Constantinople (Gautier)/Chapitre XIV

Fasquelle (p. 168-180).

XIV

KARAGHEUZ


J’ai peur vraiment, à parler toujours de cimetières, d’avoir l’air d’écrire les impressions de voyage d’un croque-mort ; mais ce n’est pas ma faute : mon intention n’a aujourd’hui rien de lugubre. Je voulais vous mener voir Karagheuz, le polichinelle turc ; et, pour arriver à sa baraque, il faut traverser le grand Champ-des-Morts de Péra : qu’y faire ? Ce n’est pourtant pas un personnage mélancolique que cette ombre chinoise logée entre deux tombes.

Quand on a suivi jusqu’au bout la longue rue de Péra, on arrive à une fontaine ombragée par un bouquet de platanes, près de laquelle stationnent des loueurs de chevaux qui vous offrent leurs bêtes en criant : Tchelebi, signor, monsou, selon qu’ils sont plus ou moins polyglottes ; des talikas et des arabas attendant la pratique ; des vendeurs de sorbets, d’eau jaunâtre, de mûres blanches, de concombres, de gâteaux et de confiseries grossières, toujours entourés d’une nombreuse clientèle.

Des groupes de femmes assises au bord de la route élargie en place vague fixent hardiment sur vous leurs grands yeux noirs, et s’amusent à voir fourmiller cette foule bigarrée de Turcs, de Grecs, d’Arméniens, de Persans, de Bulgares, d’Européens, qui vont et viennent à pied, à cheval, à mule, à âne, en voiture de toute forme et de tout pays.

Le coup de canon qui indique le coucher du soleil et termine le jeûne vient de retentir. Les cafés se remplissent, et des nuages de fumée de tabac s’élèvent de toutes parts ; les tarboukas ronflent, les plaques métalliques des tambours de basque frissonnent, les rebecs grincent, les flûtes piaulent et les voix nasillardes des chanteurs ambulants glapissent et détonnent sur tous les tons possibles, formant un joyeux charivari.

Sur l’esplanade de la caserne d’artillerie, les élégants font parader leurs chevaux, et les eunuques noirs, aux joues bouffies et glabres, aux jambes démesurées, lancent à fond de train leurs superbes montures. Ils se défient à la course en poussant de petits cris grêles, et galopent sans se soucier le moins du monde des chiens jaunes et roux dormant dans la poussière avec un fatalisme imperturbable.

Plus loin, des enfants jouent au chat, perchés sur les tombes plates des arméniens et des chrétiens grecs, privées de tout emblème religieux, comme si la terre musulmane tolérait seulement ces morts d’une croyance différente ; ces gamins philosophiques ne semblent en aucune manière songer qu’ils foulent un sol pétri de poussière humaine ; ils déploient une ardeur de vie, un éclat de gaieté qu’on aurait de la peine à comprendre en France, mais qui paraissent tout naturels en Turquie.

Le petit Champ-des-Morts représente le boulevard des Italiens, le grand Champ remplace le bois de Boulogne : c’est une espèce de turf où les fashionnables européens et les tchelebis turcs vont montrer leurs chevaux anglais ou barbes ; quelques calèches, quelques américaines, quelques coupés, venus de Paris ou de Vienne en bateau à vapeur y voiturent les riches familles pérotes. Ils seraient plus nombreux si l’exécrable pavé et l’étroitesse des rues le permettaient ; mais le tableau n’en est pas moins animé, et ces produits de la carrosserie civilisée contrastent suffisamment avec les formes lourdes, les dorures surannées et les peinturlurages des arabas, bien préférables au point de vue de l’artiste.

Peut-être les morts couchés sous le cyprès préfèrent-ils ce tumulte vivace au froid silence, à la morne solitude, à l’abandon glacial qui les isolent ailleurs ; ils restent mêlés à leurs contemporains, à leurs amis, à leurs descendants, et ne sont pas relégués en dehors de la circulation comme des objets sinistres ou des épouvantails ; la cité vivante ne les rejette pas de son sein avec horreur et dégoût ; cette familiarité, qui semble impie au premier abord, est au fond plus tendre que notre réserve superstitieuse.

En attendant l’heure de la représentation de Karagheuz, j’entrai dans un petit café dont les fenêtres du fond, largement ouvertes, encadraient une vue admirable. Par delà les cyprès du cimetière, on apercevait le Bosphore et la rive d’Asie. À travers l’atmosphère rosée du crépuscule, Scutari se dessinait en clair sur son fond de verdure sombre, et les minarets de Buyuk-Djami et de la Mosquée du sultan Selim se couronnaient de leurs tiares d’illuminations ; la pointe de Chalcédoine s’avançait, chargée de ses casernes monumentales, et la Tour de Léandre sortait de l’eau bleue, étincelante de blancheur, portant au front une lumière comme une paillette d’or à un turban de mousseline.

