Construire un feu (recueil)/La fin de Morganson

Pour les autres éditions de ce texte, voir Finis.

Traduction par Louis Postif, Paul Gruyer.
Construire un feu (recueil)Union Générale d’Éditions (p. 205-234).


LA FIN DE MORGANSON

(Morganson’s Finish)
Par Jack London


Le dernier morceau de lard fumé de Morganson tirait à sa fin. Morganson n’avait jamais eu le loisir, dans sa rude vie, de choyer beaucoup son estomac qui, repu sans plus, constituait pour lui une quantité négligeable. Mais depuis qu’en ces derniers temps il avait dû réduire ce viscère à la portion congrue, il le sentait délicieusement chatouillé par l’aspect de ce bout de lard salé, tout desséché et coriace qu’il était.

Le visage de l’homme trahissait le désir ardent de sa faim. Sa joue était creuse et la peau s’y tendait sur les pommettes. Ses yeux, d’un bleu pâle, étaient troubles. La fixité de leur regard disait l’imminence d’une catastrophe terrible. Ils décelaient, à la fois, l’incertitude et l’angoisse, et dans leurs prunelles vitreuses passait le reflet d’on ne sait quels sombres pressentiments. Les lèvres, naturellement minces, semblaient s’amincir encore, et une convoitise, à grand-peine refrénée, les allongeait vers le bienheureux morceau de lard, que paraissait réclamer la poêle à frire.

Morganson, s’étant levé, fit quelques pas de long en large, puis se rassit et tira une pipe d’une de ses poches. Il en scruta le fourneau et le cogna sur sa paume ouverte. Il était vide.

Il sortit sa blague, tissée de poils de phoque, la retourna soigneusement et en épousseta la doublure. Cela fait, il réunit, entre le pouce et l’index, les saletés qui en étaient tombées, et parmi lesquelles se trouvaient mêlées quelques bribes microscopiques de tabac.

Il isola celles-ci, avec un soin méticuleux, puis leur adjoignit délibérément de petits déchets de laine, provenant de l’envers de ses vêtements, et qui s’étaient depuis longtemps accumulés au fond de ses poches. Au bout d’un quart d’heure de ce travail, la pipe était à moitié pleine.

Il l’alluma à son feu de campement, dont il se rapprocha davantage, et devant lequel il s’assit sur ses couvertures. Tout en tirant de parcimonieuses bouffées, il fit sécher les mocassins qu’il avait aux pieds.

Lorsque la pipe fut terminée, il se remit debout et, tout en considérant la flamme du feu qui se mourait, il se plongea dans une profonde méditation.

Peu à peu son regard s’éclairait et, sous des paupières contractées, une résolution farouche apparut dans ses yeux. Dans le chaos de sa misère il avait enfin vu clair et il avait pris une détermination. Elle n’était pas très noble, sans doute, car son visage se durcit et un ricanement sardonique crispa ses lèvres.

L’idée trouvée, il convenait de la mettre en action. Morganson, levant son camp, roula et empaqueta ses couvertures, puis les chargea sur son traîneau, en compagnie de son poêle de tôle, de son fusil et de sa hache, de la poêle à frire et du bout de lard fumé. Ensuite il lia le tout avec une courroie.

Un instant encore, il se réchauffa les mains aux débris du feu, puis enfila ses moufles. Ses pieds le faisaient souffrir et ce fut en boitant visiblement qu’il alla prendre place à la tête du traîneau.

Il passa sur son épaule la boucle de la corde qui servait au halage et donna de toute sa force, pour faire démarrer le traîneau. Il eut un recul sous la souffrance qui en résultait pour lui. Car la corde lui avait, sous ses vêtements, au cours de longues journées de ce labeur, écorché la peau, et il dut s’y reprendre à deux fois pour se mettre en route.

La piste longeait le lit gelé du Yukon. Au bout de quatre heures de marche, elle décrivait une courbe, par laquelle Morganson atteignit Minto.

C’était une ville en herbe, perchée sur le faîte d’un haut coteau, au milieu d’une clairière récemment ouverte. Elle se composait, au total, d’une maison en rondins, couverte en chaume de joncs, d’un cabaret et de quelques cabanes.

Morganson laissa son traîneau à la porte du cabaret, où il pénétra.

Il déposa sur le comptoir un petit sac à or, qui semblait vide, et demanda :

— Y en a-t-il assez, là-dedans, pour boire un coup ?

Le tenancier du lieu jeta un coup d’œil rapide sur le sac, puis sur l’homme, et sortit un verre avec une bouteille.

— Ne t’inquiète pas pour le paiement, dit-il.

— Prends toujours ce qui reste… insista Morganson.

Le cabaretier se saisit du sac, le tint renversé sur un des plateaux de ses balances, le secoua, et quelques bribes de poudre d’or en tombèrent.

Morganson reprit le sac, le retourna pour bien s’assurer qu’il était vide et déclara, d’un air étonné :

— Je croyais qu’il y en avait davantage. Pour un demi-dollar, au moins…

— Il s’en faut de peu, répondit le cabaretier, tout en effectuant sa pesée. Ça ira ainsi. Je me rattraperai du poids qui manque sur un autre client plus fortuné. Morganson inclina la bouteille de whisky et, discrètement, n’emplit son verre qu’à moitié.

— Allons, allons, sers-toi une part d’homme ! prononça le patron, en guise d’encouragement.

Du coup, Morganson pencha à fond la bouteille et remplit le verre à ras le bord.

Lentement il but la merveilleuse liqueur, dont il sentait le feu lui mordre la langue, mettre dans sa gorge une vive chaleur et descendre, finalement, jusqu’à l’estomac, sa réconfortante et douce caresse.

— Toi, dis donc, tu as le scorbut ? interrogea le cabaretier.

— Je l’ai, c’est un fait… répondit Morganson. Mais si peu que rien. Je n’ai seulement pas commencé à enfler. J’espère arriver à Daya sans encombre et là, avec des légumes frais, j’arrêterai les progrès du mal.

— Toutes les déveines, alors ? riposta l’autre, en riant d’un bon gros rire sympathique. Toutes à la fois ? Pas de chiens, pas d’argent et, par-dessus le marché, le scorbut. Si j’étais de toi, je prendrais, sans plus attendre, de la tisane de bourgeons de sapin.

— C’est bien ce que je fais, affirma Morganson[1].

Au bout d’une demi-heure d’un bienfaisant repos, l’homme fit ses adieux à son hôte et quitta le cabaret. Il repassa sur son épaule écorchée la corde du traîneau et reprit, dans la direction du Sud, la piste du fleuve.

