Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 16

Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 262-275).


CHAPITRE XVI.

Sur la reconnaissance et l’ingratitude.


On se plaint du grand nombre des ingrats, et l’on rencontre peu de bienfaiteurs ; il semble que les uns devroient être aussi communs que les autres. Il faut donc de nécessité, ou que le petit nombre de bienfaiteurs qui se trouvent, multiplient prodigieusement leurs bienfaits, ou que la plupart des accusations d’ingratitude soient mal fondées.

Pour éclaircir cette question, il suffira de fixer les idées qu’on doit attacher aux termes de bienfaiteur et d’ingrat. Bienfaiteur est un de ces mots composés qui portent avec eux leur définition.

Le bienfaiteur est celui qui fait du bien, et les actes qu’il produit peuvent se considérer sous trois aspects ; les bienfaits, les grâces et les services.

Le bienfait est un acte libre de la part de son auteur, quoique celui qui en est l’objet puisse en être digne.

Une grâce est un bien auquel celui qui le reçoit n’avoit aucun droit, ou la rémission qu’on lui fait d’une peine méritée.

Un service est un secours par lequel on contribue à faire obtenir quelque bien.

Les principes qui font agir le bienfaiteur sont ou la bonté, ou l’orgueil, ou même l’intérêt.

Le vrai bienfaiteur cède à son penchant naturel qui le porte à obliger, et il trouve dans le bien qu’il fait une satisfaction qui est à la fois, et le premier mérite et la première récompense de son action ; mais tous les bienfaits ne partent pas de la bienfaisance. Le bienfaiteur est quelquefois aussi éloigné de la bienfaisance que le prodigue l’est de la générosité ; la prodigalité n’est que trop souvent unie avec l’avarice ; et un bienfait peut n’avoir d’autre principe que l’orgueil.

Le bienfaiteur fastueux cherche à prouver aux autres et à lui-même sa supériorité sur celui qu’il oblige. Insensible à l’état des malheureux, incapable de vertu, on ne doit attribuer les apparences qu’il en montre qu’aux témoins qu’il en peut avoir.

Il y a une troisième espèce de bienfait, qui, sans avoir ni la vertu ni l’orgueil pour principe, part d’un espoir intéressé. On cherche à captiver d’avance ceux dont on prévoit qu’on aura besoin. Rien de plus commun que ces échanges intéressés, rien de plus rare que les services.

Sans affecter ici de divisions parallèles et symétriques, on peut envisager les ingrats, comme les bienfaiteurs, sous trois aspects différens.

L’ingratitude consiste à oublier, à méconnoître, ou à reconnaître mal les bienfaits ; et elle a sa source dans l’insensibilité, dans l’orgueil ou dans l’intérêt.

La première espèce d’ingratitude est celle de ces âmes foibles, légères, sans consistance. Affligées par le besoin présent, sans vue sur l’avenir, elles ne gardent aucune idée du passé ; elles demandent sans peine, reçoivent sans pudeur, et oublient sans remords. Dignes de mépris, ou tout au plus de compassion, on peut les obliger par pitié, et l’on ne doit pas les estimer assez pour les haïr.

Mais rien ne peut sauver de l’indignation celui qui, ne pouvant se dissimuler les bienfaits qu’il a reçus, cherche cependant à méconnoître son bienfaiteur. Souvent, après avoir réclamé les secours avec bassesse, son orgueil se révolte contre tous les actes de reconnoissance qui peuvent lui rappeler une situation humiliante ; il rougit du malheur, et jamais du vice. Par une suite du même caractère, s’il parvient à la prospérité, il est capable d’offrir par ostentation ce qu’il refuse à la justice, il tâche d’usurper la gloire de la vertu, et manque aux devoirs les plus sacrés.

À l’égard de ces hommes moins haïssables que ceux que l’orgueil rend injustes, et plus méprisables encore que les âmes légères et sans principes, dont j’ai parlé d’abord, ils font de la reconnaissance un commerce intéressé ; ils croient pouvoir soumettre à un calcul arithmétique les services qu’ils ont reçus. Ils ignorent, parce que pour le savoir il faudroit sentir, ils ignorent, dis-je, qu’il n’y a point d’équation pour les sentimens ; que l’avantage du bienfaiteur sur celui qu’il a prévenu par ses services est inappréciable, qu’il faudroit pour rétablir l’égalité, sans détruire l’obligation, que le public fût frappé par des actes de reconnoissance si éclatans, qu’il regardât comme un bonheur pour le bienfaiteur les services qu’il auroit rendus ; sans cela ses droits seront toujours imprescriptibles ; il ne peut les perdre que par l’abus qu’il en feroit lui-même.