Accoudé sut le rebord de la fenêtre à laquelle le divan était adossé, je fumais nonchalamment mon chibouck, déjà renouvelé plusieurs fois, lorsque mon ami constantinopolitain, retenu par quelque affaire, vint me rejoindre. Nous traversâmes le cimetière, et, dans l’ombre d’un grand rideau de cyprès, nous découvrîmes une ligne de petites maisons de bois formant une espèce de rue dont un côté est composé de tombes.

À la porte d’une de ces maisons tremblotait une lueur jaunâtre venant d’une veilleuse posée dans un verre, moyen naïf d’éclairage fort usité à Constantinople. — C’était là. — Nous entrâmes après avoir jeté quelques piastres à un vieux Turc accroupi près d’un coffre qui représentait à la fois la caisse et le contrôle.

La représentation avait lieu dans un jardin planté de quelques arbres ; des tabourets bas pour les naturels, des chaises de paille pour les giaours, remplaçaient les banquettes et les stalles ; l’assistance était nombreuse ; des pipes et des narghilés s’élevaient des spirales bleuâtres qui se rejoignaient en brouillard odorant au-dessus de la tête des fumeurs, et les fourneaux des pipes, appuyés contre terre, scintillaient comme des vers luisants. Le ciel bleu de la nuit, piqué d’étoiles, servait de plafond, et la lune jouait le rôle de lustre ; des garçons couraient portant des tasses de café et des verres d’eau, accompagnement obligé de tout plaisir turc. L’on nous fit asseoir au premier rang, tout à fait en face du théâtre de Karagheuz, à côté de jeunes gaillards coiffés de tarbouchs dont les longues houppes de soie bleue descendaient jusqu’au milieu du dos comme des queues chinoises, et qui riaient bruyamment par anticipation en attendant la pièce.

Le théâtre de Karagheuz est d’une simplicité encore plus primitive que la baraque de Polichinelle : un angle de mur où l’on tend une tapisserie opaque, dans laquelle se découpe un carré de toile blanche éclairé par derrière, suffit à l’établir ; un lampion l’illumine, un tambour de basque lui sert d’orchestre ; rien n’est moins compliqué. L’impressario se tient dans le triangle formé par l’équerre du mur et la tapisserie, entouré des figurines qu’il fait parler et mouvoir.

Le champ lumineux sur lequel devaient se projeter les silhouettes des petits acteurs brillait au milieu de l’obscurité comme un centre où convergeaient tous les regards impatients. Bientôt une ombre s’interposa entre la toile et la flamme du lampion. Une découpure transparente et coloriée vint s’appliquer contre la gaze. C’était un faisan de la Chine perché sur un arbuste ; le tambour de basque bruit et ronfla, une voix gutturale et stridente chantant une mélopée bizarre et d’un rhythme insaisissable pour des oreilles européennes s’éleva dans le silence ; car, à l’apparition de l’oiseau, le bourdonnement des conversations et la vague rumeur qui résulte d’une réunion d’hommes, même tranquilles, s’étaient subitement apaisés. C’était le lever du rideau et l’ouverture.

Le faisan s’évanouit et fit place à une espèce de décoration représentant l’extérieur d’un jardin fermé par des treillages et des grilles au-dessus desquelles verdissaient des arbres assez semblables, pour la naïveté de la forme, à ceux des joujoux de Nuremberg taillés copeau à copeau dans un bâton de sapin.

Un rauque éclat de rire se fit entendre annonçant l’entrée de Karagheuz, et une figurine grotesque, haute de six à huit pouces, vint se planter sous les murailles du jardin avec des gestes extravagants.

Karagheuz mérite une description particulière. Son masque, forcément toujours vu en silhouette, comme son état d’ombre chinoise l’exige, offre une caricature assez bien réussie du type turc. Son nez en bec de perroquet se recourbe sur une barbe noire, courte, frisée, projetée en avant par un menton de galoche. Un épais sourcil trace une raie d’encre au-dessus de son œil vu de face dans sa tête de profil, avec une hardiesse de dessin toute byzantine ; sa physionomie présente un mélange de bêtise, de luxure et d’astuce, car il est à la fois Prud’homme, Priape et Robert Macaire ; un turban à l’ancienne mode coiffe son crâne rasé qu’il quitte à toute minute, moyen comique qui ne manque jamais son effet ; une veste, un gilet de couleurs bigarrées, des pantalons larges, complètent son costume. Ses bras et ses jambes sont mobiles.

