Considérations sur … la Révolution Française/Quatième partie/III

CHAPITRE III.

Comment la constitution consulaire fut établie.

LE sortilège le plus puissant dont Bonaparte se soit servi pour fonder son pouvoir, c’est, comme nous l’avons déjà dit, la terreur qu’inspiroit le nom seul du jacobinisme, bien que tous les hommes capables de réflexion sachent parfaitement que ce fléau ne peut renaître en France. On se donne volontiers l’air de craindre les partis battus, pour motiver des mesures générales de rigueur. Tous ceux qui veulent favoriser l’établissement du despotisme rappellent avec violence les forfaits commis par la démagogie. C’est une tactique très-facile ; aussi Bonaparte paralysoit-il toute espèce de résistance à ses volontés par ces mots : Voulez-vous que je vous livre aux jacobins ? Et la France alors plioit devant lui, sans que des hommes énergiques osassent lui répondre : Nous saurons combattre les jacobins et vous. Enfin même alors on ne l’aimoit pas, mais on le préféroit ; il s’est presque toujours offert en concurrence avec une autre crainte, afin de faire accepter sa puissance comme un moindre mal.

Une commission, composée de cinquante membres des cinq-cents et des anciens, fut chargée de discuter avec le général Bonaparte la constitution qu’on alloit proclamer. Quelques-uns de ces membres qui avoient sauté la veille par la fenêtre, pour échapper aux baïonnettes, traitoient sérieusement les questions abstraites des lois nouvelles, comme si l’on avoit pu supposer encore que leur autorité seroit respectée. Ce sang-froid pouvoit être beau s’il eut été joint à de l’énergie ; mais on ne discutoit les questions abstraites que pour établir une tyrannie ; comme du temps de Cromwell on cherchoit dans la Bible des passages pour autoriser le pouvoir absolu.

Bonaparte laissoit ces hommes, accoutumés à la tribune, dissiper en paroles leur reste de caractère ; mais, quand ils approchoient, par la théorie, trop près de la pratique, il abrégeoit toutes les difficultés en les menaçant de ne plus se mêler de leurs affaires, c’est-à-dire, de les terminer par la force. Il se complaisoit assez dans ces longues discussions, parce qu’il aime beaucoup lui-même à parler. Son genre de dissimulation en politique n’est pas le silence ; il aime mieux dérouter les esprits par un tourbillon de discours, qui fait croire tour à tour aux choses les plus opposées. En effet, on trompe souvent mieux en parlant qu’en se taisant. Le moindre signe trahit ceux qui se taisent ; mais, quand on a l’impudeur de mentir activement, on peut agir davantage sur la conviction. Bonaparte se prêtoit donc aux arguties d’un comité qui discutoit l’établissement d’un ordre social comme la composition d’un livre. Il n’étoit pas alors question de corps anciens à ménager, de priviléges à conserver, ou même d’usages à respecter : la révolution avoit tellement dépouillé la France de tous les souvenirs du passé, qu’aucune base antique ne gênoit le plan de la constitution nouvelle.

Heureusement pour Bonaparte, il n’étoit pas même nécessaire, dans une pareille discussion, d’avoir recours à des connaissances approfondies ; il suffisoit de combattre contre des raisonnemens, espèce d’armes dont il se jouoit à son gré, et auxquelles il opposoit, quand cela lui convenoit, une logique où tout étoit inintelligible, excepté sa volonté. Quelques personnes ont cru que Bonaparte avoit une grande instruction sur tous les sujets, parce qu’il a fait à cet égard, comme à tant d’autres, usage de son charlatanisme. Mais, comme il a peu lu dans sa vie, il ne soit que ce qu’il a recueilli par la conversation. Le hasard peut faire qu’il vous dise, sur un sujet quelconque, une chose très-détaillée et même très-savante, s’il a rencontré quelqu’un qui l’en ait informé la veille ; mais, l’instant d’après, on découvre qu’il ne sait pas ce que tous les gens instruits ont appris dès leur enfance. Sans doute il faut avoir beaucoup d’esprit d’un certain genre, de l’esprit d’adresse, pour déguiser ainsi son ignorance ; toutefois, il n’y a que les personnes éclairées par des études sincères et suivies, qui puissent avoir des idées vraies sur le gouvernement des peuples. La vieille doctrine de la perfidie n’a réussi à Bonaparte que parce qu’il y joignoit le prestige de la victoire. Sans cette association fatale, il n’y auroit pas deux manières de voir un tel homme.

On nous racontoit tous les soirs les séances de Bonaparte avec son comité, et ces récits auroient pu nous amuser, s’ils ne nous avoient pas profondément attristés sur le sort de la France. La servilité de l’esprit de courtisan commençoit à se développer dans les hommes qui avoient montré le plus d’âpreté révolutionnaire. Ces féroces jacobins préludoient aux rôles de barons et de comtes qui leur étoient destinés par la suite, et tout annonçoit que leur intérêt personnel seroit le vrai Protée qui prendroit à volonté les formes les plus diverses.

