Considérations sur … la Révolution Française/Quatième partie/V

CHAPITRE V.

L’Angleterre devoit-elle faire la paix avec Bonaparte à son
avénement au consulat ?

LORSQUE le général Bonaparte fut nommé consul, ce qu’on attendoit de lui, c’étoit la paix. La nation étoit fatiguée de sa longue lutte ; et, sûre alors d’obtenir son indépendance, avec la barrière du Rhin et des Alpes, elle ne souhaitoit que la tranquillité ; certes, elle s’adressoit mal pour l’obtenir. Cependant le premier consul fit des démarches pour se rapprocher de l’Angleterre, et le ministère d’alors s’y refusa. Peut-être eut-il tort, car, deux ans après, lorsque Bonaparte avoit déjà assuré sa puissance par la victoire de Marengo, le gouvernement anglois se vit dans la nécessité de signer le traité d’Amiens, qui, sous tous les rapports, étoit plus désavantageux que celui qu’on auroit obtenu dans un moment où Bonaparte vouloit un succès nouveau, la paix avec l’Angleterre. Cependant je ne partage pas l’opinion de quelques personnes qui prétendent que si le ministère anglois avoit alors accepté les propositions de la France, Bonaparte eût dès cet instant adopté un système pacifique. Rien n’étoit plus contraire à sa nature et à son intérêt. Il ne sait vivre que dans l’agitation, et si quelque chose peut plaider pour lui auprès de ceux qui réfléchissent sur l’être humain, c’est qu’il ne respire librement que dans une atmosphère volcanique : son intérêt aussi lui conseilloit la guerre.

Tout homme, devenu chef unique d’un grand pays autrement que par l’hérédité, peut difficilement s’y maintenir, s’il ne donne pas à la nation de la liberté ou de la gloire militaire, s’il n’est pas Washington ou un conquérant. Or, comme il étoit difficile de ressembler moins à Washington que Bonaparte, il ne pouvoit établir et conserver un pouvoir absolu qu’en étourdissant le raisonnement ; qu’en présentant, tous les trois mois, aux François, une perspective nouvelle, afin de suppléer, par la grandeur et la variété des événemens, à l’émulation honorable, mais tranquille, dont les peuples libres sont appelés à jouir.

Une anecdote peut servir à faire connaître comment, dès les premiers jours de l’avènement de Bonaparte au consulat, ses alentours savoient déjà de quelle façon servile il falloit s’y prendre pour lui plaire. Parmi les argumens allégués par lord Grenville pour ne pas faire la paix avec Bonaparte, il y avoit que, le gouvernement du premier consul tenant à lui seul, on ne pouvoit fonder une paix durable sur la vie d’un homme. Ces paroles irritèrent le premier consul ; il ne pouvoit souffrir qu’on discutât la chance de sa mort. En effet, quand on ne rencontre plus d’obstacle dans les hommes, on s’indigne contre la nature, qui seule est inflexible ; il nous est, à nous autres, plus facile de mourir ; nos ennemis, souvent même nos amis, tout notre sort enfin nous y prépare. L’homme chargé de réfuter dans le Moniteur la réponse de lord Grenville, se servit de ces expressions : Quant à la vie et à la mort de Bonaparte, ces choses-la, milord, sont au-dessus de votre portée. Ainsi le peuple de Rome appeloit les empereurs Votre Éternité. Bizarre destinée de l’espèce humaine, condamnée à rentrer dans le même cercle par les passions, tandis qu’elle avance toujours dans la carrière des idées ! Le traité d’Amiens fut conclu, lorsque les succès de Bonaparte en Italie le rendoient déjà maître du continent ; les conditions en étoient très-désavantageuses pour les Anglois, et pendant l’année qu’il subsista, Bonaparte se permit des empiétemens tellement redoutables, qu’après la faute de signer ce traité, celle de ne pas le rompre eût été la plus grande. À cette époque, en 1803, malheureusement pour l’esprit de liberté en Angleterre, et par conséquent sur le continent, dont elle est le fanal, le parti de l’opposition, ayant à sa tête M. Fox, fit entièrement fausse route par rapport à Bonaparte ; et dès lors ce parti, si honorable d’ailleurs, a perdu dans la nation l’ascendant qu’il eût été désirable à d’autres égards de lui voir conserver. C’étoit déjà beaucoup trop que d’avoir défendu la révolution françoise sous le règne de la terreur ; mais quelle faute, s’il se peut, plus dangereuse encore, que de considérer Bonaparte comme tenant aux principes de cette révolution dont il étoit le plus habile destructeur ! Sheridan, qui, par ses lumières et ses talens, avoit de quoi faire la gloire de l’Angleterre et la sienne propre, montra clairement à l’opposition le rôle qu’elle devoit jouer, dans le discours éloquent qu’il prononça à l’occasion de la paix d’Amiens.

