Considérations sur … la Révolution Française/Quatième partie/IV

CHAPITRE IV.

Des progrès du pouvoir absolu de Bonaparte.

ON ne sauroit trop observer les premiers symptômes de la tyrannie ; car, quand elle a grandi à un certain point, il n’est plus temps de l’arrêter. Un seul homme enchaîne la volonté d’une multitude d’individus dont la plupart, pris séparément, souhaiteroient d’être libres, mais qui néanmoins se soumettent, parce que chacun d’eux redoute l’autre, et n’ose lui communiquer franchement sa pensée. Souvent il suffit d’une minorité très-peu nombreuse pour faire face tour à tour à chaque portion de la majorité qui s’ignore elle-même.

Malgré les diversités de temps et de lieux, il y a des points de ressemblance entre l’histoire de toutes les nations tombées sous le joug. C’est presque toujours après de longs troubles civils que la tyrannie s’établit, parce qu’elle offre à tous les partis épuisés et craintifs l’espoir de trouver en elle un abri. Bonaparte a dit de lui-même, avec raison, qu’il savoit jouer à merveille de l’instrument du pouvoir. En effet, comme il ne tient à aucune idée, et qu’il n’est arrêté par aucun obstacle, il se présente dans l’arène des circonstances en athlète aussi souple que vigoureux, et son premier coup d’œil lui fait connaître ce qui, dans chaque personne, ou dans chaque association d’hommes, peut servir à ses desseins personnels. Son plan, pour parvenir à dominer la France, se fonda sur trois bases principales : contenter les intérêts des hommes aux dépens de leurs vertus, dépraver l’opinion par des sophismes, et donner à la nation pour but la guerre au lieu de la liberté. Nous le verrons suivre ces diverses routes avec une rare habileté. Les François, hélas ! ne l’ont que trop bien secondé ; néanmoins, c’est à son funeste génie surtout qu’il faut s’en prendre ; car, les gouvernemens arbitraires ayant empêché de tout temps que cette nation n’eût des idées fixes sur aucun sujet, Bonaparte a fait mouvoir ses passions sans avoir à lutter contre ses principes. Il pouvoit dès lors honorer la France, et s’affermir lui-même par des institutions respectables ; mais le mépris de l’espèce humaine a tout desséché dans son âme, et il a cru qu’il n’existoit de profondeur que dans la région du mal.

Nous avons déjà vu que le général Bonaparte fit décréter une constitution dans laquelle il n’existoit point de garanties. De plus, il eut grand soin de laisser subsister les lois émises pendant la révolution, afin de prendre à son gré l’arme qui lui convenoit dans cet arsenal détestable. Les commissions extraordinaires, les déportations, les exils, l’esclavage de la presse, ces mesures malheureusement prises au nom de la liberté, étoient fort utiles à la tyrannie. Il mettoit en avant, pour les adopter, tantôt la raison d’état, tantôt la nécessité des temps, tantôt l’activité de ses adversaires, tantôt le besoin de maintenir le calme. Telle est l’artillerie des phrases qui fondent le pouvoir absolu, car les circonstances ne finissent jamais, et plus on veut comprimer par des mesures illégales, plus on fait de mécontens qui motivent la nécessité de nouvelles injustices. C’est toujours à demain qu’on remet l’établissement de la loi, et c’est un cercle vicieux dont on ne peut sortir, car l’esprit public qu’on attend pour permettre la liberté ne sauroit résulter que de cette liberté même.

La constitution donnoit à Bonaparte deux collègues ; il choisit avec une sagacité singulière, pour ses consuls adjoints, deux hommes qui ne servoient qu’à déguiser son unité despotique : l’un, Cambacérès, jurisconsulte d’une grande instruction, mais, qui avoit appris, dans la convention, à plier méthodiquement devant la terreur ; et l’autre, Lebrun, homme d’un esprit très-cultivé et de manières très-polies, mais qui s’étoit formé sous le chancelier Maupeou, sous ce ministre qui avoit substitué un parlement nommé par lui à ceux de France, ne trouvant pas encore assez d’arbitraire dans la monarchie telle qu’elle étoit alors. Cambacérès étoit l’interprète de Bonaparte auprès des révolutionnaires, et Lebrun auprès des royalistes ; l’un et l’autre traduisoient le même texte en deux langues différentes. Deux habiles ministres avoient aussi chacun pour mission d’adapter l’ancien et le nouveau régime au mélange du troisième. Le premier, grand seigneur engagé dans la révolution, disoit aux royalistes qu’il leur convenoit de retrouver les institutions monarchiques, en renonçant à l’ancienne dynastie. Le second, un homme des temps funestes, mais néanmoins prêt à servir au rétablissement des cours, prêchoit aux républicains la nécessité d’abandonner leurs opinions politiques, pourvu qu’ils pussent conserver leurs places. Parmi ces chevaliers de la circonstance, Bonaparte, le grand maître, savoit la créer, et les autres manœuvroient selon le vent que ce génie des orages avoit soufflé dans les voiles.

