Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 15

Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 254-261).


CHAPITRE XV.

Sur le prix réel des choses.


Nous n’avons examiné dans le chapitre précédent que l’estime relative aux personnes ; faisons l’application de nos principes aux jugemens que nous portons du prix réel des choses, et alors estimer ne veut dire que priser.

Dans quelle proportion estimons ou prisons-nous les choses ? Dans celle de leur utilité combinée avec leur rareté ; et cette seconde façon de les considérer, c’est-à-dire la rareté, est ce qui distingue le prix que nous mettons aux choses d’avec l’estime que nous faisons des personnes. En effet, notre estime pour un homme ne diminue pas, si nous en trouvons d’autres aussi estimables ; au lieu que le prix que nous mettons à une chose rare, diminue aussitôt qu’elle devient commune.

Cette distinction est si sûre, que nous n’estimons les personnes par leur rareté qu’en les considérant comme choses. Telle est, par exemple, l’estime que nous avons pour les talens, dont nous faisons alors abstraction d’avec la personne.

Il faut encore observer à l’égard des choses, comme j’ai fait à l’égard des personnes, que le plaisir, soit réel, soit de convention, que ces choses peuvent nous faire en flattant nos sens ou notre amour-propre, se rapporte à leur utilité ; c’est toujours avec la rareté qu’elle se combine pour le prix que nous y mettons. Ajoutons que l’utilité se mesure encore par son étendue ; de façon que de deux choses dont l’utilité et la rareté sont égales, l’utilité qui est commune à un plus grand nombre d’hommes mérite le plus d’estime ; et ces trois mobiles du prix que nous mettons aux choses, l’utilité, l’étendue de cette utilité, et la rareté, se combinent à l’infini, et toujours par les mêmes lois.

Éclaircissons ces principes par des exemples. Les choses de première nécessité, telles que le pain et l’eau, ne peuvent pas être rares, sans quoi elles ne seroient pas nécessaires ; n’étant pas rares, elles ne peuvent attirer notre estime ; mais si par malheur elles cessent pour un temps d’être communes, quel prix n’y mettons-nous point ? Ce principe fait la règle du commerce.

Comment décidons-nous du prix de toutes les choses matérielles ? par la même loi. Nous prisons beaucoup un diamant ; en quoi consiste son utilité ? Dans son éclat, dans le léger plaisir de la parure, et sur-tout dans la vanité frivole qui résulte de l’opinion d’opulence et de ses effets. Mais, d’un autre côté, sa rareté est de la première classe, et les degrés de rareté peuvent compenser ou surpasser les degrés d’utilité que d’autres auroient. D’ailleurs, sous un autre aspect, l’utilité du diamant est très-grande, puisqu’il est dans la classe des richesses qui sont représentatives de toutes les utilités physiques.

Passons aux talens ; par où les prisons-nous ? Par la combinaison de leur utilité, soit pour les commodités, soit pour les plaisirs ; par le nombre de ceux qui en jouissent, et la rareté des hommes qui les exercent.

Les arts ou métiers de première nécessité sont peu estimés, parce que tout le monde est en état de les exercer, et qu’ils sont abandonnés à la partie de la société malheureusement la plus méprisée.

On n’a pas pour les laboureurs l’estime que la reconnoissance, la compassion, l’humanité devroient inspirer. Mais en supposant, par impossible, qu’il n’y eût à la fois qu’un homme capable de procurer les moissons, on en feroit un dieu, et la vénération ne diminueroit que lorsqu’il auroit communiqué ses lumières, et qu’il auroit acquis par là plus de droit à la reconnoissance. On pourroit après sa mort rendre à sa mémoire ce qu’on auroit ravi à sa personne. C’est ce qui a procuré les honneurs divins à certains inventeurs ; il y a eu plusieurs divinités dans le paganisme qui n’ont pas eu d’autre origine.

À l’égard des arts de pur agrément, et dont toute l’utilité consiste dans les plaisirs qu’ils procurent, dans quel ordre d’estime les rangeons-nous ? N’est-ce pas suivant les degrés de plaisir et le nombre des hommes qui peuvent en jouir ?

Il y a peu d’arts auxquels les hommes en général soient plus sensibles qu’à la musique ; et le plaisir qu’elle leur fait dépendant de l’exécution, il semble qu’ils devroient préférer ceux qui exécutent les pièces à ceux qui les composent ; mais, d’un autre côté, les compositeurs sont les plus rares, et leur utilité est plus étendue. Leurs compositions peuvent se transporter partout, et y être exécutées ; au lieu que le talent de l’exécution, quelque supérieur qu’il puisse être, se trouve borné au plaisir de peu de personnes, du moins en comparaison du compositeur.

La rareté d’une chose sans aucune espèce d’utilité ne peut mériter d’estime. Celui qui lançoit des grains de millet au travers d’une aiguille, étoit vraisemblablement unique ; mais cette adresse n’étoit d’aucune utilité ; la curiosité qu’il pouvoit exciter n’étoit pas même une curiosité de plaisir. Il y a des choses qu’on veut voir, non par le plaisir qu’elles font, mais pour savoir si elles sont.

