Constantinople (Gautier)/Chapitre XIII

Fasquelle (p. 156-167).

XIII

LE CIMETIÈRE DE SCUTARI


Je ne sais pourquoi les cimetières turcs ne m’inspirent pas la même tristesse que les cimetières chrétiens. Une visite au Père-Lachaise me plonge dans une mélancolie funèbre pour plusieurs jours, et j’ai passé des heures entières au Champ-des-Morts de Péra et de Scutari sans éprouver d’autre sentiment qu’une vague et douce rêverie ; est-ce à la beauté du ciel, à l’éclat de la lumière, au charme romantique du site que se doit attribuer cette indifférence, ou bien aux préjugés de religion, agissant à votre insu et vous faisant mépriser des sépultures d’infidèles avec lesquels on n’a aucune solidarité dans l’autre monde ? C’est ce que je n’ai pu bien démêler, quoique j’y aie souvent réfléchi ; cela tient peut-être à des raisons purement plastiques.

Le catholicisme a entouré la mort d’une sombre poésie d’épouvante inconnue au paganisme et au mahométisme ; il a revêtu ses tombeaux de formes lugubres, cadavéreuses, combinées pour causer la terreur, tandis que les urnes antiques s’entourent de gais bas-reliefs où de gracieux Génies jouent parmi les feuillages, et que les cippes musulmans, diaprés d’azur et d’or, semblent, sous l’ombre de beaux arbres, plutôt les kiosques de l’éternel repos que la demeure d’un cadavre. — Là-bas j’ai souvent fumé ma pipe sur une tombe, action qui me semblerait irrévérente ici, et pourtant une mince lame de marbre me séparait seule du corps inhumé à fleur de terre.

Plus d’une fois j’ai traversé le cimetière de Péra, par les clairs de lune les plus fantastiques, à l’heure où les blanches colonnes funèbres se dressent dans l’ombre, comme les nonnes de Sainte-Rosalie au troisième acte de Robert le Diable, sans que mon cœur battît une pulsation de plus ; prouesse que je n’exécuterais au cimetière Montmartre qu’avec une invincible horreur, des moiteurs glacées dans le dos et des tressaillements nerveux au moindre bruit, quoique j’aie affronté cent fois, en ma vie de voyageur, des sujets d’épouvante bien autrement réels ; mais, en Orient, la mort se mêle si familièrement à la vie, qu’on n’en a plus aucun effroi. Des défunts sur lesquels on prend son café, avec qui l’on fume son chibouck, ne peuvent devenir des spectres. Aussi, en sortant de la ménagerie des derviches hurleurs, acceptai-je avec plaisir, pour me reposer de ce spectacle hideux, la proposition d’une promenade au Champ-des-Morts de Scutari, le mieux situé, le plus vaste et le plus peuplé de l’Orient.

C’est un immense bois de cyprès couvrant un terrain montueux, coupé de larges allées et tout hérissé de cippes sur un espace de plus d’une lieue. — On ne se fait pas une idée, dans les pays du Nord, en voyant ces maigres quenouilles qu’on y appelle des cyprès, du degré de beauté et de développement qu’acquiert, sous de plus chaudes latitudes, cet arbre ami des tombeaux, mais qui n’éveille en Orient aucune pensée mélancolique et orne les jardins aussi bien que les cimetières.

Avec l’âge, le tronc du cyprès se divise en nervures rugueuses semblables aux agrégations de colonnettes gothiques des cathédrales ; son écorce effritée s’argente de nuances grises, ses branches s’insèrent d’une façon inattendue, et font des coudes curieusement difformes, sans détruire cependant le dessin pyramidal et la direction ascensionnelle du feuillage, massé tantôt par groupes épais, tantôt par touffes clair-semées. Ses racines tortueuses et déchaussées agrippent la terre au rebord des routes, comme des serres de vautour posé sur une proie, et quelquefois ressemblent à des serpents à moitié rentré dans leur trou.

