Constantinople (Gautier)/Chapitre XV

Fasquelle (p. 181-194).

XV

LE SULTAN À LA MOSQUÉE. — DÎNER TURC


Il est d’usage que le padischa aille, chaque vendredi, en grande pompe, à une mosquée, faire publiquement ses prières. — Le vendredi, comme chacun sait, est, pour les musulmans ce que le dimanche est pour les chrétiens et le samedi pour les juifs : un jour plus spécialement consacré aux pratiques religieuses, sans toutefois emporter une idée de repos obligatoire.

Chaque semaine le commandeur des croyants visite une mosquée différente : Sainte-Sophie, la Solimanieh, l’Osmanieh, Sultan Bayezid, Yeni-Djami, la mosquée des Tulipes ou toute autre, suivant l’itinéraire tracé et connu d’avance ; outre que la prière dans un édifice du culte est de rigueur ce jour-là d’après les préceptes du Koran, et que le padischa, comme chef de la religion, ne peut s’en dispenser, il y a encore, dans cet exercice de piété officiel, une raison politique : c’est de constater aux yeux des populations la vie du sultan, retiré toute la semaine au fond des mystérieuses solitudes du sérail ou des palais d’été semés sur les rives du Bosphore. En traversant la ville à cheval, visible pour tous, il signe devant son peuple et les ambassades étrangères un certificat d’existence, précaution qui n’est pas inutile, car on pourrait cacher sa mort naturelle ou violente pour des intrigues de palais. La maladie, même grave, n’interrompt pas cette promenade, car Mahmoud Ier, fils de Mustapha, mourut entre les deux portes du sérail, au retour d’une de ces excursions du vendredi, où il s’était traîné, pouvant à peine se soutenir sur sa selle, et fardé pour cacher sa pâleur.

Les drogmans des hôtels savent toujours la veille ou le matin de bonne heure la mosquée où le sultan doit faire ses dévotions, et j’appris par celui de l’hôtel de Bysance que le sultan devait aller du palais de Schiragan à la Medjidieh, située tout à côté. Comme la course est assez longue de Dervish-Sokah à Schiragan, et que l’heure turque est assez difficilement compréhensible pour les étrangers, lorsque j’arrivai tout en sueur et à demi cuit par un torride soleil de juillet, le cortége avait défilé et le sultan récitait ses prières dans l’intérieur de la mosquée ; mais il me restait la ressource d’attendre qu’il eût fini et de le voir sortir et s’en retourner, ce qui revenait exactement au même, sauf une station d’une heure en compagnie d’Anglais, d’Américains, d’Allemands et de Russes venus là pour le même motif.

La Medjidieh tient au palais de Schiragan, dont la façade donne sur le Bosphore, et qui, de ce côté, ne montre que de grands murs surmontés par les cheminées des cuisines peintes en vert et dissimulées sous une forme de colonne. Elle est toute moderne, et son architecture à volutes et à chicorées d’un rococo génois n’offre rien de remarquable, quoique par son étincelante blancheur elle fasse assez bien sur le bleu foncé du ciel.

La porte de la mosquée était ouverte, et l’on entrevoyait les vizirs, les pachas et les hauts officiers coiffés de tarbouchs, tout plastronnes d’or, élargis par de grosses épaulettes, exécutant, malgré leur obésité, les pantomimes assez compliquées de la prière orientale ; ils s’agenouillaient et se relevaient pesamment avec une piété qui paraissait sincère, car les idées philosophiques ont fait beaucoup moins de progrès qu’on ne veut bien le dire à Constantinople ; même les Turcs élevés à l’européenne, au retour de Londres ou de Paris, ne sont pas moins attachés au Koran, et il suffit de gratter légèrement leur vernis de civilisation pour retrouver le fidèle croyant.