En considérant les différens caractères de l’ingratitude, on voit en quoi consiste celui de la reconnoissance. C’est un sentiment qui attache au bienfaiteur, avec le désir de lui prouver ce sentiment par des effets, ou du moins par un aveu du bienfait qu’on publie avec plaisir dans les occasions qu’on fait naître avec candeur, et qu’on saisit avec soin. Je ne confonds point avec ce sentiment noble une ostentation vive et sans chaleur, une adulation servile, qui paroît et qui est en effet une nouvelle demande plutôt qu’un remercîment. J’ai vu de ces adulateurs vils, toujours avides et jamais honteux de recevoir, exagérant les services, prodiguant les éloges pour exciter, encourager les bienfaiteurs, et non pour les récompenser. Ils feignent de se passionner, et ne sentent rien ; mais ils louent. Il n’y a point d’homme en place qui ne puisse voir autour de lui quelques-uns de ces froids enthousiastes, dont il est importuné et flatté.

Je sais qu’on doit cacher les services et non pas la reconnoissance ; elle admet, elle exige quelquefois une sorte d’éclat noble, libre et flatteur ; mais les transports outrés, les élans déplacés sont toujours suspects de fausseté ou de sottise, à moins qu’ils ne partent du premier mouvement d’un cœur chaud, d’une imagination vive, ou qu’ils ne s’adressent à un bienfaiteur dont on n’a plus rien à prétendre.

Je dirai plus, et je le dirai librement : je veux que la reconnoissance coûte à un cœur, c’est à-dire qu’il se l’impose avec peine, quoiqu’il la ressente avec plaisir, quand il s’en est une fois chargé. Il n’y a point d’hommes plus reconnoissant que ceux qui ne se laissent pas obliger par tout le monde ; ils savent les engagemens qu’ils prennent, et ne veulent s’y soumettre qu’à l’égard de ceux qu’ils estiment. On n’est jamais plus empressé à payer une dette, que lorsqu’on l’a contractée avec répugnance ; et celui qui n’emprunte que par nécessité, gémiroit d’être insolvable.

J’ajouterai qu’il n’est pas nécessaire d’éprouver un sentiment vif de reconnoissance, pour en avoir les procédés les plus exacts et les plus éclatans. On peut, par un certain caractère de hauteur fort différent de l’orgueil, chercher, à force de services, à faire perdre à son bienfaiteur, ou du moins à diminuer la supériorité qu’il s’est acquise.

En vain objecteroit-on que les actions sans les sentimens ne suffisent pas pour la vertu. Je répondrai que les hommes doivent songer d’abord à rendre leurs actions honnêtes : leurs sentimens y seront bientôt conformes ; il leur est plus ordinaire de penser d’après leurs actions que d’agir d’après leurs principes. D’ailleurs cet amour-propre, bien entendu, est la source des vertus morales, et le premier lien de la société.

Mais puisque les principes des bienfaits sont si différens, la reconnoissance doit-elle toujours être de la même nature ? Quels sentimens doit-on à celui qui, par un mouvement d’une pitié passagère, aura accordé une parcelle de son superflu à un besoin pressant ; à celui qui, par ostentation ou foiblesse, exerce sa prodigalité, sans acception de personne, sans distinction de mérite ou de besoin ; à celui qui, par inquiétude, par un besoin machinal d’agir, d’intriguer, de s’entremettre, offre à tout le monde indifféremment ses démarches, ses soins, ses sollicitations ?

Je consens à faire des distinctions entre ceux que je viens de représenter ; mais enfin leur devrai-je les mêmes sentimens qu’à un bienfaiteur éclairé, compatissant, réglant même sa compassion sur l’estime, le besoin et les effets qu’il prévoit que ses services pourront avoir, qui prend sur lui-même, qui restreint de plus en plus son nécessaire pour fournir à une nécessité plus urgente, quoiqu’étrangère pour lui ? On doit plus estimer les vertus par leurs principes que par leurs effets. Les services doivent se juger moins par l’avantage qu’en retire celui qui est obligé, que par le sacrifice que fait celui qui oblige.

On se tromperoit fort de penser qu’on favorise les ingrats en laissant la liberté d’examiner les vrais motifs des bienfaits. Un tel examen ne peut jamais être favorable à l’ingratitude, et ajoute quelquefois du mérite à la reconnoissance. En effet, quelque jugement qu’on soit en droit de porter d’un service, à quelque prix qu’on puisse le mettre du côté des motifs, on n’en est pas moins obligé aux mêmes devoirs pratiques du côté de la reconnoissance, et il en coûte moins pour les remplir par sentiment que par devoir.