Une heure plus tard, il s’arrêtait. Un vallon, marécageux l’été, et planté de peupliers, faisait angle à cet endroit, avec la vallée du Yukon.

Vers la droite, en s’avançant un peu sur le marécage, on découvrait au loin la piste neigeuse, qui filait dans la direction de Selkirk. Vers la gauche, au contraire, dans la direction de Minto, une butte, couverte de sapins, interceptait la vue.

Morganson, laissant derrière lui son traîneau, vint examiner le site avec attention avançant et reculant alternativement, jusqu’à trouver un point qu’il jugea exactement propice.

Puis, satisfait de son inspection, il rebroussa chemin vers le traîneau, qu’il ramena avec lui.

La neige, non battue, était molle, et l’homme s’escrimait dur à la besogne. Les patins s’enlisaient à tout moment et, lorsque Morganson eut achevé les huit cents mètres qu’il y avait à parcourir, il haletait.

La nuit vint, tandis qu’il dressait sa petite tente parmi le boqueteau de peupliers, montait son poêle de tôle et préparait le bois du foyer.

Il fit cuire son ultime morceau de lard et avala, en guise de boisson, une potée de thé. Puis, comme il n’avait pas de chandelle pour pouvoir veiller, il rampa dans ses couvertures.

Au matin, et sitôt levé, il enfila ses moufles, descendit sur ses oreilles les rabats de sa casquette et, prenant son fusil, s’en revint vers le Yukon.

Il se tint sur le haut de la berge et observa du regard, durant un assez long temps, la piste vide. Il battait des mains, par moments, et frappait des pieds le sol, afin de maintenir la circulation du sang.

Quand l’heure du déjeuner fut arrivée, il regagna son campement. Ce qui restait de thé, dans la boîte de fer-blanc, était bien peu de chose. Une demi-douzaine de pincées, tout au plus. Mais celle qu’il mit dans la théière était si mince qu’il escompta, à part lui, que la provision pourrait durer encore longtemps.

Tous les vivres dont il disposait consistaient en un demi-sac de farine et en une boîte enfermant une certaine quantité de levure.

Avec ces deux éléments, il se fabriqua des biscuits, les fit cuire et, lentement, mâchant chaque bouchée avec des délices infinies, il en mangea trois.

Après le troisième, il s’arrêta et parut hésiter. Il en atteignit un quatrième, et une bataille se livra en lui, pour savoir s’il devait ou non l’absorber.

Il considéra le sac de farine, dont le contenu avait notablement diminué, et le soupesa. Finalement, il mit de côté tous les biscuits qui restaient.

— En économisant la nourriture, je puis tenir deux semaines…, dit-il tout haut.

Puis, après un instant de réflexion :

— Peut-être trois.

Il renfila ses moufles, rabattit les oreilles de sa casquette et, reprenant son fusil, se dirigea derechef vers la berge du fleuve, où il se remit à l’affût.

Il s’aplatit dans la neige, afin d’être invisible à quiconque, et attendit, immobile, l’œil aux aguets.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées dans cette inaction que le gel commença de mordre. Morganson s’assit, mit son fusil en travers de ses genoux, et battit des bras de l’avant et de l’arrière.

Mais la piqûre de ses pieds devint intolérable. Alors il se releva tout à fait et, gagnant un terrain plat, l’arpenta de long en large, de son pas pesant.

De temps à autre, il revenait vers la berge et, de ses yeux dilatés, continuait à interroger la piste du Yukon, comme si, par la tension de sa volonté, il avait pu y matérialiser enfin la forme attendue d’un homme. Mais rien n’apparut.

Il revint se réchauffer un peu à son feu de campement, qu’il ranima. Puis il recommença son même manège.

La température monta légèrement, pendant l’après-midi, et la neige se mit à tomber, fine et dure comme du cristal. Il n’y avait pas de vent. Les blancs flocons descendaient tout droit, en une paisible monotonie.

Morganson se tapit dans un creux du sol, sous l’avalanche inlassable, les yeux fermés, et à demi courbé, la tête sur ses genoux. Il ne pouvait voir, mais ses oreilles montaient la garde.

Mais pas un glapissement de chiens, pas un crissement de traîneaux, pas un cri des conducteurs ne rompait le silence.

Au crépuscule, l’homme rallia sa tente, se coupa une nouvelle provision de bois, mangea deux biscuits et se fourra sous ses couvertures.

Mais il avait insuffisamment mangé. Aussi ne dormit-il que d’un sommeil agité, se retournant sur lui-même a tout moment, en geignant et en grognant. À minuit, il dut se relever et absorber un autre biscuit.

*

Au cours des jours qui suivirent, le froid se fit plus intense.

Morganson constata que quatre biscuits par jour étaient insuffisants à fournir à son corps le calorique nécessaire, en dépit des innombrables tasses de bourgeons de sapin dont, pour soigner son scorbut, il assaisonnait sa nourriture. Il dut augmenter sa ration.

Son menu fut, dès lors, de trois biscuits le matin, de thé à midi, de trois autres biscuits le soir. Entre-temps, de la tisane de bourgeons de sapin, à discrétion.

Il y eut un jour où Morganson se surprit à augmenter la dimension des biscuits qu’il confectionnait. Il soutint une lutte âpre contre lui-même et revint au calibre primitif.

Le cinquième jour, la piste de Yukon se ranima. Vers le Sud, apparut une silhouette sombre, qui grossit peu à peu. Morganson, du coup, s’alerta. Afin de s’assurer si le mécanisme fonctionnait bien, il fit jouer son fusil, chassa du magasin une cartouche, qu’il remplaça par une autre, avec laquelle il recommença la même expérience.

Ensuite il s’agenouilla dans son trou, releva lentement la détente de son arme, et la rabaissa avec des précautions identiques. Puis il la couvrit de sa moufle, afin de tenir tiède le métal.

À mesure que s’avançait l’ombre noire, il put discerner que c’était un homme qui voyageait à pied, seul, sans chiens ni traîneau, ni aucune sorte d’équipement.

Morganson devint nerveux. Le gibier était maigre. D’une main hésitante, il arma cependant son fusil. Mais il se trouva, en fin de compte, que le voyageur était simplement un Indien.

Morganson poussa un soupir désappointé et laissa retomber son arme. L’Indien, poursuivant paisiblement sa route, passa devant lui et disparut, peu après, dans la direction de Minto, derrière le contrefort boisé de la vallée.

Cet échec ne découragea point Morganson. Il songea, au contraire, à parfaire son embuscade. Il se reporta, avec son fusil, un peu en arrière, jusqu’à l’entrée du marécage, parmi les premiers peupliers et les buissons touffus dont ils émergeaient.