Des esclaves noirs et des saïs tenaient en bride ou promenaient les chevaux, couverts de housses magnifiques, qui avaient apporté le sultan et sa suite ; c’étaient de très-belles bêtes, robustes, solides de formes, n’ayant pas l’élégance nerveuse du cheval arabe, mais qu’on dit d’une grande résistance à la fatigue ; les fins coursiers du désert plieraient sous le poids de ces massifs cavaliers turcs, pour la plupart d’un embonpoint excessif, surtout dans les hauts grades ; ces chevaux sont de race barbe et offrent un type particulier. Celui du sultan se reconnaissait aux pierreries qui étoilaient sa schabraque, et au chiffre impérial dont l’arabesque compliquée brodait chaque pointe du velours presque disparu sous les ornements.

Des lignes de soldats étaient rangées le long des murs, attendant la sortie de Sa Hautesse ; ils portaient le tarbouch rouge, et leur uniforme, se rapprochant de celui de nos troupes de ligne en petite tenue, consistait en une veste ronde de drap bleu et un pantalon de grosse toile blanche ; ce costume, qui est à peu près celui des Jean-Jean, produit un contraste assez singulier avec ces têtes caractéristiques et basanées à qui le turban des janissaires siérait beaucoup mieux.

Sur le parvis de la mosquée était étendue une bande de cachemire noir assez étroite pour le passage du sultan ; elle conduisait de la porte, en suivant les marches de l’escalier, à un montoir de marbre, comme il s’en trouve à l’entrée des palais et près des escales de caïques. Il me semble, sans l’affirmer toutefois, que ce tapis de couleur noire est particulièrement affecté au sultan comme grand khan de Tartarie, dont cette nuance est l’insigne.

Les génuflexions, les prosternations et les psalmodies se prolongeaient à l’intérieur du sanctuaire, et le soleil du midi, raccourcissant toujours l’ombre, faisait briller le cailloutis de la place ; les murailles blanches renvoyaient d’aveuglantes réverbérations, d’autant plus incommodes pour les trois ou quatre dames qui se trouvaient là, que l’étiquette interdit d’ouvrir un parasol en présence du sultan, et même devant les palais où il habite ; en Orient, le parasol a toujours été un emblème du pouvoir suprême. Le maître est à l’ombre, tandis que les esclaves rôtissent au soleil. La rigueur s’est relâchée sur ce point comme sur toutes choses, et l’on ne courrait pas aujourd’hui, à enfreindre cet usage, les risques auxquels on se serait exposé autrefois ; mais les étrangers de bon goût se conforment à l’usage. À quoi bon choquer les habitudes du pays que l’on visite, habitudes qui ont leurs raisons d’être et souvent ne sont pas au fond plus ridicules que les nôtres ?

Un mouvement se fit à l’intérieur de la Mosquée ; les officiers rajustèrent leur chaussure à la porte ; les saïs amenèrent le cheval du sultan contre le montoir, et bientôt, entre une haie de vizirs, de pachas et de beys saluant à l’orientale, — salut que je préfère de beaucoup pour sa grâce respectueuse au salut européen, — parut Sa Hautesse le sultan Abdul-Medjid, se détachant en clair sur le fond sombre de la porte, dont le chambranle lui faisait comme un cadre. Son costume, très-simple, se composait d’une espèce de paletot sac en drap bleu foncé, d’un pantalon de moire blanche, de bottes vernies et d’un fez où l’aigrette impériale de plumes de héron était fixée par un bouton d’énormes diamants ; par l’interstice de son paletot on voyait briller quelques dorures sur sa poitrine ; je regrette fort, pour ma pan, l’ancienne magnificence asiatique ; j’aimais les sultans impassibles comme des idoles dans des châsses de pierreries, espèces de paons du pouvoir épanouis au milieu d’une auréole de soleils. Dans les pays d’autorité absolue, le souverain ne saurait se séparer assez de l’humanité par des formes imposantes, solennelles, hiératiques, par un luxe éblouissant, chimérique et fabuleux ; comme Dieu à Moïse, il ne doit apparaître à ses peuples qu’à travers un buisson ardent de diamants en phosphorescence. — Cependant, malgré la simplicité austère de ses habits, la qualité d’Abdul-Medjid ne pouvait être un mystère pour personne. Une satiété suprême se lisait sur sa figure pâle ; la conscience d’un pouvoir irrésistible donnait à ses traits, assez peu réguliers d’ailleurs, une tranquillité de marbre. Ses yeux fixes, immuables, à la fois perçants et mornes, voyant tout et ne regardant rien, ne ressemblaient pas à des yeux d’homme ; une barbe courte, peu épaisse et brune, entourait ce masque triste, impérieux et doux.

