Considérations sur … la Révolution Française/Quatième partie/VI

CHAPITRE VI.

De l’inauguration du concordat à Notre-Dame.

À L’ÉPOQUE de l’avènement de Bonaparte, les partisans les plus sincères du catholicisme, après avoir été si long-temps victimes de l’inquisition politique, n’aspiroient qu’à une parfaite liberté religieuse. Le vœu général de la nation se bornoit à ce que toute persécution cessât désormais à l’égard des prêtres, et qu’on n’exigeât plus d’eux aucun genre de serment ; enfin, que l’autorité ne se mêlât en rien des opinions religieuses de personne. Ainsi donc, le gouvernement consulaire eût contenté l’opinion, en maintenant en France la tolérance absolue, telle qu’elle existe en Amérique, chez un peuple dont la piété constante et les mœurs sévères qui en sont la preuve ne sauroient être mises en doute. Mais le premier consul ne s’occupoit point de ces saintes pensées ; il savoit que, si le clergé reprenoit une consistance politique, son influence ne pouvoit seconder que les intérêts du despotisme ; et, ce qu’il vouloit, c’étoit préparer les voies pour son arrivée au trône.

Il lui falloit un clergé comme des chambellans, comme des titres, comme des décorations, enfin, comme toutes les anciennes cariatides du pouvoir ; et lui seul étoit en mesure de les relever. L’on s’est plaint du retour des vieilles institutions, et l’on ne devroit pas oublier que Bonaparte en est la véritable cause. C’est lui qui a recomposé le clergé, pour le faire servir à ses desseins. Les révolutionnaires, qui étoient encore redoutables il y a quatorze ans, n’auroient jamais souffert que l’on redonnât ainsi une existence politique aux prêtres, si un homme qu’ils considéroient, à quelques égards, comme l’un d’entre eux, en leur présentant un concordat avec le pape, ne leur eut pas assuré que c’étoit une mesure très-profondément combinée, et qui serviroit au maintien des institutions nouvelles. Les révolutionnaires, à quelques exceptions près, sont plus violens que rusés, et par cela même on les flatte, quand on les traite en hommes habiles.

Bonaparte, assurément, n’est pas religieux, et l’espèce de superstition dont on a pu découvrir quelques traces dans son caractère, tient uniquement au culte de lui-même. Il croit à sa fortune, et ce sentiment s’est manifesté en lui de diverses manières ; mais, depuis le mahométisme jusqu’à la religion des Pères du désert, depuis la loi agraire jusqu’à l’étiquette de la cour de Louis XIV, son esprit est prêt à concevoir et son caractère à exécuter ce que la circonstance peut exiger. Toutefois, son penchant naturel étant pour le despotisme, ce qui le favorise lui plaît, et il auroit aimé l’ancien régime de France plus que personne, s’il avoit pu persuader au monde qu’il descendoit en droite ligne de saint Louis.

Il a souvent exprimé le regret de ne pas régner dans un pays où le monarque fût en même temps le chef de l’Église, comme en Angleterre et en Russie ; mais, trouvant encore le clergé de France dévoué à la cour de Rome, il voulut négocier avec elle. Un jour il assuroit aux prélats que, dans son opinion, il n’y avoit que la religion catholique de vraiment fondée sur les traditions anciennes ; et, d’ordinaire, il leur montroit sur ce sujet quelque érudition acquise de la veille ; puis, se trouvant avec des philosophes, il dit à Cabanis : Savez-vous ce que c’est que le concordat que je viens de signer ? C’est la vaccine de la religion : dans cinquante ans, il n’y en aura plus en France. Ce n’étoient ni la religion ni la philosophie qui lui importoient, dans l’existence d’un clergé tout-à-fait soumis à ses volontés ; mais, ayant entendu parler de l’alliance entre l’autel et le trône, il commença par relever l’autel. Aussi, en célébrant le concordat, fit-il, pour ainsi dire, la répétition habillée de son couronnement.

Il ordonna, au mois d’avril 1802, une grande cérémonie à Notre-Dame. Il y alla avec toute la pompe royale, et nomma pour l’orateur de cette inauguration, qui ? l’archevêque d’Aix, le même qui avoit fait le sermon du sacre à la cathédrale de Reims, le jour où Louis XVI fut couronné. Deux motifs le déterminèrent à ce choix : l’espoir ingénieux que plus il imitoit la monarchie, plus il faisoit naître l’idée de l’en nommer le chef ; et le dessein perfide de déconsidérer l’archevêque d’Aix, assez pour le mettre entièrement dans sa dépendance, et pour donner à tous la mesure de son ascendant. Toujours il a voulu, quand cela se pouvoit, qu’un homme connu fit quelque chose d’assez blâmable, en s’attachant à lui, pour être perdu dans l’estime de tout autre parti que le sien. Brûler ses vaisseaux, c’étoit lui sacrifier sa réputation ; il voulut faire des hommes une monnaie qui ne reçût sa valeur que de l’empreinte du maître. La suite a prouvé que cette monnaie savoit rentrer en circulation avec une autre effigie.