Sur le tronc d’un des arbres, il pratiqua, avec sa hache, une large encoche, sur laquelle il posa son fusil. Puis il repéra, à loisir, la direction du canon, qu’il pointa exactement vers la piste du fleuve, à hauteur d’homme.

Ainsi, nul besoin n’était plus de contrôler constamment son tir ; nulle crainte de mal viser, par suite d’un tremblement intempestif, dû au froid de ses mains. Et non moins impossible était-il, au passant éventuel, de deviner le traquenard, de se douter seulement qu’une arme invisible était, à demeure, braquée sur lui.

On était dans l’arrière-saison. À mesure que les nuits devenaient plus longues, la lumière du jour, qui permettait de surveiller la piste, diminuait d’autant.

Il y eut un soir où, tandis que Morganson était à souper, un traîneau, qui allait dans la direction du Sud, passa dans les ténèbres, en faisant tinter ses clochettes.

Dans son impuissance d’agir, Morganson se mit à mâcher ses biscuits, avec une morne colère. Le mauvais sort conspirait contre lui. Seul, un misérable Indien, depuis qu’il attendait, avait passé, songeait-il, tandis qu’il faisait clair. Et le traîneau avait, au contraire, filé dans la nuit. Voilà qui était souverainement injuste !

Dans son désespoir, il se le figura, ce traîneau qu’il n’avait pas vu. Il portait sa vie à lui.

Tandis qu’il était là, perdu dans la neige, sous sa tente glacée, à sentir sa propre vie s’évanouir ou s’épuiser ; tandis que le défaut de nourriture l’avait affaibli à ce point qu’il en était devenu incapable presque de se porter, le traîneau miraculeux avait des chiens pour le tirer, des vivres pour ranimer sa vie, de l’or qui lui permettrait de gagner la mer, qui lui rendrait le soleil et la civilisation.

De quel droit ce traîneau, qui synthétisait toutes ces bonnes choses, s’était-il éclipsé ? Il lui appartenait légitimement, et non à d’autres. Il était sa vie.

Cette pensée lui fut, toute la nuit, une obsession exaspérée.

La farine tirant à sa fin et étant sur le point de manquer bientôt, Morganson revint à sa ration de quatre biscuits, deux le matin et deux le soir. Sa faiblesse s’en accrut et la morsure du froid en devint plus cruelle.

Et, jour après jour, il continuait à épier la piste morte, qui refusait de s’animer pour lui.

Puis ce fut au tour du scorbut, de passer de la première phase à la seconde. La peau devint incapable d’éliminer par transpiration les impuretés du sang, et le résultat en fut que le corps commença d’enfler.

Les chevilles, d’abord, se boursouflèrent, et la souffrance, chaque nuit, tint éveillé Morganson durant de longues heures. L’enflure gagna ensuite les genoux et la somme de douleurs se décupla pour l’homme.

Là-dessus, survint une nouvelle saute de froid. La température baissa, baissa, baissa. Quarante, quarante-cinq, cinquante degrés sous zéro.

Morganson ne possédait pas de thermomètre. Mais il se rendait compte de la marche du gel par une série de signes et de phénomènes naturels, que connaissent tous les hommes du Klondike : le craquement soudain de l’eau, tiède ou bouillante, jetée sur la neige ; la rapidité aiguë de la morsure du froid ; la promptitude avec laquelle la respiration gelait et se condensait, comme un verglas, sur les murs de toile de la tente et à son plafond.

En vain Morganson tenta de lutter contre cette froidure excessive et s’efforça de continuer à monter la garde sur la berge du fleuve. Sa faiblesse le rendait une proie facile à l’inclémence de la température et le gel eut le temps d’enfoncer profondément ses dents dans son être, avant qu’il se résignât à rentrer sous sa tente et à s’accroupir près de son poêle.

La conclusion de son équipée fut la perte d’un de ses pouces, qui resta gelé jusqu’à la première jointure.

Et, comme par une monstrueuse ironie, tandis que Morganson était, par le froid, ainsi refoulé sous sa tente, la piste soudain fourmilla de vie.

Deux traîneaux passèrent le premier jour. Puis deux autres, le second jour. Une fois, chaque jour, il essaya de se frayer un chemin jusqu’au peuplier d’où il devait, pour tirer, braquer son fusil. Il succomba à la tâche et dut battre en retraite, étant arrivé trop tard. Et chaque fois, une demi-heure après qu’il avait regagné sa tente, un second traîneau passa.

*

Le froid ayant décru, Morganson put à nouveau revenir observer la piste du Yukon. Mais la piste était redevenue déserte.

Huit jours durant, il resta tapi dans la neige, et âme qui vive ne se montra. Il avait, sans que seulement son estomac s’en aperçut, réduit sa ration à un biscuit, soir et matin. Il s’émerveillait, par moments, de constater avec quelle ténacité l’existence s’accrochait à lui. Il ne se serait jamais cru capable d’une telle endurance.

Puis la piste s’anima de nouveau. Mais c’était de la vie avec laquelle il ne pouvait se mesurer. Ce qui passait devant lui était un détachement de la Police du Nord-Ouest. Une vingtaine d’hommes, avec autant de traîneaux et une armée de chiens.

Morganson s’aplatit davantage sur le sol et les policiers ne virent rien de la menace de mort qui se tenait en embuscade, à proximité d’eux, sous la forme d’un homme à demi mort lui-même.

La perte de son pouce était, pour Morganson, une grande gêne. Tout en continuant à observer la piste, il avait pris l’habitude d’enlever sa moufle, de temps à autre, et d’enfoncer vivement sa main sous sa veste jusqu’à l’aisselle, afin de ramener la chaleur dans ce malheureux pouce.

Un autre homme seul passa sur la piste. Morganson reconnut le porteur du courrier. Mais s’attaquer à lui eût été imprudent. La disparition d’un personnage de cette importance ne serait pas restée inaperçue. Il était sage de s’abstenir.

Le lendemain du jour où la provision de farine fut complètement épuisée, il neigea. La neige coïncidait toujours avec un adoucissement sensible de la température.

Durant huit heures consécutives, Morganson, ce jour-là, resta dehors à l’affût, sans faire un mouvement, aussi affamé que patient, et semblable à une araignée monstrueuse guettant sa proie.

Mais la proie s’obstina à ne pas venir et, dans la nuit tombée, Morganson, de son pas pesant, s’en retourna vers sa tente, où il but avant de se coucher plusieurs litres de tisane de bourgeons de sapin et d’eau chaude.