Sa verdure solide et sombre ne se décolore pas aux âpres feux du soleil et garde toujours assez de vigueur pour trancher sur le bleu intense du ciel. — Nul arbre n’a l’attitude plus majestueuse, plus grave et plus sérieuse en même temps. Son uniformité apparente se varie d’accidents appréciés du peintre, mais qui ne dérangent pas l’ordonnance générale. Il s’associe admirablement à l’architecture des villas italiennes et mêle à propos sa pointe noire aux colonnes blanches des minarets ; ses draperies brunes forment au sommet des collines un fond sur lequel se détachent les maisons de bois colorié des villes turques par touches vermeilles et papillotantes.

J’avais déjà pris en Espagne, dans le géneralife et l’Alhambra, un amour du cyprès que mon séjour à Constantinople n’a fait qu’augmenter en le satisfaisant. Deux cyprès surtout ont ineffaçablement gravé leur silhouette dans ma mémoire, et le nom de Grenade ne peut être prononcé sans que je les voie jaillir aussitôt au-dessus des murailles rouges de l’ancien palais des rois maures, dont ils sont à coup sûr contemporains. Avec quel plaisir je les apercevais,

Noirs soupirs de feuillage élancés vers les cieux,
lorsque je revenais de mes excursions dans les Alpujarras, en compagnie du chasseur d’aigles Romero ou du cosario Lanza, monté sur une mule aux harnais couverts de fanfreluches et de grelots ! Mais retournons aux cyprès de Scutari, dignes de poser pour Marilhat, Decamps et Jadin.

À côté de chaque tombe on plante un cyprès ; tout arbre debout représente un mort couché, et, comme dans cette terre saturée d’engrais humain la végétation jouit d’une grande activité, et que tous les jours de nouvelles fosses se creusent, la forêt funèbre s’accroît vite en hauteur et en largeur. Les Turcs ne connaissent pas ce système de concessions temporaires et de reprises de terrain qui fait ressembler les cimetières de Paris à des bois en coupes réglées. L’économie de la mort n’est pas si bien entendue par ces honnêtes barbares : chaque mort, pauvre ou riche, une fois étendu sur sa dernière couche, y dort jusqu’à ce que les trompettes du jugement dernier le réveillent, et du moins la main des hommes ne l’y trouble pas.

Près de la cité vivante, la nécropole s’étend d’une façon indéfinie, se recrutant d’habitants paisibles et qui n’émigrent jamais. Les inépuisables carrières de Marmara fournissent à chacun de ces citoyens muets un poteau de marbre qui dit son nom et sa demeure, et, quoiqu’un cercueil tienne bien peu de place et que les rangs soient pressés, la ville morte couvre plus d’étendue que l’autre : des millions de trépassés gisent là depuis la conquête de Bysance par Mahomet II. Si le temps, qui détruit tout, même le néant, ne renversait les stèles tumulaires et ne les décoiffait de leurs turbans, et si la poussière des années, ces fossoyeuses invisibles, ne recouvrait lentement les débris des tombes brisées, un statisticien patient pourrait, en additionnant ces colonnes funèbres, obtenir le chiffre de la population de Constantinople, à compter de 1453, date de la chute de l’empire grec. Sans l’intervention de la nature, qui tend partout à reprendre ses formes primitives, l’empire turc ne serait bientôt plus qu’un vaste cimetière d’où les morts chasseraient les vivants.

Je suivis d’abord la grande allée, bordée de deux immenses rideaux d’un vert sombre de l’effet le plus féeriquement funèbre ; des marbriers, tranquillement accroupis, sculptaient des tombeaux sur le bord du chemin ; des arabas passaient remplis de femmes se rendant à Hyder-Pacha ; des filles de joie musulmanes, aux sourcils rejoints par un trait d’encre de Chine, et dont le fard transparaissait sous un yachmack de mousseline claire, flânaient, agaçant des Jean-Jean turcs d’œillades lascives et de rires sonores. Bientôt je quittai la route battue, et, laissant mes compagnons, je me dirigeai au hasard à travers tombes pour étudier de près l’attitude orientale de la mort. J’ai déjà dit, à propos du Petit-Champ de Péra, que les tombeaux turcs se composent d’une espèce de terme de marbre terminé par une boule simulant vaguement un visage humain et coiffé d’un turban dont les plis et la forme indiquent la qualité du défunt, — maintenant le turban est remplacé par un fez colorié ; — une pierre ornée d’une tige de lotus ou d’un cep de vigne, avec pampres et grappes sculptés en relief et peints, désigne les femmes. Au pied de ce cippe, qui ne varie guère que par le plus ou moins de richesse de la dorure et des couleurs, s’allonge ordinairement une dalle creusée à son milieu d’un petit bassin de quelques pouces de profondeur où les parents et les amis du mort déposent des fleurs et versent du lait ou des parfums.

