Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 14

Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 240-253).


CHAPITRE XIV.

Sur l’estime et le respect.


Ce que j’ai dit jusqu’ici des différens jugemens des hommes m’engage à tâcher d’en pénétrer les causes.

Toutes les facultés de notre âme se réduisent, comme on l’a vu, à sentir et penser ; nous n’avons que des idées ou des affections, car la haine même n’est qu’une révolte contre ce qui s’oppose à nos affections.

Dans les choses purement intellectuelles nous ne ferions jamais de faux jugemens, si nous avions présentes toutes les idées qui regardent le sujet dont nous voulons juger. L’esprit n’est jamais faux, que parce qu’il n’est pas assez étendu, au moins sur le sujet dont il s’agit, quelqu’étendue qu’il pût avoir d’ailleurs sur d’autres matières ; mais dans celles où nous avons intérêt, les idées ne suffisent pas à la justesse de nos jugemens. La justesse de l’esprit dépend alors de la droiture du cœur, et du calme des passions ; car je doute qu’une démonstration mathématique parût une vérité à quelqu’un dont elle combattroit une passion forte ; il y supposeroit du paralogisme.

Si nous sommes affectés pour ou contre un objet, il est bien difficile que nous soyons en état d’en juger sainement. Notre intérêt plus ou moins développé, mieux ou moins bien entendu, mais toujours senti, fait la règle de nos jugemens.

Il y a des sujets sur lesquels la société a prononcé, et qu’elle n’a pas laissés à notre discussion. Nous souscrivons à ses décisions par éducation et par préjugé ; mais la société même s’est déterminée par les principes qui dirigent nos jugemens particuliers, c’est-à-dire, par l’intérêt. Nous consultons tous séparément notre intérêt personnel bien ou mal appliqué ; la société a consulté l’intérêt commun qui rectifie l’intérêt particulier. C’est l’intérêt public, peut-être l’intérêt de ceux qui gouvernent, mais qu’il faut bien supposer juste, qui a dicté les lois et qui fait les vertus ; c’est l’intérêt particulier qui fait les crimes, quand il est opposé à l’intérêt commun. L’intérêt public, fixant l’opinion générale, est la mesure de l’estime, du respect, du véritable prix, c’est-à-dire, du prix reconnu des choses. L’intérêt particulier décide des jugemens les plus vifs et les plus intimes, tels que l’amitié et l’amour, les deux effets les plus sensibles de l’amour de nous-mêmes. Passons à l’application de ces principes.

Qu’est-ce que l’estime, sinon un sentiment que nous inspire ce qui est utile à la société ? Mais quoique cette utilité soit nécessairement relative à tous les membres de la société, elle est trop habituelle et trop peu directe pour être vivement sentie. Ainsi notre estime n’est presque qu’un jugement que nous portons, et non pas une affection qui nous échauffe, telle que l’amitié que nous inspirent ceux qui nous sont personnellement utiles ; et j’entends par utilité personnelle, non-seulement des services, des bienfaits matériels, mais encore le plaisir et tout ce qui peut nous affecter agréablement, quoiqu’il puisse dans la suite nous être réellement nuisible. L’utilité ainsi entendue doit, comme on juge bien, s’appliquer même à l’amour, le plus vif de tous les sentimens, parce qu’il a pour objet ce que nous regardons comme le souverain bien, dans le temps que nous en sommes affectés.

On m’objectera peut-être que si l’amour et l’estime ont la même source, et que, suivant mon principe, ils ne diffèrent que par les degrés, l’amour et le mépris ne devroient jamais se réunir sur le même objet ; ce qui, dira-t-on, n’est pas sans exemple. On ne fait pas ordinairement la même objection sur l’amitié ; on suppose qu’un honnête homme qui est l’ami d’un homme méprisable, est dans l’ignorance à son égard, et non pas dans l’aveuglement ; et que, s’il vient à être instruit du caractère qu’il ignoroit, il en fera justice en rompant. Je n’examinerai donc pas ce qui concerne l’amitié, qui n’est pas toujours entre ceux où l’on croit la voir. Il y a bien de prétendues amitiés, bien des actes de reconnoissance qui ne sont que des procédés, quelquefois intéressés, et non pas des attachemens.

D’ailleurs, si je satisfais à l’objection sur le sentiment le plus vif, on me dispensera, je crois, d’éclaircir ce qui concerne des sentimens plus foibles.