Le jour suivant, le mauvais sort desserra son emprise. Comme il sortait de sa tente, Morganson aperçut un énorme élan qui, à quelque quatre cents mètres, traversait le marécage.

Il sentit aussitôt le sang bouillir et circuler dans ses veines, et il se dressa debout, rapide comme l’éclair. Mais une faiblesse le prit, sans qu’il sût pourquoi, et des nausées lui montèrent de l’estomac. Il lui fallut se rasseoir, pendant quelques instants, afin de récupérer des forces.

Il courut à son fusil, épaula et visa soigneusement La balle avait certainement porté. Mais la bête, insuffisamment atteinte, fit volte-face et partit d’un trait dans la direction de la colline boisée qui, vers le Nord, bordait le marécage.

À travers arbres et broussailles. Morganson déchargea farouchement plusieurs cartouches sur l’élan qui s’enfuyait. Puis il cessa de tirer, ayant songé qu’il convenait de ne pas gaspiller ses munitions, dont il avait besoin pour le traîneau chargé de vie qu’il attendait.

Il prit méthodiquement la poursuite de l’énorme animal, qui laissait derrière lui une rouge traînée de sang. Il le rejoignit dans une clairière de sapins.

L’élan était à demi affaissé sur le sol. À l’aspect de l’homme, il se releva et se prépara à reprendre sa course. Mais Morganson dont la main tremblait terriblement, appuyant son fusil, pour mieux viser, sur le tronc d’un sapin tombé, risqua encore une balle.

Frappé à mort, l’élan exécuta en l’air, de ses quatre pattes, une cabriole formidable. Puis, quelques mètres plus loin, il retomba sur la neige, où il s’écrasa, la faisant voler autour de lui, telle une blanche poussière impalpable qu’aurait soulevée le vent.

Morganson se précipita vers l’animal abattu. Il le tenta plutôt. Car il n’avait pas fait deux pas qu’il tombait sans connaissance.

Lorsqu’il revint de son évanouissement, ce fut pour se traîner, sur ses genoux, vers le tronc de sapin et tenter de l’escalader.

Il y parvint après maint effort et, se raffermissant sur ses jambes vacillantes, il atteignit l’élan toujours gisant.

Lourdement, il se laissa tomber assis sur l’énorme carcasse, et se prit à rire comme un dément. Puis il enfouit sa figure dans ses mains, et derechef les éclats de rire recommencèrent.

Quand il eut réussi à calmer ses nerfs, il tira de sa gaine un couteau de chasse et s’attaqua à l’élan, aussi vite que le lui permettaient et son pouce gelé et son extrême faiblesse. Il ne s’attarda pas à dépouiller la bête, mais en découpa les morceaux avec la viande attenante encore à la peau. C’était bien là une vraie chair du Klondike !

Cette besogne terminée, Morganson choisit un quartier de viande qui pesait une centaine de livres, et se mit en devoir de le traîner jusqu’à sa tente. Mais la neige était molle et c’était un travail au-dessus de ses forces. Il y dut renoncer.

Il échangea son morceau contre un autre, qui pesait dans les vingt livres, et, après s’être maintes fois arrêté à reprendre haleine, il parvint à la tente, avec sa charge. Il fit griller une partie de la viande, et eut la sagesse de n’en manger, tout d’abord, qu’avec une prudente parcimonie. Précaution nécessaire envers un estomac longtemps affamé.

Un peu restauré, il revint, comme un automate, à la berge du fleuve. Sur la neige, fraîchement tombée, des empreintes étaient marquées. Le traîneau chargé de vie avait passé, une fois de plus, cependant que lui, Morganson, était occupé à découper l’élan.

Mais il n’en prit qu’un souci relatif. Il n’avait plus que faire de ce traîneau. L’élan, abattu par lui, avait fait germer en son esprit un nouveau plan. La viande de la bête valait, commercialement, cinquante cents la livre, et il n’y avait pas cinq kilomètres jusqu’à Minto.

La vie qu’il attendait, il la tenait dans sa main. Il vendrait l’élan et, avec l’argent qu’il en tirerait, il s’achèterait deux chiens, quelques provisions et du tabac. Alors les chiens le tireraient vers le Sud, sur la piste de la mer, du soleil et de la civilisation.

La faim renaissait. Non plus une douleur morne et monotone, comme celle qu’il avait si longtemps subie. Mais un désir aigu, irrésistible. Il revint vers la tente, de son même pas pesant, et se fit frire une nouvelle tranche de viande. Après quoi, il fuma deux pipes, bourrées de feuilles de thé. Puis il remit à frire une troisième tranche.

Il sentit, du coup, un renouveau de forces s’épandre dans tout son être, et il sortit pour aller fendre d’autres bûches. Cela valait bien une quatrième tranche d’élan. Il n’hésita point à s’en gratifier.

Sa faim, aiguillonnée par la nourriture, s’exaspéra. Sans arrêt, par l’effet d’une force invincible, les tranches succédaient aux tranches. Il se raisonna et diminua leur épaisseur. Mais il s’aperçut que plus rapidement venait le tour des tranches suivantes.

Vers le milieu de la journée, il songea aux bêtes sauvages qui pouvaient venir dévorer sa viande et il grimpa de nouveau sur la butte où il avait abandonné les quartiers d’élan. Il emportait avec sa hache la corde de halage du traîneau et la courroie qui en maintenant ordinairement la charge.

Comme il était encore très faible, la construction de la cache aérienne, où il pourrait abriter son précieux gibier, lui prit tout l’après-midi.

Il coupa de jeunes sapins, les élagua, en planta la base dans le sol, et les assembla, tant bien que mal, en un haut échafaudage. La construction n’était pas aussi solide qu’il l’eût souhaité. Mais il avait fait de son mieux.

Hisser la viande sur cet abri fut une besogne non moins ardue. Il faillit s’en crever le cœur. Afin de mettre en place les gros morceaux, il lui fut nécessaire de faire passer sa corde par-dessus une branche d’arbre élevée, qui surplombait l’échafaudage. Alors il fixait sa viande à l’une des extrémités de la corde et, pour l’élever, se suspendait, de tout son poids, à l’extrémité opposée.

Ce grand œuvre achevé, Morganson regagna sa tente et s’y livra à une orgie solitaire et prolongée. Il n’y avait point, pour cela, besoin de compagnon ni d’ami. Sa propre société et celle de son estomac lui suffisaient.