Il arrive un jour que les fleurs se fanent et ne sont plus renouvelées, car il n’est pas de douleur éternelle, et la vie serait impossible sans l’oubli. L’eau de pluie remplace l’eau de rose ; les petits oiseaux viennent boire les larmes du ciel à l’endroit où tombaient les larmes du cœur. Les colombes trempent leurs ailes dans cette baignoire de marbre, se sèchent en roucoulant au soleil sur le cippe voisin, et le mort, trompé, croit entendre un soupir fidèle. Rien n’est plus frais et plus gracieux que cette vie ailée gazouillant sur des tombes. Quelquefois un Turbé aux arcades moresques s’élève monumentalement entre les sépultures plus humbles et sert de kiosque sépulcral à un pacha entouré de sa famille.

Les Turcs, qui sont graves, lents, majestueux pour toutes les actions de la vie, ne se hâtent que pour la mort. Le corps, aussitôt qu’il a subi les ablutions lustrales, est emporté vers le cimetière au pas de course, orienté du côté de la Mecque, et recouvert promptement de quelques poignées de poussière ; cela tient à une idée superstitieuse. Les musulmans croient que le cadavre souffre tant qu’il n’est pas rendu à la terre, d’où il est sorti. — L’iman interroge, sur les principaux articles de foi du Koran, le défunt, dont le silence est pris pour un acquiescement ; les assistants répondent Amin, et le cortège se disperse laissant le mort seul avec l’éternité.

Alors Monkir et Nekir, deux anges funèbres dont les yeux de turquoise brillent dans un visage d’ébène, l’interrogent sur sa vie vertueuse ou perverse, et, d’après ses réponses, lui assignent la place que son âme doit occuper, enfer ou paradis. — Seulement l’enfer musulman n’est qu’un purgatoire, car, après avoir expié ses fautes par des tourments plus ou moins longs et plus ou moins atroces, tout croyant finit par jouir des embrassements des houris et de l’ineffable vue d’Allah.

À la tête de la fosse, on laisse une espèce de trou ou de conduit aboutissant à l’oreille du cadavre pour qu’il puisse entendre les gémissements, les éjulations et les nénies de sa famille et de ses amis. Cette ouverture, trop souvent élargie par les chiens et les chacals, est comme le soupirail du sépulcre, comme le judas par lequel ce monde-ci peut regarder dans l’autre.

En marchant sans direction déterminée, j’étais arrivé à une portion du cimetière plus ancienne et par conséquent plus abandonnée. Les colonnes funèbres, presque toutes hors d’aplomb, penchaient à droite ou à gauche. Beaucoup s’étaient couchées comme lasses d’être restées si longtemps debout, et jugeant inutile d’indiquer une fosse effacée dont personne ne se souvenait plus. La terre, tassée par l’effondrement des cercueils ou emportée par la pluie, gardait moins soigneusement les secrets de la tombe. Presque à chaque pas mon pied heurtait un fragment de mâchoire, une vertèbre, un bout de côte, une tête de fémur ; à travers un gazon court et rare, je voyais quelquefois briller, blanche comme l’ivoire, sphérique et polie comme un œuf d’autruche, une protubérance singulière. C’était un crâne affleurant le sol. Dans des fosses bouleversées, des mains pieuses avaient remis à peu près en ordre de menus ossements déterrés ; d’autres fragments de squelette roulaient comme des cailloux sur le bord des sentiers déserts.