Je dis donc que l’amour et le mépris n’ont jamais eu le même objet à la fois : car je ne prends point ici pour amour ce désir ardent, mais indéterminé, auquel tout peut servir de pâture, que rien ne fixe, et auquel sa violence même interdit le choix ; je parle de celui qui lie la volonté vers un objet à l’exclusion de tout autre. Un amant de cette espèce ne peut, dis-je, jamais mépriser l’objet de son attachement, sur-tout s’il s’en croit aimé ; car l’amour-propre offensé peut balancer, et même détruire l’amour. On voit, à la vérité, des hommes qui ressentent la plus forte passion pour un objet qui l’est aussi du mépris général ; mais, loin de partager ce mépris, ils l’ignorent ; s’ils y ont souscrit eux-mêmes avant leur passion, ils l’oublient ensuite, se rétractent de bonne foi, et crient à l’injustice. S’il leur arrive, dans ces orages si communs aux amans, de se faire des reproches outrageans, ce sont des accès de fureur si peu réfléchis, qu’ils arrivent aux amans qui ont le plus droit de se respecter.

L’aveuglement peut n’être pas continuel, et avoir des intervalles où un homme rougit de son attachement ; mais cette lueur de raison n’est qu’un instant de sommeil de l’amour qui se réveille bientôt pour la désavouer. Si l’on reconnaît des défauts dans l’objet aimé, ce sont de ceux qui gênent, qui tourmentent l’amour, et qui ne l’humilient pas. Peut-être ira-t-on jusqu’à convenir de sa foiblesse, et sera-t-on forcé d’avouer l’erreur de son choix ; mais c’est par impuissance de réfuter les reproches, pour se soustraire à la persécution, et assurer sa tranquillité contre des remontrances fatigantes, qu’on n’est plus obligé d’entendre, quand on est convenu de tout. Un amant est bien loin de sentir ou même de penser ce qu’on le force de prononcer, sur-tout s’il est d’un caractère doux. Mais, pour peu qu’il ait de fermeté, il résistera avec courage. Ce qu’on lui présentera comme des taches humiliantes dans l’objet de sa passion, il n’en fera que des malheurs qui le lui rendront plus cher ; la compassion viendra encore redoubler, ennoblir l’amour, en faire une vertu ; et quelquefois ce sera avec raison, sans qu’on puisse la faire adopter à des censeurs incapables de sentiment, et de faire les distinctions fines et honnêtes qui séparent le vice d’avec le malheur. Que ceux qui n’ont jamais aimé se tiennent pour dit, quelque supériorité d’esprit qu’ils aient, qu’il y a une infinité d’idées, je dis d’idées justes, auxquelles ils ne peuvent atteindre, et qui ne sont réservées qu’au sentiment.

Je viens de dire que des instans de dépit ne pouvoient pas être regardés comme un état fixe de l’âme, ni prouver que le mépris s’allie avec l’amour. Il me reste à prévenir l’objection qu’on pourroit tirer des hommes qui sentent continuellement la honte de leur attachement, et qui sont humiliés de faire de vains efforts pour se dégager. Ces hommes existent assurément, et en plus grand nombre qu’on ne croit ; mais ils ne sont plus amoureux, quelqu’apparence qu’ils en aient.

Il n’y a rien que l’on confonde si fort avec l’amour, et qui y soit souvent plus opposé, que la force de l’habitude. C’est une chaîne dont il est plus difficile de se dégager que de l’amour, surtout à un certain âge ; car je doute qu’on trouvât dans la jeunesse les exemples qu’on voudroit alléguer, non-seulement parce que les jeunes gens n’ont pas eu le temps de contracter cette habitude, mais parce qu’ils en sont incapables.

Le jeune homme qui aime l’objet le plus authentiquement méprisable, est bien loin de s’en douter. Il n’a peut-être pas encore attaché d’idée aux termes d’estime et de mépris ; il est emporté par la passion. Voilà ce qu’il sent ; je ne dirai pas : voilà ce qu’il fait ; car alors il ne fait ni ne pense rien, il jouit. Cet objet cesse-t-il de lui plaire, parce qu’un autre lui plaît davantage, il pensera ou répétera tout ce qu’on voudra du premier.

Mais dans un âge mûr, il n’en est pas ainsi : l’habitude est contractée ; on cesse d’aimer, et l’on reste attaché. On méprise l’objet de son attachement, s’il est méprisable, parce qu’on le voit tel qu’il est, et on le voit tel qu’il est, parce qu’on n’est plus amoureux.