Les biftecks recommencèrent, interminablement, à succéder aux biftecks. Il engloutit des livres de viande. Il les arrosait d’innombrables tasses de thé, de vrai thé, qui était autrement délectable que la tisane de bourgeons de sapin, et qu’il fit très fort. Toute la provision y passa. Cela importait peu. Sans difficulté, le lendemain, il la renouvellerait à Minto. Lorsqu’il fut gavé, il fuma. Il fuma les feuilles de thé usagées, qu’il fit, au préalable, sécher dans son poêlon. Le lendemain, il fumerait du tabac, du vrai tabac ! Cette pensée le plongea dans une telle joie qu’il y alla encore, avant de se coucher, d’une dernière tranche d’élan.

Mais il n’était pas, depuis cinq minutes, dans ses couvertures, qu’il se releva. Il était bourré à éclater, et ce n’était pas encore assez. Il ingurgita un morceau de viande supplémentaire.

Le lendemain, en s’éveillant, il sembla à Morganson qu’il sortait de l’engourdissement de la mort. À ses oreilles résonnaient des bruits insolites. Ne se souvenant plus exactement du lieu où il était, il regardait stupidement autour de lui. Ses yeux tombèrent sur la poêle à frire, qui contenait encore le reliquat du dernier bifteck entamé par lui.

Alors la réalité lui revint d’un coup. Pris d’un tremblement soudain, il concentra son attention sur les bruits étranges qu’il entendait.

Il bondit hors de ses couvertures, en lançant un juron, et il voulut enfiler ses mocassins. Ses jambes, ravagées par le scorbut, refusèrent de plier, et l’effort qu’il fit pour les faire céder lui arracha un cri de douleur. Il recommença plus lentement l’opération et, ayant réussi à se chausser, il quitta la tente.

De la butte boisée qui lui faisait face et où il avait dressé son échafaudage, s’élevait un concert de grognements confus, ponctués de glapissements, brefs et aigus. Malgré ses souffrances, il hâta sa marche, en poussant de grands cris menaçants.

Comme il débouchait dans la clairière, il vit une bande de loups qui détalait dans la neige, parmi les broussailles. L’échafaudage était par terre. Les loups avaient dévoré toute la viande. Ils se sauvaient, la panse lourde, aussi vite qu’ils le pouvaient, ne laissant derrière eux que les gros os.

Morganson se rendit compte immédiatement du processus du désastre. Utilisant le tronc d’arbre tombé, et où des empreintes de pattes étaient encore visibles sur la neige, un premier loup avait dû bondir, d’un saut formidable, jusqu’au faîte de l’échafaudage. Jamais Morganson n’aurait cru qu’un loup pût réussir un pareil bond.

Un second loup avait suivi le premier, puis un troisième et un quatrième, jusqu’à ce que la frêle construction se fût écroulée sous le choc et le poids des bêtes. Et toute la bande, alors, avait fait ripaille à son aise.

Durant un instant, l’homme demeura immobile, à contempler, d’un regard farouche, l’étendue de la catastrophe. Plus rien ne subsistait du bonheur rêvé.

Puis il reprit la maîtrise de soi. L’éternelle et stoïque patience reparut dans ses yeux, et il se mit en devoir de réunir les débris abandonnés par les loups.

Les os rongés, et grattés à blanc, renfermaient intérieurement de la moelle. Et, en fouillant bien dans la neige, il retrouva quelques reliefs du festin des brutes qui, vu l’abondance de la proie, les avaient dédaignés.

Morganson passa le reste de la matinée à charrier jusqu’à sa tente les morceaux de l’élan et ses débris bienheureux. Une dizaine de livres de bonne viande lui demeuraient, en outre, de ce qu’il avait, la veille, apporté avec lui. Il évalua le tout, mis en tas, et déclara :

— Il y en a là pour plusieurs semaines. Tout va bien !

Ce n’était pas d’aujourd’hui qu’il avait appris à ménager la nourriture et à vivre quand même.

Il nettoya son fusil et compta les cartouches qui lui restaient. Il y en avait sept Il rechargea l’arme et alla reprendre son embuscade sur la berge du Yukon. Toute la journée, il demeura tapi dans la neige, en observant la piste déserte.

Rien ne vint, et pas davantage au cours de la semaine suivante. Mais, grâce à la viande, et quoique son scorbut empirât, lui causant d’intolérables douleurs, il avait repris quelques forces.

Outre les petits biftecks dont il se régalait, il se fabriqua, avec les os de l’élan, du bouillon, dont il buvait à satiété. À mesure qu’il pilait et écrasait les mêmes os, afin de les faire bouillir de nouveau, le potage se faisait aussi de plus en plus maigre. N’importe ! Morganson s’en arrangeait. Grâce à l’élan, son état général s’était, au total, sensiblement amélioré.

*

Ces huit jours écoulés, une nouvelle préoccupation vint troubler le cerveau de Morganson.

À quelle date se trouvait-on ? Le temps avait certainement marché, depuis son passage à Minto. Combien de temps exactement s’était-il écoulé ?

Cette curiosité, vaine en apparence, lui devint une obsession. Il se perdit en méditations et en calculs, dont la conclusion variait toujours. Le matin, en s’éveillant, la journée, en montant la garde sur la piste, le soir, avant de s’endormir, il en revenait sans cesse à cette idée fixe, qui ne le lâchait point. La nuit même, il s’éveillait et demeurait, des heures entières, les yeux grands ouverts, à chercher la solution de cet irritant problème.

Connaître cette date était sans aucun intérêt pratique. Il ne s’en butait pas moins à ce désir irraisonné qui en arrivait, chez lui, à dépasser en intensité le souci de la nourriture, et celui même du fameux traîneau qui devait lui apporter le salut et la vie. Finalement, n’y pouvant plus tenir, il décida de se rendre à Minto, afin d’y quérir le renseignement désiré.

Les jours étaient devenus de plus en plus courts, et la nuit était déjà tombée, lorsqu’il fit son entrée dans l’embryon de ville qu’était Minto. Toutes les cabanes y étaient closes. Il gravit la berge du fleuve, sans être vu de personne, et se dirigea vers le cabaret hospitalier.

Quand il en ouvrit la porte, il recula, tout ébloui. Cette grande clarté, qui l’offusquait, ne provenait que de quelques chandelles. Mais il avait depuis si longtemps passé ses soirs et ses nuits sous sa tente, sans le moindre luminaire, qu’elle suffisait à lui brûler les prunelles.

Lorsque ses yeux se furent ajustés, il discerna trois hommes qui étaient assis autour du poêle. Il reconnut immédiatement, à leur accoutrement, que c’étaient des voyageurs, en cours de route sur le Yukon.

Puisqu’il ne les avait pas vus passer pendant la journée, c’est qu’ils remontaient le fleuve, dans la direction de son embuscade. Après avoir, ici, dormi la nuit, ils reprendraient la piste le lendemain matin, sans aucun doute.