Je me sentis pris d’une curiosité étrange, horrible : celle de regarder par ces trous dont j’ai parlé tout à l’heure pour surprendre le mystère de la tombe et voir la mort dans son intérieur. Je me penchai par cette lucarne ouverte sur le néant, et je pus surprendre, tout à mon aise, la poussière humaine en déshabillé. J’apercevais le crâne, jaune, livide, grimaçant, avec ses mandibules disloquées et ses orbites creuses, la maigre cage de la poitrine oblitérée de sable ou d’humus noir, sur laquelle retombait nonchalamment l’os du bras. Le reste se perdait dans l’ombre et dans la terre : ces dormeurs semblaient fort tranquilles, et, loin de m’effrayer comme je m’y attendais, ce spectacle me rassura. Il n’y avait plus là réellement que du phosphate de chaux, et, l’âme évaporée, la nature reprenait petit à petit ses éléments pour de nouvelles combinaisons.

Si jadis j’ai rêvé la Comédie de la mort au cimetière du Père-Lachaise, je n’en aurais pas écrit une strophe au cimetière de Scutari. — À l’ombre de ces cyprès tranquilles, un crâne humain ne me faisait pas plus d’effet qu’une pierre, et le paisible fatalisme de l’Orient s’emparait de moi malgré ma chrétienne terreur de la mort et mes catholiques études du sépulcre. Aucune de ces poussières interrogées ne me répondit. Partout le silence, le repos, l’oubli et le sommeil sans rêve au sein de Cybèle, la sainte mère. — J’eus beau mettre mon oreille contre toutes ces bières entr’ouvertes, je n’y entendais d’autre bruit que celui du ver filant sa toile ; nul de ces endormis, couchés sur le côté, ne s’était retourné, se sentant mal à l’aise ; et je continuai ma promenade, enjambant les marbres, marchant sur les débris humains, calme, serein, presque souriant, et pensant sans trop d’effroi au jour où le pied du passant ferait rouler ainsi ma tête creuse et sonore comme une coupe vide.

Les rayons du soleil se glissant à travers les noires pyramides des cyprès voltigeaient comme des feux follets sur la blancheur des tombes ; les colombes roucoulaient, et, dans le bleu du ciel, les milans décrivaient leurs cercles.

Quelques femmes, assises au centre d’un petit tapis, en compagnie d’une négresse ou d’un enfant, rêvaient mélancoliquement ou se reposaient, bercées par les mirages d’un tendre souvenir. L’air était d’une douceur charmante, et je sentais la vie m’inonder par tous les pores au milieu de cette forêt sombre dont le sol est fait de poussière jadis vivante.

J’avais rejoint mes amis, et nous traversions une portion toute moderne du cimetière. Je vis là des tombeaux récents, entourés de grilles et de jardinets à l’imitation de ceux du Père-Lachaise. La mort aussi a ses modes, et il n’y avait là que des gens comme il faut, enterrés au dernier goût. Pour ma part, je préfère la borne de marbre de Marmara avec le turban sculpté et le verset du Koran en lettres d’or.

La route débouchant du cimetière aboutissait à une grande plaine nommée Hyder-Pacha, espèce de champ de manœuvre qui s’étend entre Scutari et les énormes casernes voisines de Kadi-Kieuï ; un mur de soutènement, fait de vieilles tombes brisées, régnait de chaque côté du chemin et formait une terrasse élevée de trois ou quatre pieds qui présentait le plus gai coup d’œil ; on eût dit une immense plate-bande de fleurs animées.

Deux ou trois rangées de femmes, accroupies sur des nattes ou des tapis, y faisaient contraster les couleurs de leurs feredgés roses, bleu-de-ciel, vert-pomme, lilas, élégamment drapés autour d’elles. Au devant des groupes, les vestes rouges, les pantalons jonquille, les gilets de brocart des enfants, scintillaient dans un fourmillement lumineux de paillettes et de broderies d’or.

Le feredgé et le yachmack, dans les premiers temps, font sur le voyageur l’effet du domino au bal de l’Opéra. D’abord on n’y démêle rien ; on éprouve une sorte d’éblouissement devant ces ombres anonymes qui tourbillonnent devant vous en apparence pareilles les unes aux autres. — Vous ne reconnaissez personne ; mais bientôt l’œil s’habitue à cette uniformité, trouve des différences, apprécie les formes sous le satin qui les voile. Quelque grâce mal déguisée trahit la jeunesse ; l’âge mûr est vendu par quelque symptôme quadragénaire. Un souffle propice ou fatal soulève la barbe de dentelles ; le masque laisse transpercer le visage, le fantôme noir se change en femme. Il en est de même en Orient : cette ample draperie de mérinos, qui ressemble à une robe de chambre ou à un manteau de bain, finit par perdre son mystère ; le yachmack prend des transparences inattendues, et, malgré toutes les enveloppes dont l’affuble la jalousie musulmane, une femme turque, quand on ne la regarde pas trop formellement, finit par être aussi visible qu’une femme française.

