irai leur offrir une fille égarée, une épouse adultère ! car je le suis par le cœur, et la bouche qui jurerait une immuable fidélité au plus sincère des hommes est encore toute brûlante du baiser d’un autre ; et mon cœur tressaille d’un plaisir impur rien que d’y songer ! Ah ! mon amour même pour l’indigne Anzoleto est changé comme lui. Ce n’est plus cette affection tranquille et sainte avec laquelle je dormais heureuse sous les ailes que ma mère étendait sur moi du haut des cieux. C’est un entraînement lâche et impétueux comme l’être qui l’inspire. Il n’y a plus rien de grand ni de vrai dans mon âme. Je me mens à moi-même depuis ce matin, comme je mens aux autres. Comment ne leur mentirais-je pas désormais à toutes les heures de ma vie ? Présent ou absent, Anzoleto sera toujours devant mes yeux ; la seule pensée de le quitter demain me remplit de douleur, et dans le sein d’un autre je ne rêverais que de lui. Que faire, que devenir ? »
L’heure s’avançait avec une affreuse rapidité, avec une affreuse lenteur. « Je le verrai, se disait-elle. Je lui dirai que je le hais, que je le méprise, que je ne veux jamais le revoir. Mais non, je mens encore ; car je ne le lui dirai pas ; ou bien, si j’ai ce courage, je me rétracterai un instant après. Je ne puis plus même être sûre de ma chasteté ; il n’y croit plus, il ne me respectera pas. Et moi, je ne crois plus à moi-même, je ne crois plus à rien. Je succomberai par peur encore plus que par faiblesse. Oh ! plutôt mourir que de descendre ainsi dans ma propre estime, et de donner ce triomphe à la ruse et au libertinage d’autrui, sur les instincts sacrés et les nobles desseins que Dieu avait mis en moi ! »
Elle se mit à sa fenêtre, et eut véritablement l’idée de se précipiter, pour échapper par la mort à l’infamie dont elle se croyait déjà souillée. En luttant contre cette sombre tentation, elle songea aux moyens de salut qui lui restaient. Matériellement parlant, elle n’en manquait pas, mais tous lui semblaient entraîner d’autres dangers. Elle avait commencé par verrouiller la porte par laquelle Anzoleto pouvait venir. Mais elle ne connaissait encore qu’à demi cet homme froid et personnel, et, ayant vu des preuves de son courage physique, elle ne savait pas qu’il était tout à fait dépourvu du courage moral qui fait affronter la mort pour satisfaire la passion. Elle pensait qu’il oserait venir jusque-là, qu’il insisterait pour être écouté, qu’il ferait quelque bruit ; et elle savait qu’il ne fallait qu’un souffle pour attirer Albert. Il y avait auprès de sa chambre un cabinet avec un escalier dérobé, comme dans presque tous les appartements du château ; mais cet escalier donnait à l’étage inférieur, tout auprès de la chanoinesse. C’était le seul refuge qu’elle pût chercher contre l’audace imprudente d’Anzoleto ; et, pour se faire ouvrir, il fallait tout confesser, même d’avance, afin de ne pas donner lieu à un scandale, que la bonne Wenceslawa, dans sa frayeur, pourrait bien prolonger. Il y avait encore le jardin ; mais si Anzoleto, qui paraissait avoir exploré tout le château avec soin, s’y rendait de son côté, c’était courir à sa perte.
En rêvant ainsi, elle vit de la fenêtre de son cabinet, qui donnait sur une cour de derrière, de la lumière auprès des écuries. Elle examina un homme qui rentrait et sortait de ces écuries sans éveiller les autres serviteurs, et qui paraissait faire des apprêts de départ. Elle reconnut à son costume le guide d’Anzoleto, qui arrangeait ses chevaux conformément à ses instructions. Elle vit aussi de la lumière chez le gardien du pont-levis, et pensa avec raison qu’il avait été averti par le guide d’un départ dont l’heure n’était pas encore fixée. En observant ces détails, et en se livrant à mille conjectures, à mille projets, Consuelo conçut un dessein assez étrange et fort téméraire. Mais comme il lui offrait un terme moyen entre les deux extrêmes qu’elle redoutait, et lui ouvrait en même temps une nouvelle perspective sur les événements de sa vie, il lui parut une véritable inspiration du ciel. Elle n’avait pas de temps à employer pour en examiner les moyens et les suites. Les uns lui parurent se présenter par l’effet d’un hasard providentiel ; les autres lui semblèrent pouvoir être détournés. Elle se mit à écrire ce qui suit, fort à la hâte, comme on peut croire, car l’horloge du château venait de sonner onze heures :