« Bon cela ! » pensa, à part lui, Morganson.

À son aspect, le cabaretier, qui l’avait aussitôt reconnu, émit un long sifflement, qui témoignait de son émerveillement de le revoir vivant.

— Bonjour, vieux ! dit-il. Je te croyais mort.

— Ah ! Pourquoi ? demanda Morganson, d’une voix hésitante.

Il avait perdu l’habitude de soutenir une conversation. Sa voix était rauque et bizarre.

— Voici plus de deux mois que tu es passé ici, reprit le cabaretier. Tu allais à Selkirk, disais-tu ? Je vois que tu n’y es pas parvenu. Où as-tu été, pendant tout ce temps ?

Mentant effrontément, Morganson expliqua :

— J’ai été occupé à abattre et à fendre du bois, pour un agent de la Compagnie des Vapeurs du Yukon. Elle prépare, dès cette saison, ses provisions d’été.

Il débita son mensonge sans broncher, et d’un air indifférent. Car en dépit de son vacillement mental, il comprenait qu’il importait, avant tout, de ne point se trahir.

De son pas lourd il traversa la salle, afin de se rapprocher du comptoir et, quand il frôla les trois voyageurs assis autour du feu, son cœur battit furieusement. Car ils possédaient de la vie, sa vie !

Le cabaretier revint à la charge.

— Et où diantre as-tu fendu ton bois, camarade ?

— Oh ! pas bien loin d’ici… répliqua Morganson. Dans les forêts qui se trouvent en face, sur la rive gauche du fleuve. Et j’en ai aligné un fameux tas !

— C’est cela, c’est cela… approuva le cabaretier, en hochant la tête d’un air convaincu. J’ai entendu plusieurs fois, quand le vent portait, le bruit sourd de coups de hache. Alors c’était toi qui opérais ? Parfait… Tu veux bien accepter un verre !

Morganson s’arc-bouta au comptoir, pour ne point choir de joie. Un verre ! Il se serait volontiers agenouillé devant son hôte, en lui jetant les bras autour des jambes. Il lui aurait, en guise de remerciements, baisé les genoux, embrassé les pieds !

Il essaya de balbutier son acquiescement. Les mots lui restaient dans la gorge. Mais le cabaretier n’avait pas attendu sa réponse et lui tendait déjà la bouteille.

Il n’était point quitte, cependant, des questions de son bienfaiteur, qui demanda :

— Et qu’est-ce que tu as trouvé à boulotter ? Couper du bois est excellent pour se réchauffer, mais n’emplit pas l’estomac. Je crois, d’ailleurs, que tu te vantes, car tu me parais bien mal en point pour une telle besogne.

Morganson couvait des yeux la bouteille, qui s’attardait. L’eau lui en venait à la bouche.

— J’ai eu la chance, tout au début, répondit-il, d’abattre un élan. J’ai vécu sur lui et fait bombance. C’est étonnant comme j’avais repris des forces… Mais mon scorbut s’est aggravé par la suite. C’est lui qui m’a mis en cet état.

Le cabaretier lâcha la bouteille et Morganson s’emplit son verre. Il la remit ensuite sur le comptoir, et, avant de boire, ajouta :

— La tisane de bourgeons de sapin me guérira, j’espère.

— Allons, encore un verre… proposa le cabaretier. Ces deux verres successifs de whisky ne firent pas attendre leur effet sur un tempérament délabré. Morganson sentit la tête lui tourner et il tomba sur une caisse, qui était voisine du poêle.

Il vit comme dans un nuage qu’un des voyageurs, un escogriffe aux larges épaules et à la barbe noire, payait au cabaretier ses consommations et celles de ses deux compagnons. De ses yeux troubles, il l’aperçut qui tirait de sa poche une liasse de banknotes et qui tendait un billet vert.

Morganson revint, d’un coup, à la réalité et son regard s’illumina d’un feu ardent. C’étaient des billets de cent dollars ! C’était de la vie ! Et quelle vie ! Il lui fallut user de toute sa force de volonté, pour s’empêcher de se jeter sur l’homme, de lui arracher la liasse et de s’enfuir dans la nuit.

L’homme à la barbe noire fit signe à l’un de ses compagnons, qui se leva comme lui, et qui tira par sa veste le troisième voyageur, une sorte de géant aux cheveux blonds et à la trogne vermeille, qui somnolait.

— Allons, dit-il, viens, Oleson… il est temps d’aller nous coucher.

Oleson se mit sur pied, en bâillant et s’étirant.

— Vous allez vous coucher de bien bonne heure, observa le cabaretier, en faisant la moue. Rien ne vous presse.

— Nous devons partir de bonne heure, demain matin, répondit l’homme à barbe noire. Car nous voulons être, le soir, à Selkirk.

— Pour y fêter Noël ?

— Justement ! répliqua l’homme, en riant. Les trois voyageurs disparurent par la porte intérieure et Morganson, songeant derechef à l’idée qui le tourmentait, conclut de ce qu’il venait d’entendre qu’on était à la veille de la Noël.

Ce lui fut un grand contentement de connaître maintenant ce qui, justement, l’avait amené à Minto.

Mais la vision des trois hommes et de la liasse des banknotes était une bien autre satisfaction, qui éclipsait la première.

La porte s’était refermée, en claquant.

— Celui qui a une barbe noire, dit à Morganson le cabaretier, est John Thomson. Il a récolté deux millions de dollars sur le Sulphur-Creek, et il lui en viendra d’autres. Je vais faire comme le trio et, moi aussi, me coucher… Avant de partir un dernier verre, veux-tu ?

Morganson hésitait à dire oui, car sa poche était vide.

— Celui-là sera pour Noël. Ne te refuse pas ça… Tu me le paieras quand tu toucheras le prix de ton bois.

La tête de Morganson lui tournait complètement.

Mais il maîtrisa suffisamment son ivresse pour avaler le whisky et faire, quand il sortit, bonne contenance.

Il regagna, sous le clair de lune, la piste du Yukon et il reprit le chemin de son gîte. Il allait en clopinant, sur le fleuve glacé, dans la sérénité argentée de la nuit, le regard fixé sur une liasse de banknotes de cent dollars, qui dansait féeriquement devant lui.

*

Il était encore nuit quand il s’éveilla.

Il se retrouva dans ses couvertures, avec ses mocassins et ses moufles, qu’il avait omis d’enlever, et les rabats de sa casquette encore sur ses oreilles.