Pourquoi les ouvrages d’esprit, en faisant abstraction de leur utilité principale, méritent-ils plus d’estime, et font-ils plus de réputation que des talens plus rares ? C’est par l’avantage qu’ils ont de se répandre, et d’être partout également goûtés par ceux qui sont capables de les sentir. Corneille n’est peut-être pas un homme plus rare que Lulli, que Rameau ; cependant leurs noms ne sont pas sur la même ligne, parce qu’il y a un plus grand nombre d’hommes à portée de jouir des ouvrages de Corneille que de ceux de Rameau, de Lulli, et que le plaisir qui naît des ouvrages d’esprit, développant celui des lecteurs, ou leur touchant le cœur, flatte le sentiment et l’amour-propre, et doit en plus d’occasions l’emporter sur le plaisir des sens que les talens nous causent.

Ce n’est pas que dans nos jugemens nous fassions une analyse si exacte, et une comparaison si géométrique ; une justice naturelle nous les inspire, et l’examen réfléchi les confirme.

Qu’on parcoure les sciences et les arts, qu’on les pèse dans cette balance, on verra que l’estime qu’on en fait part toujours des mêmes principes, qui s’étendent jusque sur la politique et la science du gouvernement.

On a recherché bien des fois quel étoit le meilleur : les uns se déterminent pour l’un ou pour l’autre par leur goût particulier ; d’autres jugent que la forme du gouvernement doit dépendre du local et du caractère des peuples. Cela peut être vrai ; mais quelque forme que l’on préfère, il y a toujours une première règle prise de l’utilité étendue. Le meilleur des gouvernemens n’est pas celui qui fait les hommes les plus heureux, mais celui qui fait le plus grand nombre d’heureux.

Combien faut-il faire de malheureux pour fournir les matériaux de ce qui fait ou devroit faire le bonheur de quelques particuliers, qui même ne savent pas en jouir ? Ceux à qui le sort des hommes est confié, doivent toujours ramener leurs calculs à la forme commune, c’est-à-dire, au peuple. Ce qu’il faut pour le bonheur physique d’un seigneur, suffiroit souvent pour faire celui de tout son village.

Tout est et doit être calcul dans notre conduite ; si nous faisons des fautes, c’est parce que notre calcul, soit défaut de lumières, soit ignorance ou passion, n’embrasse pas tout ce qui doit entrer dans le résultat.

Ce n’est pas que les passions même ne calculent, et quelquefois très-finement ; mais elles n’évaluent pas tous les temps qui devroient entrer dans le calcul, et de là naissent les erreurs ; je m’explique :

La sagesse de la conduite dépend de l’expérience, de la prévoyance et du jugement des circonstances : on doit donc faire attention au passé, au présent et à l’avenir ; et les passions n’envisagent qu’un de ces objets à la fois, le présent ou l’avenir, et jamais le passé. Quelques exemples rendent cette vérité sensible.

L’amour ne s’occupe que du présent ; il cherche le plaisir actuel, oublie les maux passés, et n’en prévoit point pour l’avenir.

La colère, la haine et la vengeance, qui en est la suite, jugent comme l’amour. Ces passions prennent toujours le meilleur parti possible pour leur bonheur présent ; l’avenir seul fait leur malheur : l’ambition, au contraire, n’envisage que l’avenir ; ce qui étoit le but dans son espérance, n’est plus qu’un moyen pour elle, dès qu’il est arrivé.

L’avarice juge comme l’ambition, avec cette différence, que l’une est agitée par l’espérance, et l’autre par la crainte. L’ambitieux espère de proche en proche parvenir à tout ; l’avare craint de tout perdre : ni l’un ni l’autre ne savent jouir.

L’avarice n’est, comme les autres passions, qu’un redoublement de l’amour de soi-même ; mais elle agit toujours avec timidité et défiance. L’avare, craignant tous les maux, désire ardemment les richesses qu’il regarde comme l’échange de tous les biens. Il n’est cependant pas aussi dur à lui-même qu’on le suppose ; il calcule très-finement, conclut assez juste, d’après un faux principe, et trouve bien des jouissances dans ses privations. Il n’y a rien dont il ne se prive dans l’espérance de jouir de tout. Dans le temps qu’il se refuse un plaisir, il jouit confusément de tous ceux qu’il sent qu’il peut se procurer. Les vraies privations sont forcées ; celles de l’avare sont volontaires. L’avarice est la plus vile, mais non pas la plus malheureuse des passions.

On ne sauroit trop s’attacher à corriger ou régler les passions qui rendent les hommes malheureux, sans les avilir ; et l’on doit rendre de plus en plus odieuses celles qui, sans les rendre malheureux, les avilissent et nuisent à la société, qui doit être le premier objet de notre attachement.