L’armée politique du premier consul étoit composée de transfuges des deux partis. Les royalistes lui sacrifioient leur fidélité envers les Bourbons, et les patriotes leur attachement à la liberté ; ainsi donc aucune façon de penser indépendante ne pouvoit se montrer sous son règne, car il pardonnoit plus volontiers un calcul égoïste qu’une opinion désintéressée. C’étoit par le mauvais côté du cœur humain qu’il croyoit pouvoir s’en emparer.

Bonaparte prit les Tuileries pour sa demeure, et ce fut un coup de parti que le choix de cette habitation. On avoit vu là le roi de France, les habitudes monarchiques y étoient encore présentes à tous les yeux, et il suffisoit, pour ainsi dire, de laisser faire les murs pour tout rétablir. Vers les derniers jours du dernier siècle, je vis entrer le premier consul dans le palais bâti par les rois ; et quoique Bonaparte fût bien loin encore de la magnificence qu’il a développée depuis, l’on voyoit déjà dans tout ce qui l’entouroit un empressement de se faire courtisan à l’orientale, qui dut lui persuader que gouverner la terre étoit chose bien facile. Quand sa voiture fut arrivée dans la cour des Tuileries, ses valets ouvrirent la portière et précipitèrent le marchepied avec une violence qui sembloit dire que les choses physiques elles-mêmes étoient insolentes, quand elles retardoient un instant la marche de leur maître. Lui ne regardoit ni ne remercioit personne, comme s’il avoit craint qu’on pût le croire sensible aux hommages mêmes qu’il exigeoit. En montant l’escalier au milieu de la foule qui se pressoit pour le suivre, ses yeux ne se portoient ni sur aucun objet, ni sur aucune personne en particulier ; il y avoit quelque chose de vague et d’insouciant dans sa physionomie, et ses regards n’exprimoient que ce qu’il lui convient toujours de montrer, l’indifférence pour le sort, et le dédain pour les hommes.

Ce qui servoit singulièrement le pouvoir de Bonaparte, c’est qu’il n’avoit rien à ménager que la masse. Toutes les existences individuelles étoient anéanties par dix ans de troubles, et rien n’agit sur un peuple comme les succès militaires ; il faut une grande puissance de raison pour combattre ce penchant, au lieu d’en profiter. Personne en France ne pouvoit croire sa situation assurée : les hommes de toutes les classes, ruinés ou enrichis, bannis ou récompensés, se trouvoient également un à un, pour ainsi dire, entre les mains du pouvoir. Des milliers de François étoient portés sur la liste des émigrés ; d’autres milliers étoient acquéreurs de biens nationaux ; des milliers étoient proscrits comme prêtres ou comme nobles ; d’autres milliers craignoient de l’être pour leurs faits révolutionnaires. Bonaparte, qui marchoit toujours entre deux intérêts contraires, se gardoit bien de mettre un terme à ces inquiétudes par des lois fixes qui pussent faire connaître à chacun ses droits. Il rendoit à tel ou tel ses biens, à tel ou tel il les ôtoit pour toujours. Un arrêté sur la restitution des bois réduisoit l’un à la misère, l’autre retrouvoit fort au delà de ce qu’il avoit possédé. Il rendoit quelquefois les biens du père au fils, ceux du frère aîné au frère cadet, selon qu’il étoit content ou mécontent de leur attachement à sa personne. Il n’y avoit pas un François qui n’eût quelque chose à demander au gouvernement, et ce quelque chose c’étoit la vie ; car alors la faveur consistoit, non dans le frivole plaisir qu’elle peut donner, mais dans l’espérance de revoir sa patrie, et de retrouver au moins une portion de ce qu’on possédoit. Le premier consul s’étoit réservé la faculté de disposer, sous un prétexte quelconque, du sort de tous et de chacun. Cet état inouï de dépendance excuse à beaucoup d’égards la nation. Peut-on, en effet, s’attendre à l’héroïsme universel ? et ne faut-il pas de l’héroïsme, pour s’exposer à la ruine et au bannissement qui pesoient sur toutes les têtes par l’application d’un décret quelconque ? Un concours unique de circonstances mettoit à la disposition d’un homme les lois de la terreur, et la force militaire créée par l’enthousiasme républicain. Quel héritage pour un habile despote !

Ceux, parmi les François, qui cherchoient à résister au pouvoir toujours croissant du premier consul, devoient invoquer la liberté pour lutter avec succès contre lui. Mais à ce mot, les aristocrates et les ennemis de la révolution crioient au jacobinisme, et secondoient ainsi la tyrannie, dont ils ont voulu depuis faire retomber le blâme sur leurs adversaires.

Pour calmer les jacobins, qui ne s’étoient pas encore tous ralliés à cette cour, dont ils ne comprenoient pas bien le sens, on répandoit des brochures dans lesquelles on disoit que l’on ne devoit pas craindre que Bonaparte voulut ressembler à César, à Cromwell ou à Monk ; rôles usés, disoit-on, qui ne conviennent plus au siècle. Il n’est pas bien sûr, cependant, que les événemens de ce monde ne se répètent pas, quoique cela soit interdit aux auteurs des pièces nouvelles ; mais ce qui importoit alors, c’étoit de fournir une phrase à tous ceux qui vouloient être trompés d’une manière décente. La vanité françoise commença dès lors à se porter sur l’art de la diplomatie : la nation entière, à qui l’on disoit le secret de la comédie, étoit flattée de la confidence, et se complaisoit dans la réserve intelligente que l’on exigeoit d’elle.