En quelques pas faits avec une extrême lenteur, et plutôt glissés que marchés, — des pas de dieu ou de fantôme ne se mouvant pas par des procédés humains. — Abdul-Medjid franchit l’espace qui séparait la porte de la mosquée du bloc le marbre, en suivant la bande d’étoffe noire sur laquelle personne autre que lui ne posait le pied, et se laissa couler plutôt qu’il ne monta sur la housse de son cheval, immobile comme un cheval sculpté. Les gros officiers se hissèrent un peu plus difficultueusement au haut de leurs bêtes respectives, et le cortége se mit en mouvement pour regagner le palais au cri de Vive le sultan ! poussé en turc par les soldats avec un véritable enthousiasme.

En pressant un peu le pas, je pus devancer le cortége et m’aller poster plus loin, de manière à voir encore Sa Hautesse. Je donnais le bras à une jeune dame italienne qui m’avait prié de l’accompagner, et qui se penchait avidement à travers la haie pour contempler les traits du sultan ; car un homme qui a seize cents concubines est un phénomène qui intéresse au plus haut degré la curiosité des femmes ; Abdul-Medjid, dont le cheval s’avançait moelleusement, inclinant sa belle tête avec des ondulations de col de cygne et comme ayant la conscience du fardeau qu’il portait, Abdul-Medjid remarqua l’étrangère et fixa quelques secondes sur elles ses yeux d’aigle en tournant imperceptiblement sa face impassible, ce qui est la manière de saluer du sultan, chose qu’il fait du reste très-rarement.

Pendant ce défilé, la musique jouait une marche arrangée sur des motifs turcs par le frère de Donizetti, chef de la musique impériale, et entremêlée d’assez de tambours de basque et de flûtes de derviche pour satisfaire les oreilles mahométanes sans choquer cependant les oreilles catholiques ; cette marche a de l’entrain et ne manque pas de caractère.

Puis tout rentra dans le palais, dont la porte ouverte laissait entrevoir une vaste cour d’architecture moderne, les battants retombèrent, et il ne resta plus dans la rue que quelques curieux, se dispersant de différents côtés ; des paysans bulgares au sayon grossier, au bonnet de fourrure, et de vieilles mendiantes momifiées accroupies dans leurs haillons, sur le plat de leurs cuisses, le long des murailles incandescentes de chaleur.

Le silence de midi régnait autour de ce palais mystérieux, qui, derrière ses fenêtres treillissées, renferme tant d’ennuis et de langueurs, et je ne pouvais m’empêcher de penser à tous ces trésors de beauté perdus pour le regard humain, à tous ces types merveilleux de la Grèce, de la Circassie, de la Géorgie, de l’Inde et de l’Afrique, qui s’évanouissent sans avoir été reproduits par le marbre ou la toile, sans que l’art les aient éternisés et légués à l’amoureuse admiration des siècles : Vénus qui n’auront jamais leur Praxitèle, Violantes dénuées de Titien, Fornarines que ne verra pas Raphaël.

Quel heureux billet tiré à la loterie humaine que celui de padischa ! — Qu’est-ce que don Juan, avec son mille e tré, à côté du sultan ? un subalterne coureur d’aventures, plus trompé encore qu’il ne trompe, éparpillant ses misérables caprices sur quelques maîtresses déjà souillées aux trois quarts, séduites d’avance, qui ont eu des maris, des amants, dont tout le monde connaît le visage, les bras et les épaules ; à qui des fats ont serré la main en dansant, et dont l’oreille a entendu chuchoter cent fois la litanie des madrigaux imbéciles. Le beau sire, qui se promène au clair de lune sous les balcons, et fait le pied de grue, la guitare au dos, en compagnie de Leporello, à moitié endormi !