Karagheuz diffère des fantoccini de Séraphin en ce que, au lieu de se détacher en noir opaque sur le papier huilé, il est peint de couleurs transparentes, comme les figures de la lanterne magique. Je n’en saurais donner une idée plus juste que celle d’un personnage de vitrail qu’on détacherait de la verrière avec l’armature de plomb qui le circonscrit et le dessine. Sur des traits noirs qui forment les lignes et les ombres, et sont faits de carton, de fer-blanc ou de toute autre matière résistante, s’appliquent des pellicules translucides teintes en vert, en bleu, en jaune, en rouge, selon la couleur du vêtement ou de l’objet qu’on représente. Les fantoches javanais se rapprochent donc beaucoup plus de Karagheuz que les ombres chinoises. Mais en voici assez sur la structure et le coloriage du polichinelle turc. Cette explication une fois faite servira pour tous les autres acteurs, construits d’après les mêmes principes.

Tout comme un prince de tragédie, Karagheuz a un confident nommé Hadji-aïvat, mi-parti de Mascarille et de Bertrand, auxiliaire douteux qui lui donne la réplique et se moque de lui en le servant : Karagheuz ne peut se concevoir sans Hadji-aïvat, pas plus qu’Oreste sans Pylade, Euryale sans Nisus, Castor sans Pollux, et leur dualité friponne et querelleuse traverse tout ce burlesque répertoire ; Hadji-aïvat a le corps délié comme l’esprit, et contraste par sa gracilité avec la robuste carrure de Karagheuz.

Le jardin décrit tout à l’heure renferme une beauté mystérieuse, une houri de Mahomet qui excite au plus haut degré les désirs libidineux de Karagheuz. Il voudrait pénétrer dans ce paradis défendu par des gardiens farouches, et invente, pour y réussir, toutes sortes de ruses successivement déjouées : tantôt c’est un eunuque qui le menace de son sabre, tantôt un chien aux dents aiguës, aux abois turbulents, qui se jette après ses jambes et lui pille les mollets ; Hadji-aïvat, non moins libertin que son maître, tâche de se substituer à Karagheuz et de se glisser à sa place auprès de cette belle. Il complique la situation par toutes sortes de balourdises perfides, causes d’altercations et de luttes comiques entre lui et son patron. Cette canaille n’a même pas la vertu de Mascarille, qui ne fait pas la cour aux maîtresses de Lélie.

Un nouveau personnage se présente. C’est un jeune homme, un fils de famille, vêtu de la redingote et coiffé du tarbouch, comme un jeune Turc d’ambassade. Il tient à la main un pot de basilic, symbole de l’état de son âme, déclaration d’amour visible et permanente ; Karagheuz avise ce naïf amoureux et s’attache à lui ; il lui soutire de l’argent en lui promettant de le faire parvenir jusqu’à celle qu’il aime, et le promène comme un valet de Molière, un Valère ou un Éraste bien idiot et bien crédule ; son espoir est d’entrer à la suite de l’effendi dans ce paradis défendu par des noirs à la cravache flamboyante, et de lui souffler scélératement sa belle.

Des Persans, attirés par la réputation de cette beauté, viennent aussi faire pied de grue devant les grilles du jardin. Ils sont montés sur des chevaux tigrés et caparaçonnés de harnais bizarres. De hauts bonnets de peau d’Astracan s’élèvent sur leurs têtes, et ils tiennent à la main leurs haches d’armes inséparables. Karagheuz tâche de se concilier les nouveaux venus, et leur conte toutes sortes de bourdes plus absurdes les unes que les autres, mais proportionnées à la stupidité que les Turcs supposent aux Persans. Hadji-aïvat les capte aussi de son côté, et cette concurrence produit une dispute qui se termine par une prodigieuse volée de coups de pied et de coups de poing que Karagheuz administre à son confident. Pendant cette rixe, l’amoureux se glisse dans le harem, dont la porte se referme sur le nez des Persans ébahis, qui, se ravisant, tombent de concert sur Karagheuz et Hadji-aïvat, et forment une mêlée générale accueillie par les rires inextinguibles de l’auditoire.

Je ne rends ici que la partie purement mimique de la pièce ; je ne sais de turc que les mots insérés par Molière dans la cérémonie du Bourgeois gentilhomme, et ce n’est pas d’ailleurs une de ces langues transparentes comme l’italien, l’espagnol et le portugais, derrière lesquelles la pensée se devine, bien qu’on ne les connaisse pas ; mais il paraît que le dialogue était des plus burlesques, à en juger par l’hilarité et les éclats de rire des assistants capables de le comprendre.

