Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/X

CHAPITRE X.

Suite du précédent. – Ministère de l’archevêque de
Toulouse.

M. de Brienne archevêque de Toulouse, n’avoit guère plus de sérieux réel dans l’esprit que M. de Calonne ; mais sa dignité de prêtre, jointe au désir constant d’arriver au ministère, lui avoit donné l’extérieur réfléchi d’un homme d’état, et il en avoit la réputation avant d’avoir été mis a portée de la démentir. Depuis quinze ans, il travailloit, par le crédit des subalternes, à se faire estimer de la reine ; mais le roi, qui n’aimoit pas les prêtres philosophes, s’étoit refusé constamment à le nommer ministre. Enfin il céda, car Louis XVI n’avoit pas de confiance en lui-même ; il n’est point d’homme qui eut été plus heureux d’être né roi d’Angleterre, c’est-à-dire de pouvoir connoître le vœu national avec certitude, pour se décider d’après cette infaillible lumière.

L’archevêque de Toulouse n’étoit ni assez éclairé pour être philosophe, ni assez ferme pour être despote ; il admirait tour à tour la conduite du cardinal de Richelieu, et les principes des encyclopédistes ; il tentoit des actes de force, mais il reculoit au premier obstacle ; et, en effet, il entreprenait des choses beaucoup trop difficiles pour être accomplies. Il proposa des impôts, celui du timbre en particulier. Les parlemens le rejetèrent, il fit tenir un lit de justice ; les parlemens cessèrent leurs fonctions de magistrats, il les exila ; personne ne voulut prendre leur place : enfin il imagina de leur substituer une cour plénière, composée de grands seigneurs ecclésiastiques et séculiers. Cette idée pouvoit être bonne, si c’étoit la chambre des pairs d’Angleterre qu’on avoit en vue ; mais il falloit y joindre une chambre de députés élus, puisque la cour plénière étoit nommée par le roi. Les parlemens pouvoient être renversés par les députés de la nation ; mais comment l’auroient-ils été par des grands seigneurs convoqués extraordinairement par le premier ministre ? Aussi les courtisans eux-mêmes refusèrent-ils de siéger dans cette assemblée, tant l’opinion y étoit contraire.

Dans cet état de choses, les coups d’autorité que le gouvernement vouloit frapper ne servoient qu’à manifester sa foiblesse, et l’archevêque de Toulouse, arbitraire et constitutionnel tour à tour, étoit maladroit dans les deux systèmes qu’il essayoit alternativement.

Le maréchal de Ségur avoit commis la grande faute d’exiger, au dix-huitième siècle, des preuves de noblesse pour être officier. Il falloit avoir été anobli depuis cent années pour obtenir l’honneur de défendre la patrie. Cette ordonnance irrita le tiers état, sans que les nobles, qu’elle favorisoit, fussent pour cela plus attachés à l’autorité du roi. Plusieurs offîciers parmi les gentilshommes déclarèrent qu’ils n’obéiroient point aux ordres du roi, s’il s’agissoit d’arrêter les magistrats ou leurs partisans. Les castes privilégiées commencèrent l’insurrection contre l’autorité royale, et le parlement prononça le mot dont devoit dépendre le sort de la France.

Les magistrats demandoient à grands cris au ministre les états de recette et de dépense, lorsque l’abbé Sabatier, conseiller au parlement, homme très-spirituel : s’écria Vous demandez, messieurs, les états de recette et de dépense, et ce sont les états généraux qu’il vous faut. Cette parole, bien que rédigée en calembour, porta la lumière dans les désirs confus de chacun : celui qui l’avoit prononcée fut envoyé en prison ; mais, bientôt après, les parlemens déclarèrent qu’ils n’avoient pas le droit d’enregistrer les impôts, droit dont ils avoient cependant usé depuis deux siècles ; et, par ambition, c’est-à-dire, pour se mettre à la tête du mouvement des esprits, ils abdiquèrent en faveur de la nation un pouvoir qu’ils avoient défendu avec opiniâtreté contre le trône. Dès ce moment, la révolution fut faite, car il n’y eut plus qu’un vœu dans tous les partis, celui d’obtenir la convocation des états généraux.