Parlez-moi du sultan, qui n’accueille que les lis les plus purs, que les roses les plus immaculées du jardin de beauté, et dont l’œil ne s’arrête que sur des formes parfaites que n’ont salies aucun regard mortel, et qui passeront inconnues du berceau à la tombe, gardées par des monstres sans sexe au fond des magnifiques solitudes, où nulle audace ne se risquerait à pénétrer, dans un mystère qui rend impossible même le plus vague désir.

J’avais changé de logement, celui que j’occupais à Dervish-Sokak étant un peu triste et n’ayant de vue que sur une ruelle étroite comme toutes celles de Constantinople. J’étais allé habiter à l’hôtel de France, où, d’un grand salon à huit fenêtres, garni d’un long divan, l’on apercevait le petit Champ-des-Morts, les toits et les minarets de Cassim-Pacha et les hauteurs de San-Dimitri, perspective charmante qui semblerait légèrement lugubre à Paris, mais qu’on trouve avec raison fort gaie à Constantinople ; et, dans cet hôtel, j’avais fait connaissance d’un jeune homme à qui ses études médicales et la perfection avec laquelle il parlait les langues de l’Orient donnaient une grande facilité pour pénétrer dans les maisons turques et en connaître les mœurs intimes : il était abonné de la Presse, grand admirateur de M. de Girardin, et mon nom, connu de lui littérairement, le faisait s’intéresser à mes excursions et à mes recherches de voyageur ; je lui dus la bonne fortune d’une invitation à dîner chez un ancien pacha du Kurdistan de ses amis.

Nous partîmes tous les deux vers six heures du soir pour arriver à Beschick-Tash, où demeurait le pacha, à l’heure du coucher du soleil, car l’on était en Ramadan, et le jeûne ne se rompt que lorsque l’astre du jour a fait disparaître son disque derrière les collines d’Eyoub. À l’échelle de Top’Hané, nous frétâmes un caïque à deux paires de rames, et après une nage vigoureuse d’une demi-heure contre un courant assez rapide, nos caidjis nous débarquèrent au pied de ce café bâti sur l’eau comme un nid d’alcyon, ou comme une vigie de pêcheur, dont j’ai déjà fait un léger croquis, et qui était plein de Turcs, attendant, la montre en main et le chibouck tout chargé, la minute précise où ils pourraient approcher de leurs lèvres le bienheureux bouquin d’ambre et aspirer l’odorante fumée.

Après avoir traversé quelques rues bordées de marchands de lulés (fourneaux de pipe), de confiseries, de concombres, de rapes de maïs et autres denrées orientales, et encombrées d’une foule compacte, nous commençâmes à gravir la ruelle déserte, formée par les murailles crépies de rose de grands jardins, en haut de laquelle était perchée la maison de l’ex-pacha du Kurdistan.

Une porte qui se refermait nous laissa voir un élégant coupé rentrant dans sa remise. C’était la femme du pacha revenant de la promenade, car, contrairement à l’idée qu’on en a, les dames turques, loin de rester claquemurées dans les harems, sortent quand elles veulent, à la condition de rester voilées, et leurs maris ne les accompagnent jamais.

Une porte basse, précédée d’un perron de trois marches, nous fut ouverte par un domestique habillé à l’européenne, sauf la calotte rouge de rigueur, et, après avoir quitté nos chaussures pour des babouches que nous avions pris soin d’apporter avec nous, l’on nous fit monter au premier étage, où se trouvait le selamlick (appartement des hommes), toujours séparés de l’odalik (appartement des femmes) dans la distribution des maisons turques, riches ou pauvres, grandes ou petites.

Nous trouvâmes l’ex-pacha dans une pièce fort simple, au plafond de bois peint en gris et relevé de filets bleus, n’ayant pour tous meubles que deux armoires parallèles, une natte en paille de Manille et un divan recouvert de perse, à l’extrémité duquel se tenait le maître du logis, faisant rouler sous ses doigs les grains d’un chapelet en bois de sandal.