Le feredgé qui cache ses formes peut aussi les accuser : ses plis serrés à propos dessinent ce qu’ils devraient voiler ; en l’entr’ouvrant sous prétexte de le rajuster, une coquette turque (il y en a) montre quelquefois, par l’échancrure de sa veste de velours brodé d’or, une gorge opulente à peine nuagée d’une chemise de gaze, une poitrine de marbre qui ne doit rien aux mensonges du corset ; celles qui ont de jolies mains savent très-bien allonger leurs doigts en fuseau et teints de henné hors du manteau qui les entoure. Il y a de certaines façons de rendre opaque ou transparente la mousseline du yachmack en doublant les plis ou en les laissant simples ; on peut faire monter plus ou moins haut ce masque blanc importun d’abord, resserrer ou agrandir à volonté l’espace qui le sépare de la coiffe. Entre ces deux bandes blanches brillent, comme des diamants noirs, comme des astres de jais, les yeux les plus admirables du monde, avivés encore par le k’hol, et qui semblent concentrer en eux toute l’expression du visage estompé à demi.

En marchant à pas lents au milieu de la chaussée, je pus passer en revue tout à loisir cette galerie de beautés turques comme j’aurais inspecté une rangée de loges à l’Opéra ou au Théâtre-Italien. Mon fez rouge, ma redingote boutonnée, ma barbe et mon teint basané, me faisaient d’ailleurs aisément confondre parmi la foule, et je n’avais pas l’air trop scandaleusement parisien.

Sur le turf d’Hyder-Pacha défilaient gravement des arabas, des talikas et même des coupés et des broughams remplis de femmes très-richement parées et dont les diamants scintillaient au soleil, à peines amortis par les brumes blanches des mousselines, comme des étoiles derrière un nuage léger ; des cawas à pied et à cheval accompagnaient quelques-unes de ces voitures, où des odalisques du harem impérial promenaient indolemment leur ennui.

Çà et là de petits groupes de cinq ou six femmes se reposaient à l’abri de quelque ombrage, sous la garde d’un eunuque noir, auprès de l’araba qui les avait amenées, et semblaient poser pour un tableau de Decamps ou de Diaz. Les grands bœufs grisâtres ruminaient paisiblement et agitaient, pour s’émoucher, les houppes de laine rouge suspendues aux baguettes courbes plantées dans leur joug et rattachées à leur queue par une ficelle ; avec leur air grave et leur frontail constellé de plaques d’acier, ces belles bêtes avaient l’air de prêtres de Mithra ou de Zoroastre.

Les vendeurs d’eau de neige, de sorbets, de raisin et de cerises couraient d’un groupe à l’autre, proposant leur marchandise aux Grecs et aux Arméniens, et contribuaient à l’animation du tableau. Il y avait aussi des marchands de carpous de Smyrne découpés en tranches et de pastèques à la chair rose.

Des cavaliers, montés sur de beaux chevaux, se livraient à la fantasia à quelque distance des équipages, sans doute en l’honneur d’une belle invisible ; les pur sang du Nedji, de l’Hedjaz et du Kurdistan secouaient orgueilleusement leurs longues crinières soyeuses et faisaient étinceler leurs housses ornées de pierreries, se sentant admirés, et quelquefois, quand un cavalier avait le dos tourné, une tête charmante se penchait à la fenêtre d’un talika.

Le soleil déclinait, et je repris, tout rêveur et plein de vagues désirs, le chemin de Scutari, où mon caïdji m’attendait patiemment, entre une tasse de café trouble et un chibouck de Latakyé comme il en avait le droit, étant chrétien grec non soumis aux rigueurs du Ramadan.