On soumit bientôt les nombreux journaux qui existoient en France à la censure la plus rigoureuse, mais en même temps la mieux combinée ; car il ne s’agissoit pas de commander le silence à une nation qui a besoin de faire des phrases, dans quelque sens que ce soit, comme le peuple romain avoit besoin de voir les jeux du cirque. Bonaparte établit dès lors cette tyrannie bavarde dont il a tiré depuis un si grand avantage. Les feuilles périodiques répétoient toutes la même chose chaque jour, sans que jamais il fut permis de les contredire. La liberté des journaux diffère à plusieurs égards de celle des livres. Les journaux annoncent les nouvelles dont toutes les classes de personnes sont avides, et la découverte de l’imprimerie, loin d’être, comme on l’a dit, la sauvegarde de la liberté, seroit l’arme la plus terrible du despotisme, si les journaux, qui sont la seule lecture des trois quarts de la nation, étoient exclusivement soumis à l’autorité. Car, de même que les troupes réglées sont plus dangereuses que les milices pour l’indépendance des peuples, les écrivains soldés dépravent l’opinion bien plus qu’elle ne pouvoit se dépraver, quand on ne communiquoit que par la parole, et que l’on formoit ainsi son jugement d’après les faits. Mais, lorsque la curiosité pour les nouvelles ne peut se satisfaire qu’en recevant un appoint de mensonges ; lorsque aucun événement n’est raconté sans être accompagné d’un sophisme ; lorsque la réputation de chacun dépend d’une calomnie répandue dans des gazettes qui se multiplient de toutes parts sans qu’on accorde à personne la possibilité de les réfuter ; lorsque les opinions sur chaque circonstance, sur chaque ouvrage, sur chaque individu, sont soumises au mot d’ordre des journalistes, comme les mouvemens des soldats aux chefs de file ; c’est alors que l’art de l’imprimerie devient ce que l’on a dit du canon, la dernière raison des rois .

Bonaparte, lorsqu’il disposoit d’un million d’hommes armés, n’en attachoit pas moins d’importance à l’art de guider l’esprit public par les gazettes ; il dictoit souvent lui-même des articles de journaux qu’on pouvoit reconnaître aux saccades violentes du style ; on voyoit qu’il auroit voulu mettre dans ce qu’il écrivoit des coups au lieu de mots. Il a dans tout son être un fonds de vulgarité que le gigantesque même de son imagination ne sauroit toujours cacher. Ce n’est pas qu’il ne sache très-bien, un jour donné, se montrer avec beaucoup de convenance ; mais il n’est à son aise que dans le mépris pour les autres ; et, dès qu’il peut y rentrer, il s’y complaît. Toutefois, ce n’étoit pas uniquement par goût qu’il se livroit à faire servir, dans ses notes du Moniteur, le cynisme de la révolution au maintien de sa puissance. Il ne permettoit qu’à lui d’être jacobin en France. Mais, lorsqu’il inséroit dans ses bulletins des injures grossières contre les personnes les plus respectables, il croyoit ainsi captiver la masse du peuple et des soldats, en se rapprochant de leur langage et de leurs passions, sous la pourpre même dont il étoit revêtu.

On ne peut arriver à un grand pouvoir qu’en mettant à profit la tendance de son siècle : aussi Bonaparte étudia-t-il bien l’esprit du sien. Il y avoit eu, parmi les hommes supérieurs du dix-huitième siècle en France, un superbe enthousiasme pour les principes qui fondent le bonheur et la dignité de l’espèce humaine ; mais à l’abri de ce grand chêne croissoient des plantes vénéneuses, l’égoïsme et l’ironie ; et Bonaparte sut habilement se servir de ces dispositions funestes. Il tourna toutes les belles choses en ridicule, excepté la force ; et la maxime proclamée sous son règne étoit : Honte aux vaincus ! Aussi l’on ne seroit tenté de dire aux disciples de sa doctrine qu’une seule injure : Et pourtant vous n’avez pas réussi ; car tout blâme tiré du sentiment moral ne leur importeroit guère.

Il falloit cependant donner un principe de vie à ce système de dérision et d’immoralité, sur lequel se fondoit le gouvernement civil. Ces puissances négatives ne suffisoient pas pour marcher en avant, sans l’impulsion des succès militaires. L’ordre dans l’administration et dans les finances, les embellissemens des villes, la confection des canaux et des grandes routes, tout ce qu’on a pu louer enfin dans les affaires de l’intérieur, avoit pour unique base l’argent obtenu par les contributions levées sur les étrangers. Il ne falloit pas moins que les revenus du continent pour procurer alors de tels avantages à la France ? et, loin qu’ils fussent fondés sur des institutions durables, la grandeur apparente de ce colosse ne reposoit que sur des pieds d’argile.