Il n’est pas difficile de connoître quels sont ces devoirs ; les occasions les indiquent, on ne s’y trompe guère, et l’on n’est jamais mieux jugé que par soi-même ; mais il y a des circonstances délicates où l’on doit être d’autant plus attentif, qu’on pourroit manquer à l’honneur en croyant satisfaire à la justice. C’est lorsqu’un bienfaiteur, abusant des services qu’il a rendus, s’érige en tyran, et, par l’orgueil et l’injustice de ses procédés, va jusqu’à perdre ses droits. Quels sont alors les devoirs de l’obligé ? Les mêmes.

J’avoue que ce jugement est dur ; mais je n’en suis pas moins persuadé que le bienfaiteur peut perdre ses droits, sans que l’obligé soit affranchi de ses devoirs, quoiqu’il soit libre de ses sentimens. Je comprends qu’il n’aura plus d’attachement de cœur, et qu’il passera peut-être jusqu’à la haine ; mais il n’en sera pas moins assujéti aux obligations qu’il a contractées.

Un homme humilié par son bienfaiteur est bien plus à plaindre qu’un bienfaiteur qui ne trouve que des ingrats. L’ingratitude afflige plus les cœurs généreux qu’elle ne les ulcère ; ils ressentent plus de compassion que de haine : le sentiment de leur supériorité les console.

Mais il n’en est pas ainsi dans l’état d’humiliation où l’on est réduit par un bienfaiteur orgueilleux ; comme il faut alors souffrir sans se plaindre, mépriser et honorer son tyran, une âme haute est intérieurement déchirée, et devient d’autant plus susceptible de haine, qu’elle ne trouve point de consolation dans l’amour-propre ; elle sera donc plus capable de haïr que ne le seroit un cœur bas et fait pour l’avilissement. Je ne parle ici que du caractère général de l’homme, et non suivant les principes d’une morale épurée par la religion.

On reste donc toujours, à l’égard d’un bienfaiteur, dans une dépendance dont on ne peut être affranchi que par le public.

Il y a, dira-t-on, peu d’hommes qui soient un objet d’intérêt ou même d’attention pour le public. Mais il n’y a personne qui n’ait son public, c’est-à-dire une portion de la société commune, dont on fait soi-même partie. Voilà le public dont on doit attendre le jugement sans le prévenir, ni même le solliciter.

Les réclamations ont été imaginées par les âmes foibles ; les âmes fortes y renoncent, et la prudence doit faire craindre de les entreprendre. L’apologie, en fait de procédés, qui n’est pas forcée, n’est dans l’esprit du public que la précaution d’un coupable ; elle sert quelquefois de conviction ; il en résulte tout au plus une excuse, rarement une justification.

Tel homme qui, par une prudence honnête, se tait sur ses sujets de plaintes, se trouveroit heureux d’être forcé de se justifier : souvent d’accusé il deviendroit accusateur, et confondroit son tyran. Le silence ne seroit plus alors qu’une insensibilité méprisable. Une défense ferme et décente contre un reproche injuste d’ingratitude, est un devoir aussi sacré que la reconnoissance pour un bienfait.

Il faut cependant avouer qu’il est toujours malheureux de se trouver dans de telles circonstances ; la plus cruelle situation est d’avoir à se plaindre de ceux à qui l’on doit.

Mais on n’est pas obligé à la même réserve à l’égard des faux bienfaiteurs ; j’entends de ces prétendus protecteurs qui, pour en usurper le titre, se prévalent de leur rang. Sans bienfaisance, peut-être sans crédit, sans avoir rendu service, ils cherchent, à force d’ostentation, à se faire des cliens qui leur sont quelquefois utiles, et ne leur sont jamais à charge. Un orgueil naïf leur fait croire qu’une liaison avec eux est un bienfait de leur part. Si l’on est obligé par honneur et par raison de renoncer à leur commerce, ils crient à l’ingratitude, pour en éviter le reproche. Il est vrai qu’il y a des services de plus d’une espèce ; une simple parole, un mot dit à propos, avec intelligence, ou avec courage, est quelquefois un service signalé, qui exige plus de reconnoissance que beaucoup de bienfaits matériels, comme un aveu public de l’obligation est quelquefois aussi l’acte le plus noble de la reconnoissance.