Les mêmes magistrats qui, plus tard, ont qualifié de rebelles les amis de la liberté, demandèrent cette convocation avec tant de véhémence, que le roi se crut obligé d’envoyer saisir au milieu d’eux, par ses gardes-du-corps, deux de leurs membres, MM. D’Espréménil et de Monsabert. Plusieurs des nobles, devenus depuis les ennemis ardens de la monarchie limitée, allumèrent alors le feu qui produisit l’explosion. Douze gentilshommes bretons furent envoyés à la Bastille, et le même esprit d’opposition qu’on punissoit en eux animoit le reste de la noblesse de Bretagne. Le clergé lui-même demanda les états généraux. Aucune révolution, dans un grand pays, ne peut réussir que quand elle commence par la classe aristocratique ; le peuple ensuite s’en empare, mais il ne sait point diriger les premiers coups. En rappelant que ce sont les parlemens, les nobles et le clergé qui, les premiers, ont voulu limiter l’autorité royale, je ne prétends point assurément que leur dessein fût coupable. Un enthousiasme sincère et désintéressé animoit alors tous les François ; il y avoit de l’esprit public ; et, dans les hautes classes, les meilleurs étoient ceux qui désiroient le plus vivement que la volonté de la nation fût de quelque chose dans la direction de ses propres intérêts. Mais comment ces privilégiés, qui, pourtant, ont commencé la révolution, se permettent-ils d’en accuser un homme, ou une résolution de cet homme ? Nous voulions, disent les uns, que les changemens politiques s’arrêtassent à tel point ; les autres, un peu plus loin : sans doute, mais les mouvemens d’un grand peuple ne peuvent se réprimer à volonté et, dès qu’on commence à reconnaître ses droits, l’on est obligé d’accorder tout ce que la justice exige.

L’archevêque de Toulouse rappela les parlemens ; il les trouva tout aussi rebelles à la faveur qu’à la disgrâce. De toutes parts la résistance alloit croissant ; les adresses pour demander les états généraux se multiplioient tellement, qu’enfin le ministre se vît obligé de les promettre au nom du roi mais il renvoya la convocation à cinq ans, comme si l’opinion publique pouvoit consentir au retard de son triomphe. Le clergé réclama contre ces cinq ans, et le roi s’engagea solennellement à convoquer les états généraux pour le mois de mai de l’année suivante 1789.

L’archevêque de Sens, car c’étoit ainsi qu’il s’appeloit alors, n’ayant point oublié, au milieu de tous les troubles, de changer son archevêché de Toulouse contre un beaucoup plus considérable ; l’archevêque de Sens, se voyant battu comme despote, se rapprocha de ses anciens amis les philosophes, et, mécontent des castes privilégiées, il essaya de plaire à la nation en invitant tous les écrivains à donner leur avis sur le mode d’organisation des états généraux. Mais on ne tient jamais compte à un homme d’état de ce qu’il fait par nécessité. Ce qui rend l’opinion publique une si belle chose, c’est qu’elle a de la finesse et de la force tout ensemble ; elle se compose des aperçus de chacun et de l’ascendant de tous.

L’archevêque de Sens excita le tiers état, pour s’en faire un appui contre les classes privilégiées. Le tiers état fit dès lors connoître qu’il prendrait sa place de nation dans les états généraux ; mais il ne vouloit pas tenir cette place de la main d’un ministre qui ne revenoit aux idées libérales qu’après avoir vainement tenté d’établir les institutions les plus despotiques.

Enfin l’archevêque de Sens acheva d’exaspérer toutes les classes, en suspendant le paiement d’un tiers des rentes de l’état. Alors un cri général s’éleva contre lui ; les princes eux-mêmes allèrent demander au roi de le renvoyer, et beaucoup de gens le crurent fou, tant sa conduite parut misérable. Il ne l’étoit pas cependant, et c’étoit même un homme d’esprit dans l’acception commune de ce mot ; il avoit les talens nécessaires pour être un bon ministre dans le train ordinaire d’une cour. Mais, quand les nations commencent à être de quelque chose dans les affaires publiques, tous ces esprits de salon sont inférieurs à la circonstance : ce sont des hommes à principes qu’il faut ; ceux-là seuls suivent une marche ferme et décidée ; il n’y a que les grands traits du caractère et de l’âme qui, comme la Minerve de Phidias, puissent agir sur les masses en étant vus à distance. Ce qu’on appelle l’habileté selon l’ancienne manière de gouverner les états du fond des cabinets ministériels, ne fait qu’inspirer de la défiance dans les gouvernemens représentatifs.