Il se leva, aussi vite que pouvait le lui permettre son scorbut, construisit un feu et y mit de l’eau à chauffer. Comme il jetait dans la bouillotte en ébullition une pincée de bourgeons de sapin, il vit que la pâle lumière de l’aube hivernale apparaissait au ciel.

Pris de panique, il se saisit de son fusil et courut vers la berge du Yukon. Tandis qu’il s’aplatissait dans la neige, le souvenir lui vint qu’il avait, sur le feu, laissé en plan son infusion. Une seule pensée avait occupé son cerveau. John Thomson n’aurait-il pas changé d’avis, et aurait-il renoncé à voyager le jour de Noël ?

L’aurore se leva et se fondit dans la lumière du jour. Le temps était froid et clair. Approximativement, Morganson estima la température à cinquante degrés sous zéro. Pas un souffle de vent ne troublait la quiétude glacée de Northland.

Soudain Morganson qui, par la tension de ses muscles, avivait la souffrance de son scorbut, se redressa à demi. Il venait d’entendre le son éloigné de voix d’hommes et les aboiements plaintifs de chiens houspillés par le fouet.

Il commença par se battre les flancs avec ses bras. C’était une sérieuse affaire que d’armer un fusil avec cinquante degrés sous zéro. Aussi voulait-il, pour cette opération, développer tout le calorique dont sa chair était susceptible.

Cachée d’abord par le contrefort boisé de la vallée, la petite caravane, quand elle l’eut dépassé, apparut dans le champ visuel de Morganson.

En avant marchait le troisième homme, dont il ignorait le nom, et qui avait charge de reconnaître la piste. Derrière lui venaient huit chiens, attelés au traîneau. À côté de celui-ci allait John Thomson, qui le maintenait en ligne, s’il y avait lieu, à l’aide de la barre de direction.

Oleson, le Suédois, fermait la marche. C’était, à coup sûr, un beau spécimen d’homme, avec son corps colossal, enveloppé dans sa « parka » en peaux d’écureuils. Morganson, en le regardant, ne put s’empêcher d’admirer.

La silhouette des hommes et des chiens se détachait nettement sur la neige. On eût dit des personnages en carton découpé, dont une ficelle invisible réglait les mouvements.

Morganson gagna rapidement son affût dans le boqueteau de peupliers, et installa son fusil dans l’encoche de l’arbre préparé à cet effet. Il se rendit compte, à ce moment, que les doigts de sa main droite, qui se trouvait nue, étaient glacés. Il avait, sans qu’il s’en rendît compte, laissé tomber sa moufle, qui pendait devant lui. Il la renfila hâtivement.

Gens et bêtes se rapprochaient de plus en plus. Il pouvait voir leur haleine jaillir, en se condensant, dans l’air froid.

Lorsque l’homme qui allait en tête ne fut plus qu’à cinquante mètres, Morganson découvrit sa main droite, appuya son index sur la détente et visa.

Le coup partit. L’homme, touché en plein ventre, virevolta sur lui-même et s’écroula.

Les chiens s’étaient arrêtés net, devant le cadavre qui obstruait la piste. Il y eut, chez les hommes qui suivaient, un court moment de désarroi, dont Morganson profita pour lâcher un second coup, à l’adresse, celui-là, de John Thomson. Il avait visé un peu bas. Atteint aux jambes, John Thomson chancela et tomba à la renverse sur le traîneau. Morganson tira de nouveau, et John Thomson ne fut plus.

Restait le Suédois qui, complètement affolé, au lieu de prendre rapidement la fuite vers Minto, décrivait sur place des cercles et des zigzags. Grotesque était le géant, avec la queue de sa longue pelisse, qui traînait dans la neige. Morganson, d’un mouvement balancé, tira sur lui, coup sur coup, à trois reprises, et trois fois le manqua.

Alors il réfléchit qu’il avait, en tout, tiré six cartouches et qu’une seule lui restait. Il devenait impérieux de ne point la gâcher.

Il quitta son embuscade et se rapprocha. Oleson, à son aspect, déguerpit à toutes jambes. Morganson sentait son doigt devenir gourd. À peine pouvait-il presser la détente.

— Dieu me soit en aide ! dit-il tout haut, dans une prière désespérée.

Et il lâcha son dernier coup.

Frappé dans le dos, Olson piqua du nez en avant.

Sa tête vint heurter la piste glacée. Il rebondit, puis retomba se roula plusieurs fois sur lui-même, en agitant les bras, puis ne bougea plus.

Morganson triomphait. Il laissa tomber son fusil, maintenant vide et inutile, et, ayant remis ses moufles, sous lesquelles il sentait se crisper ses doigts gelés, il fonça vers le traîneau sauveur. Comme il en approchait, les grognements de l’attelage le contraignirent à s’arrêter. Un molosse, de la race des terre-neuve, mâtinée de celle des chiens de la baie d’Hudson, était couché sur le cadavre du premier homme et, le poil hérissé, menaçait l’intrus de ses crocs découverts. Les sept autres chiens n’avaient pas la mine plus rassurante.

Morganson tenta de passer outre. Mais toute la meute, sauf le chien de flèche qui ne bougea pas du corps de son maître, bondit vers lui. Il s’arrêta de nouveau et tenta d’amadouer les animaux, les menaçant et les cajolant alternativement.

Il remarqua, étonné, avec quelle rapidité le flux de la vie avait quitté le cadavre du guide, dont le visage, sous l’influence du froid intense, était déjà livide. Quant à John Thomson, qui était tombé sur le dos, sur le traîneau chargé, sa tête s’était enfoncée entre deux sacs. Seuls en émergeaient son menton levé et sa barbe noire, qui pointait vers le ciel.

Voyant qu’il était impossible d’atteindre de front le traîneau, Morganson recula de quelques pas et décrivit autour un grand cercle, afin de l’aborder par l’arrière. Mais le chien de flèche, qui l’observait, se remit brusquement sur ses pattes. Entraînant les autres bêtes à sa suite, tout l’attelage fit volte-face et, dans l’echevêtrement de ses harnais, courut, furieux, sur Morganson.

Trop faible était celui-ci pour avoir la rapidité de mouvements nécessaire. Il essaya bien de battre promptement en retraite. Mais il ne put empêcher que l’énorme chef de file, se précipitant sauvagement sur lui, ne lui enfonçât dans le mollet ses longs crocs. Il réussit à se dégager, mais la chair fut profondément arrachée et déchirée.

Morganson lança, à l’adresse des chiens, une bordée d’injures, qui ne les intimida point. Ils lui répondirent par de nouveaux grognements, de nouveaux hérissements du poil, et des bonds désordonnés dans les courroies qui leur enserraient la poitrine.