Puisque notre intérêt est la mesure de notre estime, quand il nous porte jusqu’à l’affection, il est bien difficile que nous y puissions joindre le mépris. L’amour ne dépend pas de l’estime ; mais, dans bien des occasions, l’estime dépend de l’amour.

J’avoue que nous nous servons très-utilement de personnes méprisables que nous reconnaissons pour telles ; mais nous les regardons comme des instrumens vils qui nous sont chers, c’est-à-dire, utiles, et que nous n’aimons point ; ce sont ceux dont les personnes honnêtes paient le plus scrupuleusement les services, parce que la reconnoissance seroit un poids trop humiliant.

C’est avec bien de la répugnance que j’oserai dire que les gens naturellement sensibles ne sont pas ordinairement les meilleurs juges de ce qui est estimable, c’est-à-dire, de ce qui l’est pour la société. Les parens tendres jusqu’à la foiblesse sont les moins propres à rendre leurs enfans bons citoyens. Cependant nous sommes portés à aimer de préférence les personnes reconnues pour sensibles, parce que nous nous flattons de devenir l’objet de leur affection, et que nous nous préférons à la société. Il y a une espèce de sensibilité vague qui n’est qu’une foiblesse d’organes, plus digne de compassion que de reconnoissance. La vraie sensibilité seroit celle qui naîtroit de nos jugemens, et qui ne les formeroit pas.

J’ai remarqué que ceux qui aiment bien le public, qui affectionnent la cause commune, et s’en occupent sans ambition, ont beaucoup de liaisons et peu d’amis. Un homme qui est bon citoyen activement, n’est pas ordinairement fait pour l’amitié ni pour l’amour. Ce n’est pas uniquement parce que son esprit est trop occupé d’ailleurs ; c’est que nous n’avons qu’une portion déterminée de sensibilité, qui ne se répartit point, sans que les portions diminuent. Le feu de notre âme est en cela bien différent de la flamme matérielle, dont l’augmentation et la propagation dépendent de la quantité de son aliment.

Nous voyons chez les peuples où le patriotisme a régné avec le plus d’éclat, les pères immoler leurs fils à l’état ; nous admirons leur courage, ou sommes révoltés de leur barbarie, parce que nous jugeons d’après nos mœurs. Si nous étions élevés dans les mêmes principes, nous verrions qu’ils faisoient à peine des sacrifices, puisque la patrie concentroit toutes leurs affections, et qu’il n’y a point d’objet vers lequel le préjuge de l’éducation ne puisse quelquefois nous porter. Pour ces républicains, l’amitié n’étoit qu’une émulation de vertu, le mariage une loi de société, l’amour un plaisir passager, la patrie seule une passion. Pour ces hommes, l’amitié se confondoit avec l’estime : celle-ci est pour nous, comme je l’ai dit, un simple jugement de l’esprit, et l’autre un sentiment.

Depuis que le patriotisme a disparu, rien ne peut mieux en retracer l’idée que certains établissemens qui subsistent parmi nous, et qui ne sont nullement patriotiques relativement à la société générale. Voyez les communautés ; ceux ou celles qui les composent sont dévorés du zèle de la maison. Leurs familles leur deviennent étrangères ; ils ne connoissent plus que celle qu’ils ont adoptée. Souvent divisés par des animosités personnelles, par des haines individuelles, ils se réunissent, et n’ont plus qu’un esprit, dès qu’il s’agit de l’intérêt du corps ; ils y sacrifieroient parens, amis, s’ils en ont, et quelquefois eux-mêmes. Les vertus monastiques cèdent à l’esprit monacal. Il semble que l’habit qu’ils prennent soit le contraire de la robe de Nessus ; le poison de la leur n’agit qu’au dehors.

La faveur des partis se porte encore plus loin. Ils ne se bornent pas à leurs avantages réels, la haine contre le parti contraire est d’obligation ; c’est le seul devoir que la plupart soient en état de remplir, et dont ils s’acquittent religieusement, souvent pour des questions qu’ils n’entendent point, qui, à la vérité, ne méritent pas d’être entendues, et n’en sont adoptées et défendues qu’avec plus d’animosité. Nous en avons, de nos jours et sous nos yeux, des exemples frappans.