On distingue aisément le bienfaiteur réel, du protecteur imaginaire : une sorte de décence peut empêcher de contredire ouvertement l’ostentation de ce dernier ; il y a même des occasions où l’on doit une reconnoissance de politesse aux démonstrations d’un zèle qui n’est qu’extérieur. Mais si l’on ne peut remplir ces devoirs d’usage qu’en ne rendant pas pleinement la justice, c’est-à-dire l’aveu qu’on doit au vrai bienfaiteur, cette reconnoissance faussement appliquée ou partagée, est une véritable ingratitude, qui n’est pas rare, et qui a sa source dans la lâcheté, l’intérêt ou la sottise.

C’est une lâcheté que de ne pas défendre les droits de son vrai bienfaiteur. Ce ne peut être que par un vil intérêt qu’on souscrit à une obligation usurpée : on se flatte par là d’engager un homme vain à la réaliser un jour ; enfin, c’est une étrange sottise que de se mettre gratuitement dans la dépendance.

En effet, ces prétendus protecteurs, après avoir fait illusion au public, se la font ensuite à eux-mêmes, et en prennent avantage pour exercer leur empire sur de timides complaisans ; la supériorité du rang favorise l’erreur à cet égard, et l’exercice de la tyrannie la confirme. On ne doit pas s’attendre que leur amitié soit le retour d’un dévouement servile. Il n’est pas rare qu’un supérieur se laisse subjuguer et avilir par son inférieur ; mais il l’est beaucoup plus qu’il se prête à l’égalité, même privée ; je dis l’égalité privée ; car je suis très-éloigné de chercher à proscrire, par une humeur cynique, les égards que la subordination exige. C’est une loi nécessaire de la société, qui ne révolte que l’orgueil, et qui ne gêne point les âmes faites pour l’ordre. Je voudrois seulement que la différence des rangs ne fût pas la règle de l’estime comme elle doit l’être des respects, et que la reconnoissance fût un lien précieux qui unît, et non pas une chaîne humiliante qui ne fît sentir que son poids. Tous les hommes ont leurs devoirs respectifs ; mais tous n’ont pas la même disposition à les remplir ; il y en a de plus reconnoissans les uns que les autres, et j’ai plusieurs fois entendu avancer à ce sujet une opinion qui ne me paroît ni juste, ni décente. Le caractère vindicatif part, dit-on, du même principe que le caractère reconnoissant, parce qu’il est également naturel de se ressouvenir des bons et des mauvais services.

Si le simple souvenir du bien et du mal qu’on a éprouvé, étoit la règle du ressentiment qu’on en garde, on auroit raison ; mais il n’y a rien de si différent, et même de si peu dépendant l’un de l’autre. L’esprit vindicatif part de l’orgueil souvent uni au sentiment de sa propre foiblesse ; on s’estime trop, et l’on craint beaucoup. La reconnoissance marque d’abord un esprit de justice ; mais elle suppose encore une âme disposée à aimer, pour qui la haine seroit un tourment, et qui s’en affranchit plus encore par sentiment que par réflexion. Il y a certainement des caractères plus aimans que d’autres, et ceux-là sont reconnoissans par le principe même qui les empêche d’être vindicatifs. Les cœurs nobles pardonnent à leurs inférieurs par pitié, à leurs égaux par générosité. C’est contre leurs supérieurs, c’est-à-dire, contre les hommes plus puissans qu’eux qu’ils peuvent quelquefois garder leur ressentiment, et chercher à le satisfaire : le péril qu’il y a dans la vengeance leur fait illusion, ils croient y voir de la gloire. Mais ce qui prouve qu’il n’y a point de haine dans leur cœur, c’est que la moindre satisfaction les désarme, les touche et les attendrit.

Pour résumer en peu de mots les principes que j’ai voulu établir : les bienfaiteurs doivent des égards à ceux qu’ils ont obligés ; et ceux-ci contractent des devoirs indispensables. On ne devroit donc placer les bienfaits qu’avec discernement ; mais du moins on court peu de risque à les répandre sans choix, au lieu que ceux qui les reçoivent prennent des engagemens si sacrés, qu’ils ne sauroient être trop attentifs à ne les contracter qu’à l’égard de ceux qu’ils pourront estimer toujours. Si cela étoit, les obligations seroient plus rares qu’elles ne le sont ; mais toutes seroient remplies. J’ajouterai que si chacun faisoit tout le bien qu’il peut faire, sans s’incommoder, il n’y auroit point de malheureux.

FIN DES CONSIDÉRATIONS SUR LES MŒURS.