La langue turque se prête à une foule d’équivoques et de calembours les plus drolatiques et les plus bizarres. Il suffit d’une lettre ou d’un accent pour changer le sens d’un mot. Par exemple, Asem veut dire Persan ; asemi signifie jobard. Au lieu de Asem baba, monsieur le Persan, Karagheuz ne manque jamais de dire asemi baba, ce qui excite des rires homériques, le Persan jouant, dans les parades turques, le même rôle que l’Anglais dans les vaudevilles et le Français dans les pièces anglaises. Ces pauvres Persans servent de plastron à toutes les plaisanteries et à toutes les mystifications ; on parodie leur style et leur prononciation emphatique, leur attitude gauchement roide, leur costume étrange et la masse d’armes qu’ils portent toujours au poing, comme des héros du Schah-Nameh, même dans les situations qui nécessitent le moins cet appareil guerrier. Probablement qu’en Perse le personnage ridicule est un Turc, juste compensation de cette aménité de peuple à peuple.

Mon ami polyglotte me traduisait çà et là quelques-uns des passages saillants ; mais il est impossible de donner dans notre langue la moindre idée de ces plaisanteries énormes, de ces gaudrioles hyperboliques, qui nécessiteraient, pour être rendues, le dictionnaire de Rabelais, de Beroalde, d’Eutrapel, flanqué du catéchisme poissard de Vadé. — Cependant le Karagheuz du grand Champ-des-Morts a subi la censure, ou pour mieux dire la castration : il dit des obscénités, mais il n’en fait plus ; la morale l’a désarmé ; c’est un polichinelle sans bâton, un satyre sans cornes, un dieu de Lampsaque à l’état d’Abeilard, et, au lieu d’agir, il met en récits de Théramène ses lubriques exploits. C’est plus classique ; mais, franchement, c’est plus ennuyeux, et l’originalité du type y perd beaucoup.

Le dialogue est entremêlé de morceaux de poésie et d’ariettes dans le genre des couplets de vaudeville, miaulés sur des airs extravagants et soutenus d’un féroce accompagnement de tambour de basque.

Le Mariage de Karagheuz est une pièce à spectacle. Karagheuz a vu une jeune fille charmante, et comme il est d’une nature très-inflammable, il a conçu pour elle une passion des plus vives. — Notons, en passant, que les figurines de femme ont la face découverte, contrairement à l’usage turc. — L’idéal de Karagheuz est en vérité une assez jolie ombre chinoise aux yeux teints de surmeh, à la bouche rouge, aux joues plaquées de fard, au costume de sultane d’opéra-comique, et qui se trémousse fort coquettement. Le mariage conclu, Karagheuz envoie les présents de noces : quatre arabas, quatre talikas, quatre chevaux de main, quatre chameaux, quatre vaches, quatre chèvres, quatre chiens, quatre chats, quatre cages pleines d’oiseaux ; puis viennent des hammals chargés de divans, de pipes, de narghilés, de tabourets, de guéridons, de tapis, de lanternes, d’écrins à bijoux, de coffres à vêtements, de vaisselle et poteries intimes. Ce défilé, instructif pour l’étranger, qu’il initie aux détails du ménage turc, s’exécute sur une marche tartare d’un rhythme carré dont la persistance finit par être agréable et vous loge invinciblement le motif dans la tête. Toute cette magnificence ne sauve pas Karagheuz d’une infortune conjugale prématurée. La jeune fille, tout à l’heure si fluette, s’arrondit visiblement par l’effet d’une fécondité précoce dans laquelle son mari n’a rien à revendiquer ; le pauvre Karagheuz se trouve père le jour même de ses noces, phénomène qui l’étonne singulièrement et auquel il finit par se résigner comme un mari parisien.

Cette parade m’amusa beaucoup, car elle ne nécessite pas, comme la première, l’intelligence du dialogue, et elle me fit le plaisir que le ballet cause à l’Opéra aux étrangers qui ne comprennent pas notre langue.

Les chevaux, les chameaux, les chiens, tous les accessoires du défilé étaient découpés avec la plus réjouissante naïveté de formes, et rappelaient le goût primitif des vignettes d’Épinal ; les Turcs, à qui leur religion défend de retracer par le dessin ou la peinture aucun objet qui ait eu vie, en sont restés, sous ce rapport, à la plus gothique barbarie, et les marionnettes de Karagheuz, seules représentations tolérées de la figure humaine, se ressentent de cette inexpérience ; cependant ces figurines, comme tout ce qui est primitif, ont un caractère que leur ôterait une plus savante exécution.