Pendant cette discussion, je rencontrai un conventionnel que je ne nommerai point ; car pourquoi nommer, quand la vérité du tableau ne l’exige pas ? Je lui exprimai mes alarmes sur la liberté. « Oh ! me répondit-il, madame, nous en sommes arrivés au point de ne plus songer à sauver les principes de la révolution, mais seulement les hommes qui l’ont faite. » Certes, ce vœu n’étoit pas celui de la France.

On croyoit que Sieyes présenteroit toute rédigée cette fameuse constitution dont on parloit depuis dix ans comme de l’arche d’alliance qui devoit réunir tous les partis ; mais, par une bizarrerie singulière, il n’avoit rien d’écrit sur ce sujet. La supériorité de l’esprit de Sieyes ne sauroit l’emporter sur la misanthropie de son caractère ; la race humaine lui déplaît, et il ne sait pas traiter avec elle : on diroit qu’il voudroit avoir affaire à autre chose qu’à des hommes, et qu’il renonce à tout, faute de pouvoir trouver sur la terre une espèce plus selon son goût. Bonaparte, qui ne perdoit son temps ni dans la contemplation des idées abstraites, ni dans le découragement de l’humeur, aperçut très-vite en quoi le système de Sieyes pouvoit lui être utile ; c’étoit parce qu’il anéantissoit très-artistement les élections populaires : Sieyes y substituoit des listes de candidats sur lesquelles le sénat devoit choisir les membres du corps législatif et du tribunal ; car on mettoit, je ne sais pourquoi, trois corps dans cette constitution, et même quatre, si l’on y comprend le conseil d’état, dont Bonaparte s’est si bien servi depuis. Quand le choix des députés n’est pas purement et directement fait par le peuple, il n’y a plus de gouvernement représentatif ; des institutions héréditaires peuvent accompagner celle de l’élection, mais c’est en elle que consiste la liberté. Aussi l’important pour Bonaparte étoit-il de paralyser l’élection populaire, parce qu’il savoit bien qu’elle est inconciliable avec le despotisme.

Dans cette constitution, le tribunat, composé de cent personnes, devoit parler, et le corps législatif, composé de deux cent cinquante, devoit se taire ; mais on ne concevoit pas pourquoi l’on donnoit à l’un cette permission, en imposant à l’autre cette contrainte. Le tribunat et le corps législatif n’étoient point assez nombreux en proportion de la population de la France, et toute l’importance politique devoit se concentrer dans le sénat conservateur, qui réunissoit tous les pouvoirs hors un seul, celui qui naît de l’indépendance de fortune. Les sénateurs n’existoient que par les appointemens qu’ils recevoient du pouvoir exécutif. Le sénat n’étoit en effet que le masque de la tyrannie ; il donnoit aux ordres d’un seul l’apparence d’être discutés par plusieurs.

Quand Bonaparte fut assuré de n’avoir affaire qu’à des hommes payés, divisés en trois corps, et nommés les uns par les autres, il se crut certain d’atteindre son but. Ce beau nom de tribun signifioit des pensions pour cinq ans ; ce grand nom de sénateur signifioit des canonicats à vie, et il comprit bien vite que les uns voudroient acquérir ce que les autres désireroient conserver. Bonaparte se faisoit dire sa volonté sur divers tons, tantôt par la voix sage du sénat, tantôt par les cris commandés des tribuns, tantôt par le scrutin silencieux du corps législatif ; et ce chœur à trois parties étoit censé l’organe de la nation, quoiqu’un même maître en fût le coryphée.

L’œuvre de Sieyes fut sans doute altérée par Bonaparte. Sa vue longue d’oiseau de proie lui fit découvrir et supprimer tout ce qui, dans les institutions proposées, pouvoit un jour amener quelque résistance ; mais Sieyes avoit perdu la liberté, en substituant quoi que ce fût à l’élection populaire.

Bonaparte lui-même n’auroit peut-être pas été assez fort pour opérer alors un tel changement dans les principes généralement admis ; il falloit que le philosophe servît à cet égard les desseins de l’usurpateur. Non assurément que Sieyes voulût établir la tyrannie en France, on doit lui rendre la justice qu’il n’y a jamais pris part : et d’ailleurs, un homme d’autant d’esprit ne peut aimer l’autorité d’un seul, si ce seul n’est pas lui-même. Mais, par sa métaphysique, il embrouilla la question la plus simple, celle de l’élection ; et c’est à l’ombre de ces nuages que Bonaparte s’introduisit impunément dans le despotisme.