Le jour du concordat, Bonaparte se rendit à l’église de Notre-Dame dans les anciennes voitures du roi, avec les mêmes cochers, les mêmes valets de pied marchant à côté de la portière ; il se fit dire jusque dans le moindre détail toute l’étiquette de la cour ; et, bien que premier consul d’une republique, il s’appliqua tout cet appareil de la royauté. Rien, je l’avoue, ne me fit éprouver un sentiment d’irritation pareil. Je m’étois renfermée dans ma maison pour ne pas voir cet odieux spectacle ; mais j’y entendois les coups de canon qui célébroient la servitude du peuple françois. Car y avoit-il quelque chose de plus honteux que d’avoir renversé les antiques institutions royales, entourées au moins de nobles souvenirs, pour reprendre ces mêmes institutions sous des formes de parvenus et avec les fers du despotisme ? C’étoit ce jour-là qu’on pouvoit adresser aux François ces belles paroles de Milton à ses compatriotes : Nous allons devenir la honte des nations libres, et le jouet de celles qui ne le sont pas ; est-ce là, diront les étrangers, cet édifice de liberté que les Anglois se glorifioient de bâtir ? Ils n’en ont fait tout juste que ce qu’il falloit pour se rendre à jamais ridicules aux yeux de l’Europe entière. Les Anglois, du moins, ont appelé de cette prédiction.

Au retour de Notre-Dame, le premier consul, se trouvant au milieu de ses généraux, leur dit : N’est-il pas vrai qu’aujourd’hui tout paroissoit rétabli dans l’ancien ordre ? « Oui, répondit noblement l’un d’entre eux, excepté deux millions de François qui sont morts pour la liberté, et qu’on ne peut faire revivre. » D’autres millions ont péri depuis, mais pour le despotisme.

On accuse amèrement le François d’être irréligieux ; mais l’une des principales causes de ce funeste résultat, c’est que les différens partis, depuis vingt-cinq ans, ont toujours voulu diriger la religion vers un but politique, et rien ne dispose moins à la piété que d’employer la religion pour un autre projet qu’elle-même. Plus les sentimens sont beaux par leur nature, plus ils inspirent de répugnance quand l’ambition et l’hypocrisie s’en emparent. Lorsque Bonaparte fut empereur, il nomma le même archevêque d’Aix, dont nous venons de parler, à l’archevêché de Tours ; et celui-ci, dans un de ses mandemens, exhorta la nation à reconnaître Napoléon comme souverain légitime de la France. Le ministre des cultes, se promenant alors avec un de ses amis, lui montra le mandement, et lui dit : « Voyez, il appelle l’empereur grand, généreux, illustre, tout cela est fort bien ; mais c’est légitime qui étoit le mot important dans la bouche d’un prêtre. » Pendant douze ans, à dater du concordat, les ecclésiastiques de tous les rangs n’ont laissé passer aucune occasion de louer Bonaparte à leur manière, c’est-à-dire, en l’appelant l’envoyé de Dieu, l’instrument de ses décrets, le représentant de la Providence sur la terre. Les mêmes prêtres ont depuis prêché sans doute une autre doctrine ; mais comment veut-on qu’un clergé, toujours aux ordres de l’autorité, quelle qu’elle soit, ajoute à l’ascendant de la religion sur les âmes ?

Le catéchisme qui a été reçu dans toutes les églises, pendant le règne de Bonaparte, menaçoit des peines éternelles quiconque n’aimeroit pas ou ne défendroit pas la dynastie de Napoléon. Si vous n’aimez pas Napoléon et sa famille, disoit ce catéchisme (qui, à cela près, est celui de Bossuet), que vous en arrivera-t-il ? Réponse : Alors nous encourrons la damnation éternelle[1]. Falloit-il croire, toutefois, que Bonaparte disposeroit de l’enfer dans l’autre monde, parce qu’il en donnoit l’idée dans celui-ci ? En vérité, les nations n’ont de piété sincère que dans les pays où la doctrine de l’Église n’a point de rapport avec les dogmes politiques, dans les pays où les prêtres n’exercent point de pouvoir sur l’état, dans les pays enfin où l’on peut aimer Dieu et la religion chrétienne de toute son âme, sans perdre et surtout sans obtenir aucun avantage terrestre par la manifestation de ce sentiment.

  1. p. 55. D. Quels sont les devoirs des chrétiens à l’éqard des princes qui les gouvernent quels sont en particulier nos devoirs envers Napoléon Ier, notre empereur ?
    R. Les chrétiens doivent aux princes qui les gouvernent, et nous devons en particulier à Napoléon Ier, notre empereur, l’amour, le respect, l’obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la conservation et la défense de l’empire et de son trône… Honorer et servir notre empereur est donc honorer et servir Dieu même.
    D. N’y a-t-il pas des motifs particuliers qui doivent plus fortement nous attacher à Napoléon Ier notre empereur ?
    R. Oui : car il est celui que Dieu a suscité dans les circonstances difficiles, pour rétablir le culte public de la religion sainte de nos pères, et pour en être le protecteur. Il a ramené et conservé l’ordre public par sa sagesse profonde et active ; il défend l’état par son bras puissant ; il est devenu l’oint du Seigneur par la consécration qu’il a reçue du souverain pontife, chef de l’Église universelle.
    D. Que doit-on penser de ceux qui manqueroient à leur devoir envers notre empereur ?
    R. Selon l’apôtre saint Paul, ils résisteroient à l’ordre établi de Dieu même, et se rendroient dignes de la damnation éternelle.