Le coin du divan est la place d’honneur que le maître de la maison ne quitte jamais, à moins qu’il ne soit visité par une personne d’un rang supérieur au sien.

Que cette simplicité ne surprenne pas. Le selamlick est, en quelque sorte, un appartement extérieur, une sorte de parloir, une antichambre que les étrangers ne dépassent pas et qui est réservé à la vie publique. Tout le luxe est réservé pour le harem. C’est là que se déploient les tapis d’Ispahan et de Smyrne, que s’entassent les carreaux de brocart, que s’allongent les moelleux divans de soie, que brillent les petites tables incrustées de nacre, que fument les brûle-parfums en filigrane d’or et d’argent, que miroitent les glaces à bizeau de Venise, que s’épanouissent les fleurs rares dans des cornets de Chine, et que carillonnent capricieusement les pendules à musique ; c’est là que s’élancent aux plafonds les inextricables arabesques ; que pendent, comme des stalactites, les cheminées de marbre de Marmara, et que grésillent sur leurs vasques blanches les filets d’eau parfumée. Dans cet asile mystérieux se passe la vie réelle, la vie de plaisir et d’intimité, où nul parent, nul ami ne pénètre.

L’ex-pacha du Kurdistan portait le fez, la redingote boutonnée droit du Nizam, et un pantalon de coutil blanc large. Sa tête, maigre, fine, un peu fatiguée, terminée par une barbe où déjà se glissaient quelques nuances argentées, avait un grand cachet de distinction, et si une expression anglaise pouvait s’appliquer à un Turc, je dirais que ce pacha avait l’air d’un parfait gentleman.

Mon ami lui traduisait mes compliments, auxquels il répondit d’une manière fort gracieuse ; puis il me fit signe de m’asseoir auprès de lui. Ma facilité à croiser les jambes à l’orientale, mouvement fort difficile pour des Français, le fit sourire et lui donna bonne opinion de moi.

Le jour baissait ; — les dernières teintes orangées du couchant s’éteignirent au bord du ciel, et le bienheureux coup de canon retentit joyeusement dans l’air ; le jeûne était rompu, et des domestiques parurent apportant des pipes, des verres d’eau et quelques menues confiseries ; cette légère collation sert à constater que les fidèles peuvent légalement prendre de la nourriture.

Puis ils posèrent à côté du divan un grand disque de cuivre jaune soigneusement fourbi et reluisant comme un bouclier d’or, sur lequel étaient disposés différents mets dans des jattes de porcelaine. Ces disques, supportés par un pied bas, servent de table en Turquie, et trois ou quatre convives peuvent y prendre place. Le linge de corps et de table est un luxe inconnu en Orient. L’on mange sans nappe, mais on vous donne, pour essuyer vos doigts, de petits carrés de mousseline, brochés d’or, assez semblables aux serviettes à thé en usage dans nos soirées à l’anglaise, précaution qui n’est pas inutile, car on ne se sert, à ces repas, que de la fourchette du père Adam. Le maître du logis, plein de politesse et de prévenances, voulait, prévoyant mon embarras, me faire donner, comme dit Castil Blaze :

La cuillère d’argent qui servait à manger ;
mais je le remerciai, désirant me conformer en tout aux règles de la gastronomie turque.

Au point de vue des Brillat-Savarin, des Cussy, des Grimod de la Reynière, des Carème, l’art culinaire turc doit sembler tout à fait barbare et patriarcal ; ce sont des rapprochements de substances tout à fait insolites, des mélanges extravagants pour des palais parisiens, mais qui pourtant ne manquent pas de recherche et ne se font pas au hasard. Les plats, dont on prend avec les doigts quelques bouchées, sont en grand nombre et se succèdent rapidement. Ils consistent en morceaux de mouton, en poulets démembrés, en poissons à l’huile, en concombres crus, farcis, arrangés de toutes les manières ; en petits salsifis visqueux, pareils à des racines de guimauve et très-estimés pour leurs qualités stomachiques ; en boulettes de riz enveloppées de feuilles de vigne ; en purée de citrouille au sucre ; en crêpes au miel ; le tout aspergé d’eau de rose, assaisonné de menthe, d’herbes aromatiques et couronné par le pilaw sacramentel, mets national comme le puchero espagnol, comme le couscoussou arabe, comme la choucroute allemande, comme le plum-pudding anglais, qui figure obligatoirement à tous les repas dans le palais et dans la chaumière. Pour boisson, l’on buvait de l’eau, du sherbet et du jus de cerise qu’on puisait dans un compotier avec une cuiller d’écaille à manche d’ivoire.