L’estime aujourd’hui tire si peu à conséquence, est un si foible engagement, qu’on ne craint point de dire d’un homme qu’on l’estime et qu’on ne l’aime point ; c’est faire à la fois un acte de justice, d’intérêt personnel et de franchise ; car c’est comme si l’on disoit que ce même homme est un bon citoyen, mais qu’on a sujet de s’en plaindre ; ou qu’il deplaît, et qu’on se préfère à la société ; aveu qui prouve aujourd’hui une espèce de courage philosophique, et qui autrefois auroit éte honteux, parce qu’on aimoit alors sa patrie, et par conséquent ceux qui la servoient bien.

L’altération qui est arrivée dans les mœurs, a fait encore que le respect, qui, chez les peuples dont j’ai parlé, étoit la perfection de l’estime, en souffre l’exclusion parmi nous, et peut s’allier avec le mépris.

Le respect n’est autre chose que l’aveu de la supériorité de quelqu’un. Si la supériorité du rang suivoit toujours celle du mérite, ou qu’on n’eût pas prescrit des marques extérieures de respect, son objet seroit personnel comme celui de l’estime ; et il a dû l’être originairement, de quelque nature qu’ait été le mérite de mode. Mais comme quelques hommes n’eurent pour mérite que le crédit de se maintenir dans les places que leurs aïeux avoient honorées, il ne fut plus dès-lors possible de confondre la personne dans le respect que les places exigeoient. Cette distinction se trouve aujourd’hui si vulgairement établie, qu’on voit des hommes réclamer quelquefois pour leur rang, ce qu’ils n’oseroient prétendre pour eux-mêmes. Vous devez, dit-on humblement, du respect à ma place, à mon rang ; on se rend assez de justice pour n’oser dire à ma personne. Si la modestie fait aussi tenir le même langage, elle ne l’a pas inventé, et elle n’auroit jamais dû adopter celui de l’avilissement.

La même réflexion fit comprendre que le respect qui pouvoit se refuser à la personne, malgré l’élévation du rang, devoit s’accorder, malgré l’abaissement de l’état, à la supériorité du mérite ; car le respect, en changeant d’objet dans l’application, n’a point changé de nature, et n’est dû qu’à la supériorité. Ainsi il y a depuis long-temps deux sortes de respects, celui qu’on doit au mérite, et celui qu’on rend aux places, à la naissance. Cette dernière espèce de respect n’est plus qu’une formule de paroles ou de gestes, à laquelle les gens raisonnables se soumettent, et dont on ne cherche à s’affranchir que par sottise, et par un orgueil puéril.

Le vrai respect n’ayant pour objet que la vertu, il s’ensuit que ce n’est pas le tribut qu’on doit à l’esprit ou aux talens : on les loue, on les estime, c’est-à-dire, qu’on les prise, on va jusqu’à l’admiration ; mais on ne leur doit point de respect, puisqu’ils pourroient ne pas sauver toujours du mépris. On ne mépriseroit pas précisément ce qu’on admire ; mais on pourroit mépriser à certains égards ceux qu’on admire à d’autres. Cependant ce discernement est rare ; tout ce qui saisit l’imagination des hommes, ne leur permet pas une justice si exacte.

En général, le mépris s’attache aux vices bas, et la haine aux crimes hardis qui malheureusement sont au-dessus du mépris, et font quelquefois confondre l’horreur avec une sorte d’admiration. Je ne dis rien en particulier de la colère, qui n’a guère lieu que dans ce qui nous devient personnel. La colère est une haine ouverte et passagère ; la haine une colère retenue et suivie. En considérant les différentes gradations, il me semble que tout concourt à établir les principes que j’ai posés ; et, pour les résumer en peu de mots :

Nous estimons ce qui est utile à la société, nous méprisons ce qui lui est nuisible ; nous aimons ce qui nous est personnellement utile, nous haïssons ce qui nous est contraire ; nous respectons ce qui nous est supérieur, nous admirons ce qui est extraordinaire.

Il ne s’agit plus que d’éclaircir une équivoque très-commune sur le mot de mépris, qu’on emploie souvent dans une acception bien différente de l’idée ou du sentiment qu’on éprouve. On croit souvent, ou l’on veut faire croire qu’on méprise certaines personnes, parce qu’on s’attache à les dépriser. Je remarque, au contraire, qu’on ne déprise avec affectation que par le chagrin de ne pouvoir mépriser, et qu’on estime forcément ceux contre qui l’on déclame. Le mépris qui s’annonce avec hauteur, n’est ni indifférence, ni dedain ; c’est le langage de la jalousie, de la haine et de l’estime voilées par l’orgueil ; car la haine prouve souvent plus de motifs d’estime, que l’aveu même d’une estime sincère.