Alors il leur tourna le dos et, se souvenant d’Oleson qui était tombé un peu plus loin, il marcha vers le cadavre du Suédois. De sa jambe lacérée il n’avait cure, quoiqu’elle saignât abondamment. La grande artère avait été atteinte, mais il l’ignorait.

Ce qui frappa d’abord Morganson, ce fut, comme pour le guide, la pâleur extrême d’Oleson. Sa trogne rouge de la veille au soir ressemblait maintenant à du marbre blanc. Avec ses cheveux et ses sourcils d’un blond pâle, le géant abattu avait l’air d’une statue, bien plutôt que de ce qui, quelques minutes auparavant, avait été un homme.

Ayant enlevé ses moufles, Morganson commença à fouiller le cadavre. Sur la peau, autour de la taille, il n’y avait pas de ceinture creuse, destinée à recevoir l’argent de celui qui la portait.

Nulle part, non plus, dans les vêtements, de petit sac de poudre d’or. Il trouva seulement, dans une poche de poitrine, ménagée dans l’étoffe de la chemise, un portefeuille de cuir. De ses doigts, qu’engourdissait rapidement le froid, il l’ouvrit et en scruta hâtivement le contenu. Le portefeuille enfermait des lettres dans leurs enveloppes, timbrées de l’étranger, divers reçus et des feuilles de papier portant des comptes divers ; puis encore une lettre de crédit, de huit cents dollars. Et c’était tout. Pas un sou d’argent liquide.

Morganson, désappointé, décida de s’en revenir vers le traîneau. Mais un de ses pieds s’était comme enraciné dans le sol. Il abaissa son regard et vit, autour de son mocassin, une flaque de sang congelé. La neige qui était attachée à la jambe de son pantalon était rouge aussi.

D’un violent effort, il se dégagea de l’emprise glacée de son propre sang et rallia le traîneau. Le molosse qui l’avait mordu recommença à grogner et à bondir vers lui dans ses traits. Les autres chiens firent de même.

Durant un bref instant, Morganson pleura. De droite et de gauche il balança son corps indécis. Puis il essuya les larmes, déjà gelées, qui lui pendaient aux cils. Il songea que le sort railleur lui avait joué une fameuse farce. Visiblement, avec sa barbe noire qui pointait vers le ciel, John Thomson se moquait de lui.

Comme un fou, il rôda autour du traîneau, tantôt pleurant et suppliant les brutes féroces de lui laisser prendre sa vie, et tantôt écumant contre elles d’une rage impuissante. Puis il se calma. Il n’était qu’un sot. Il lui suffirait de retourner à sa tente, d’y prendre sa hache, puis de revenir vers les chiens, pour leur fendre le crâne. Ah ! Ah ! il leur montrerait de quel bois il se chauffait.

Il gagna la berge et recommença à s’enliser dans la neige molle. Un vertige le prit et il dut s’arrêter. Il demeura là, un long moment, sur ses jambes qui flageolaient violemment, comme paralysées. Il lui sembla que, s’il s’obstinait à marcher, il tomberait pour ne plus se relever.

Machinalement, il porta les yeux sur sa jambe blessée et vit que la neige rougissait autour d’elle. Le sang continuait à couler sans arrêt. Il n’avait pas cru que la morsure fût aussi grave.

Maîtrisant son vertige, il se pencha pour examiner la plaie. Alors il lui sembla que l’immense nappe neigeuse sur laquelle il était debout bondissait vers lui, et il se redressa aussitôt, comme quand on veut parer un choc inattendu. Une peur panique le prit, de s’effondrer sur le sol. Il finit par se remettre d’aplomb. Mais son effroi n’avait pas été mince, de cette neige qui avait ainsi voulu se jeter sur lui.

Puis la lumière du jour s’obscurcit et il eut conscience, après un temps indéterminé, de se réveiller dans la neige, à l’endroit où il était tombé.

Sa tête, maintenant, ne vacillait plus. Les toiles d’araignées de son cerveau s’en étaient allées. Mais il était incapable de se lever. Ses membres étaient sans force ; son corps semblait entièrement inerte.

Par un suprême effort, il réussit à se rouler sur le côté. Dans cette position, il lui fut permis de voir le traîneau fatidique et la barbe noire de Thomson, toujours pointée vers le ciel.

Il vit aussi le chien de flèche, occupé à lécher la face du guide qui gisait sur la piste. Morganson observa la scène, d’un œil curieux. La bête était nerveuse et agitée. Par instants, elle jetait des glapissements courts et aigus, comme si elle eût voulu réveiller son maître. Dans d’autres, elle le fixait, silencieuse, les oreilles dressées en avant, et en remuant la queue.

Finalement, elle s’assit sur son derrière, dressa son museau verticalement vers le zénith, et entama sa hurle à la mort. Bientôt tous les autres chiens, l’imitant, reprirent en chœur le funèbre concert.

Maintenant qu’il avait perdu la bataille, Morganson était sans effroi. Il voyait son corps retrouvé dans la neige, par quelque passant de la piste. À cette pensée, il s’attendrit et pleurnicha sur lui-même, puis ferma les yeux. Oh ! ce n’était pas qu’il eût peur de mourir ! Bien au contraire…

Lorsqu’il voulut rouvrir ses paupières, il ne put y parvenir. Et il comprit que le gel de ses larmes les avait closes. Il n’essaya meme pas de les libérer de la couche glacée. La mort venait. Qu’importait la nuit ?

Il n’avait pas cru que mourir fût chose si aisée. Il s’en voulait à cette heure d’avoir, comme il l’avait fait, tant lutté et tant souffert, durant d’interminables semaines. Il avait été joué par la peur de la mort et c’était cette crainte qui avait été la cause de tous ses tourments. C’était l’amour de la vie qui l’avait ainsi malmené. La vie avait diffamé la mort. Cette pensée était exaspérante.

Puis il se calma. Cette déception dernière n’avait plus d’importance, maintenant qu’il atteignait son but.

Il eut conscience d’un assoupissement doux qui l’envahissait, lourd de promesses de libération et de repos. Il n’entendait plus que faiblement le hurlement des chiens. Il ne souffrait plus, et une pensée fugitive lui traversa le cerveau que, par la force de sa volonté, il avait arrêté la morsure du froid.

Puis lumière et pensée cessèrent de palpiter derrière les cils verglacés de larmes, et Morganson, avec un long soupir de bien-être, glissa dans l’éternel sommeil.

(Traduction de Paul Gruyer et Louis Postif.)

NOTES
  1. Rappelons que Jack London, au cours de son séjour au Klondike, a éprouvé lui-même les atteintes de la terrible maladie. (N. d. E.).