Je regagnai Péra par une partie déserte du cimetière, en suivant une allée bordée de cyprès énormes. La lune laissait filtrer entre leurs masses sombres ses rayons argentés, et détachait sur un fond de l’opacité la plus noire des tombes blanches qui se dressaient sur le bord du chemin, comme des spectres dans leur linceul. Un silence profond régnait sous cette forêt funèbre, troublé de temps à autre par l’aboiement lointain d’un chien ; il me semblait que j’entendais battre mon cœur, seul vivant au milieu de cette population morte, lorsque tout à coup une voix retentit à mon oreille, comme une trompette du jugement dernier, et me dit en français cette phrase qui ne justifiait pas le tressaillement quelle me causa : « Monsieur, voulez-vous m’acheter mes derniers gâteaux ? »

Cette offre inopportune de pâtisserie, au fond d’un cimetière, à minuit, l’heure romantique, l’heure des apparitions, avait quelque chose de grotesque et de formidable qui me fit rire et qui me fit peur ; était-ce l’ombre d’un mitron compatriote mort à Constantinople et sorti de la terre pour m’offrir l’ombre d’une brioche ? Cela n’était guère probable. Aussi marché-je du côté d’où partait la voix.

Un gaillard très-solide, très-réel, fort moustachu et bien musclé, tenait devant lui une petite table chargée de croquettes et attendait une pratique invraisemblable dans ce carrefour solitaire. Il parlait français parce qu’il avait servi quelques années comme Turco en Algérie, et, dégoûté des armes, se livrait à ce débonnaire commerce de pâtisserie nocturne.

Je lui achetai son fonds de boutique pour une trentaine de paras, me réservant d’en faire hommage aux chiens attardés que je rencontrerais, et je continuai ma route.

Le lendemain, pour continuer mes études sur le polichinelle turc, mon ami me proposa de descendre à Top’hané, où, dans l’arrière-cour d’un café, se donnaient des représentations de Karagheuz non censurées, avec toute la liberté bouffonne et lubrique que comporte le type.

La cour était remplie de monde. Les enfants, et surtout les petites filles de huit à neuf ans, abondaient. Il y en avait de délicieuses qui rappelaient, dans leur sexe encore indécis, ces jolies têtes de la Sortie de l’École de Decamps, si gracieusement bizarres et si fantasquement charmantes. De leurs beaux yeux étonnés et ravis, épanouis comme des fleurs noires, elles regardaient Karagheuz se livrant à ses saturnales d’impuretés et souillant tout de ses monstrueux caprices. Chaque prouesse érotique arrachait à ces petits anges naïvement corrompus des éclats de rire argentins et des battements de mains à n’en pas finir ; la pruderie moderne ne souffrirait pas qu’on essayât de rendre compte de ces folles atellanes, où les scènes lascives d’Aristophane se combinent avec les songes drôlatiques de Rabelais ; figurez-vous l’antique dieu des jardins habillé en Turc et lâché à travers les harems, les bazars, les marchés d’esclaves, les cafés, dans les mille imbroglios de la vie orientale, et tourbillonnant au milieu de ses victimes, impudent, cynique et joyeusement féroce. On ne saurait pousser plus loin l’extravagance ithyphallique et le dévergondage d’imagination obscène.

Le Karagheuz se transporte souvent dans les sérails et y donne des représentations que les femmes suivent cachées derrière des tribunes grillées. — Comment accorder ce spectacle si libre avec des mœurs si sévères ? N’est-ce pas parce qu’il faut toujours quelque rondelle fusible à la chaudière trop poussée, et que la morale la plus exacte doit laisser un échappement à la corruption humaine ? D’ailleurs, ces fantaisies déréglées ne sont pas dangereuses et s’évanouissent comme des ombres quand on éteint le lampion de la baraque.

En voyant Karagheuz, je pensais à le rattacher, par la filiation de Polichinelle, de Pulcinella, de Punch, de Pickelhëring, d’Old-Vice, à Maccus, la marionnette osque, et même aux automates du Névrospate Pothein ; mais tout cet échafaudage d’érudition devint inutile lorsqu’on m’eut dit que Karagheuz était tout bonnement la caricature d’un vizir de Saladin, connu par ses déportements et sa lubricité, origine qui fait Karagheuz contemporain des croisades, antiquité suffisante pour la noblesse d’une ombre chinoise.