« Albert, je suis forcée de partir. Je vous chéris de toute mon âme, vous le savez. Mais il y a dans mon être des contradictions, des souffrances, et des révoltes, que je ne puis expliquer ni à vous ni à moi-même. Si je vous voyais en ce moment, je vous dirais que je me fie à vous, que je vous abandonne le soin de mon avenir, que je consens à être votre femme. Je vous dirais peut-être que je le veux. Et pourtant je vous tromperais, ou je ferais un serment téméraire ; car mon cœur n’est pas assez purifié de l’ancien amour, pour vous appartenir dès à présent, sans effroi, et pour mériter le vôtre sans remords. Je fuis ; je vais à Vienne, rejoindre ou attendre le Porpora, qui doit y être ou y arriver dans peu de jours, comme sa lettre à votre père vous l’a annoncé dernièrement. Je vous jure que je vais chercher auprès de lui l’oubli et la haine du passé, et l’espoir d’un avenir dont vous êtes pour moi la pierre angulaire. Ne me suivez pas ; je vous le défends, au nom de cet avenir que votre impatience compromettrait et détruirait peut-être. Attendez-moi, et tenez-moi le serment que vous m’avez fait de ne pas retourner sans moi à… Vous me comprenez ! Comptez sur moi, je vous l’ordonne ; car je m’en vais avec la sainte espérance de revenir ou de vous appeler bientôt. Dans ce moment je fais un rêve affreux. Il me semble que quand je serai seule avec moi-même, je me réveillerai digne de vous. Je ne veux point que mon frère me suive. Je vais le tromper, lui faire prendre une route opposée à celle que je prends moi-même. Sur tout ce que vous avez de plus cher au monde, ne contrariez en rien mon projet, et croyez-moi sincère. C’est à cela que je verrai si vous m’aimez véritablement, et si je puis sacrifier sans rougir ma pauvreté à votre richesse, mon obscurité à votre rang, mon ignorance à la science de votre esprit. Adieu ! mais non : au revoir, Albert. Pour vous prouver que je ne m’en vais pas irrévocablement, je vous charge de rendre votre digne et chère tante favorable à notre union, et de me conserver les bontés de votre père, le meilleur, le plus respectable des hommes ! Dites-lui la vérité sur tout ceci. Je vous écrirai de Vienne. »
L’espérance de convaincre et de calmer par une telle lettre un homme aussi épris qu’Albert était téméraire sans doute, mais non déraisonnable. Consuelo sentait revenir, pendant qu’elle lui écrivait, l’énergie de sa volonté et la loyauté de son caractère. Tout ce qu’elle lui écrivait, elle le pensait. Tout ce qu’elle annonçait, elle allait le faire. Elle croyait à la pénétration puissante et presque à la seconde vue d’Albert ; elle n’eût pas espéré de le tromper ; elle était sûre qu’il croirait en elle, et que, son caractère donné, il lui obéirait ponctuellement. En ce moment, elle jugea les choses, et Albert lui-même, d’aussi haut que lui.
Après avoir plié sa lettre sans la cacheter, elle jeta sur ses épaules son manteau de voyage, enveloppa sa tête dans un voile noir très-épais, mit de fortes chaussures, prit sur elle le peu d’argent qu’elle possédait, fit un mince paquet de linge, et, descendant sur la pointe du pied avec d’incroyables précautions, elle traversa les étages inférieurs, parvint à l’appartement du comte Christian, se glissa jusqu’à son oratoire, où elle savait qu’il entrait régulièrement à six heures du matin. Elle déposa la lettre sur le coussin où il mettait son livre avant de s’agenouiller par terre. Puis, descendant jusqu’à la cour, sans éveiller personne, elle marcha droit aux écuries.
Le guide, qui n’était pas trop rassuré de se voir seul en pleine nuit dans un grand château où tout le monde dormait comme les pierres, eut d’abord peur de cette femme noire qui s’avançait sur lui comme un fantôme. Il recula jusqu’au fond de son écurie, n’osant ni crier ni l’interroger : c’est ce que voulait Consuelo. Dès qu’elle se vit hors de la portée des regards et de la voix (elle savait d’ailleurs que ni des fenêtres d’Albert ni de celles d’Anzoleto on n’avait vue sur cette cour), elle dit au guide :
« Je suis la sœur du jeune homme que tu as amené ici ce matin. Il m’enlève. C’est convenu avec lui depuis un instant, mets vite une selle de femme sur son cheval : il y en a ici plusieurs. Suis-moi à Tusta sans dire un seul mot, sans faire un seul pas qui puisse apprendre aux gens du château que je me sauve. Tu seras payé double. Tu as l’air étonné ? Allons, dépêche ! À peine serons-nous rendus à la ville, qu’il faudra que tu reviennes ici avec les mêmes chevaux pour chercher mon frère. »
Le guide secoua la tête.
« Tu seras payé triple. »
Le guide fit un signe de consentement.
« Et tu le ramèneras bride abattue à Tusta, où je vous attendrai. »
Le guide hocha encore la tête.
« Tu auras quatre fois autant à la dernière course qu’à la première. »
Le guide obéit. En un instant le cheval que devait monter Consuelo fut préparé en selle de femme.
« Ce n’est pas tout, dit Consuelo en sautant dessus avant même qu’il fût bridé entièrement ; donne-moi ton chapeau, et jette ton manteau par-dessus le mien. C’est pour un instant.