Le festin terminé, l’on emporta le plateau de cuivre, l’on donna à laver, cérémonie indispensable lorsqu’on a dîné sans autre argenterie que les dix doigts ; l’on servit du café, et le chibouckdji présenta à chaque convive une belle pipe au gros bouquin d’ambre, au tuyau de cerisier lisse comme du satin, au lulé chaperonné d’une belle touffe blonde de tabac de Macédoine enlevée d’un seul coup et reposant sur un rond de métal posé à terre, pour préserver la natte des charbons et des cendres qui pourraient tomber du fourneau.

La conversation s’engagea aussi animée qu’elle peut l’être quand on ne parle que par trucheman. L’ex-pacha, qui paraissait assez au courant de la politique européenne, me fit une foule de questions sur le coup d’État du 2 décembre, qu’il approuvait fort, l’idée abstraite de la République entrant avec peine dans une tête façonnée au despotisme oriental ; — il me demanda si le président (l’empire n’était pas encore proclamé) possédait beaucoup de canons et commandait à un grand nombre de troupes, quel uniforme il portait, s’il montait bien à cheval et s’il allait faire la guerre comme son oncle Bounaberdi, si je le connaissais, si je lui avais parlé, et autres interrogations de ce goût, que je satisfis de mon mieux. Le frère de l’ex-pacha, assis près de lui, et qui savait quelques mots de français, paraissait suivre la conversation avec intérêt.

Les domestiques emportèrent les pipes ; — l’ex-pacha se leva pour aller faire sa prière sur un coin de tapis, dans une pièce à côté, et il revint au bout de quelques minutes, calme et grave, après avoir satisfait à ses devoirs religieux en bon musulman ; nous échangeâmes encore quelques phrases, et lorsque je pris congé, le maître du logis me dit que je pouvais revenir quand cela me ferait plaisir et que je serais toujours le bienvenu, ce qui, dans une bouche turque, n’est pas une vaine formule.

En nous en allant, nous causâmes quelques instants avec le secrétaire, installé dans une pièce du rez-de-chaussée. — C’était un jeune homme très-doux, très-poli, Arménien probablement, et qui parlait fort bien le français. Il me fit des questions sur Paris, qu’il désirait beaucoup voir, et en devisant, il vit à mon doigt une cornaline gravée, contenant mon nom en persan fleuri, et à cause de la beauté des caractères taillés par un des plus habiles artistes de Téhéran, il en prit une empreinte en les frottant de noir et en appliquant dessus un morceau de papier, de façon à obtenir les lettres en clair.

Nous retrouvâmes nos caidjis qui nous attendaient à Beschick-Tash ; ils nous eurent bientôt remis à Top’Hané, où nous nous arrêtâmes à un petit café fréquenté par des Circassiens, grands politiqueurs qui tiennent là une espèce d’arbre de Cracovie. — Mon compagnon me traduisit leurs discours, et je fus assez étonné de voir ces hommes à bonnets bordés de fourrure, à jupon de poil de chèvre serré par une ceinture de métal, aux jambes entourées de linge retenu par des cordelettes, parler des affaires de Paris et de Londres, apprécier les ministres et les diplomates en parfaite connaissance de cause.

Pendant qu’ils politiquaient ainsi, un petit derviche vint chanter d’une voix nasillarde et sur une tonalité impossible une cantilène bizarre et mélancolique, dans le but d’obtenir quelque aumône, et me reporta vers l’Orient, que j’avais oublié en entendant ces Circassiens qui parlaient comme des abonnés du Constitutionnel ou du Journal des Débats.