« La situation de Bonaparte et l’organisation de son pouvoir sont telles, dit Sheridan, qu’il doit entrer avec ses sujets dans un terrible échange ; il faut qu’il leur promette de les rendre les maîtres du monde, afin qu’ils consentent à être ses esclaves ; et, si tel est son but, contre quelle puissance doit-il tourner ses regards inquiets, si ce n’est contre la Grande-Bretagne ? Quelques-uns ont prétendu qu’il ne vouloit avoir avec nous d’autre rivalité que celle du commerce ; heureux cet homme, si des vues administratives étoient entrées dans sa tête ! mais qui pourroit le croire ? il suit l’ancienne méthode des taxes exagérées et des prohibitions. Toutefois il voudroit arriver par un chemin plus court à notre perte ; peut-être se figure-t-il que ce pays une fois subjugué, il pourra transporter chez lui notre commerce, nos capitaux et notre crédit, comme il a fait venir à Paris les tableaux et les statues d’Italie. Mais ses ambitieuses espérances seroient bientôt trompées ; ce crédit disparaîtroit sous la griffe du pouvoir ; ces capitaux s’enfonceroient dans la terre, s’ils étoient foulés aux pieds d’un despote ; et ces entreprises commerciales seroient sans vigueur, en présence d’un gouvernement arbitraire. S’il écrit sur ses tablettes des notes marginales relatives à ce qu’il doit faire des divers pays qu’il a soumis ou qu’il veut soumettre, le texte entier est consacré à la destruction de notre patrie. C’est sa première pensée en s’éveillant, c’est sa prière, à quelque divinité qu’il l’adresse, à Jupiter ou à Mahomet, au dieu des batailles ou à la déesse de la raison. Une importante leçon doit être tirée de l’arrogance de Bonaparte : il se dit l’instrument dont la Providence a fait choix pour rendre le bonheur à la Suisse, et la splendeur et l’importance à l’Italie ; et nous aussi, nous devons le considérer comme un instrument dont la Providence a fait choix pour nous rattacher davantage, s’il se peut, à notre constitution, pour nous faire sentir le prix de la liberté qu’elle nous assure ; pour anéantir toutes les différences d’opinion en présence de cet intérêt ; enfin, pour avoir sans cesse présent à l’esprit, que tout homme qui arrive en Angleterre, en sortant de France, croit s’échapper d’un donjon, pour respirer l’air et la vie de l’indépendance. »

La liberté triompheroit aujourd’hui dans l’opinion universelle, si tous ceux qui se sont ralliés à ce noble espoir avoient bien vu, dès le commencement du règne de Bonaparte, que le premier des contre-révolutionnaires, et le seul redoutable alors, c’étoit celui qui se revêtoit des couleurs nationales, pour rétablir impunément tout ce qui avoit disparu devant elle.

Les dangers dont l’ambition du premier consul menaçoit l’Angleterre, sont signalés avec autant de vérité que de force dans le discours que nous venons de citer. Le ministère anglois est donc amplement justifié d’avoir recommencé la guerre ; mais, quoiqu’il ait pu, dans la suite, prêter plus ou moins d’appui aux adversaires personnels de Bonaparte, il ne s’est jamais permis d’autoriser un attentat contre sa vie ; une telle idée ne vint pas aux chefs d’un peuple de chrétiens. Bonaparte courut un grand danger par la machine infernale, assassinat le plus coupable de tous, puisqu’il menaçoit la vie d’un grand nombre d’autres personnes en même temps que celle du consul. Mais le ministère anglois n’entra point dans cette conspiration ; il y a lieu de croire que les chouans, c’est-à-dire, les jacobins du parti aristocrate, en furent seuls coupables. À cette occasion pourtant, on déporta cent trente révolutionnaires, bien qu’ils n’eussent pris aucune part à la machine infernale. Mais il parut simple alors de profiter du trouble que causoit cet événement, pour se débarrasser de tous ceux qu’on vouloit proscrire. Singulière façon, il faut le dire, de traiter l’espèce humaine ! Il s’agissoit d’hommes odieux ! s’écriera-t-on. Cela se peut ; mais qu’importe ? N’apprendra-t-on jamais en France qu’il n’y a point d’acception de personnes devant la loi ? Les agens de Bonaparte s’étoient fait alors le bizarre principe de frapper les deux partis à la fois, lorsque l’un des deux avoit tort ; ils appeloient cela de l’impartialité. Vers ce temps, un homme, auquel il faut épargner son nom, proposa de brûler vifs ceux qui seroient convaincus d’un attentat contre la vie du premier consul. La proposition des supplices cruels sembloit appartenir à d’autres siècles que le nôtre ; mais la flatterie ne s’en tient pas toujours à la platitude, et la bassesse est très-facilement féroce.