— J’entends, dit l’autre, c’est pour tromper le portier ; c’est facile ! Oh ! ce n’est pas la première fois que j’enlève une demoiselle ! Votre amoureux paiera bien, je pense, quoique vous soyez sa sœur, ajouta-t-il d’un air narquois.
— Tu seras bien payé par moi la première. Tais-toi. Es-tu prêt ?
— Je suis à cheval.
— Passe le premier, et fais baisser le pont. »
Ils le franchirent au pas, firent un détour pour ne point passer sous les murs du château, et au bout d’un quart d’heure gagnèrent la grande route sablée. Consuelo n’avait jamais monté à cheval de sa vie. Heureusement, celui-là, quoique vigoureux, était d’un bon caractère. Son maître l’animait en faisant claquer sa langue, et il prit un galop ferme et soutenu, qui, à travers bois et bruyères, conduisit l’amazone à son but au bout de deux heures.
Consuelo lui retint la bride et sauta à terre à l’entrée de la ville.
« Je ne veux pas qu’on me voie ici, dit-elle au guide en lui mettant dans la main le prix convenu pour elle et pour Anzoleto. Je vais traverser la ville à pied, et j’y prendrai chez des gens que je connais une voiture qui me conduira sur la route de Prague. J’irai vite, pour m’éloigner le plus possible, avant le jour, du pays où ma figure est connue ; au jour, je m’arrêterai, et j’attendrai mon frère.
— Mais en quel endroit ?
— Je ne puis le savoir. Mais dis-lui que ce sera à un relai de poste. Qu’il ne fasse pas de questions avant dix lieues d’ici. Alors il demandera partout madame Wolf ; c’est le premier nom venu ; ne l’oublie pas pourtant. Il n’y a qu’une route pour Prague ?
— Qu’une seule jusqu’à…
— C’est bon. Arrête-toi dans le faubourg pour faire rafraîchir tes chevaux. Tâche qu’on ne voie pas la selle de femme ; jette ton manteau dessus ; ne réponds à aucune question, et repars. Attends ! encore un mot : dis à mon frère de ne pas hésiter, de ne pas tarder, de s’esquiver sans être vu. Il y a danger de mort pour lui au château.
— Dieu soit avec vous, la jolie fille ! répondit le guide, qui avait eu le temps de rouler entre ses doigts l’argent qu’il venait de recevoir. Quand mes pauvres chevaux devraient en crever, je suis content de vous avoir rendu service. — Je suis pourtant fâché, se dit-il quand elle eut disparu dans l’obscurité, de ne pas avoir aperçu le bout de son nez ; je voudrais savoir si elle est assez jolie pour se faire enlever. Elle m’a fait peur d’abord avec son voile noir et son pas résolu ; aussi ils m’avaient fait tant de contes à l’office, que je ne savais plus où j’en étais. Sont-ils superstitieux et simples, ces gens-là, avec leurs revenants et leur homme noir du chêne de Schreckenstein ! Bah ! j’y ai passé plus de cent fois, et je ne l’ai jamais vu ! J’avais bien soin de baisser la tête, et de regarder du côté du ravin quand je passais au pied de la montagne. »
En faisant ces réflexions naïves, le guide, après avoir donné l’avoine à ses chevaux, et s’être administré à lui-même, dans un cabaret voisin, une large pinte d’hydromel pour se réveiller, reprit le chemin de Riesenburg, sans trop se presser, ainsi que Consuelo l’avait bien espéré et prévu tout en lui recommandant de faire diligence. Le brave garçon, à mesure qu’il s’éloignait d’elle, se perdait en conjectures sur l’aventure romanesque dont il venait d’être l’entremetteur. Peu à peu les vapeurs de la nuit, et peut-être aussi celles de la boisson fermentée, lui firent paraître cette aventure plus merveilleuse encore. « Il serait plaisant, pensait-il, que cette femme noire fût un homme, et cet homme le revenant du château, le fantôme noir du Schreckenstein ? On dit qu’il joue toutes sortes de mauvais tours aux voyageurs de nuit, et le vieux Hanz m’a juré l’avoir vu plus de dix fois dans son écurie lorsqu’il allait donner l’avoine aux chevaux du vieux baron Frédérik avant le jour. Diable ! ce ne serait pas si plaisant ! la rencontre et la société de ces êtres-là est toujours suivie de quelque malheur. Si mon pauvre grison a porté Satan cette nuit, il en mourra pour sûr. Il me semble qu’il jette déjà du feu par les naseaux ; pourvu qu’il ne prenne pas le mors aux dents ! Pardieu ! je suis curieux d’arriver au château, pour voir si, au lieu de l’argent que cette diablesse m’a donné, je ne vais pas trouver des feuilles sèches dans ma poche. Et si l’on venait me dire que la signora Porporina dort bien tranquillement dans son lit au lieu de courir sur la route de Prague, qui serait pris, du diable ou de moi ? Le fait est qu’elle galopait comme le vent, et qu’elle a disparu en me quittant, comme si elle se fût enfoncée sous terre. »