Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/XI

CHAPITRE XI.

Y avoit-il une constitution en France avant la révolution ?

DE toutes les monarchies modernes, la France est certainement celle dont les institutions politiques ont été les plus arbitraires et les plus variables : peut-être la réunion successive des provinces à la couronne en est-elle une des causes. Chacune de ces provinces apportoit des coutumes et des prétentions différentes ; le gouvernement se servoit habilement des anciennes contre les nouvelles, et le pays n’a fait un tout que graduellement.

Quoi qu’il en soit, il n’est aucune loi, mêmes fondamentale, qui n’ait été disputée dans un siècle quelconque ; il n’est rien qui n’ait été l’objet d’opinions opposées. Les rois étoient-ils ou non législateurs du royaume ? et pouvoient-ils lever ou non des impôts de leur propre mouvement et certaine science ? Ou bien les états généraux étoient-ils les représentans du peuple à qui seuls appartint ce droit de consentir les subsides ? De quelle manière ces états généraux devoient-ils être composés ? Les ordres privilégiés, qui sur trois voix en avoient deux, pouvoient-ils se considérer comme des nations distinctes qui votoient séparément les impôts et s’y soustrayoient à leur gré, en faisant porter sur le peuple le poids des taxes nécessaires ? Quels étoient les priviléges du clergé qui se disoit tantôt indépendant du roi, tantôt indépendant du pape ? Quels étoient les pouvoirs des nobles qui tantôt, jusque sous la minorité de Louis XIV, se croyoient autorisés à réclamer leurs droits à main armée, en s’alliant avec les étrangers et qui tantôt reconnoissoient le roi pour monarque absolu ? Quelle devoit être l’existence du tiers état, affranchi par les rois, introduit dans les états généraux par Philippe-le-Bel et cependant condamné à une minorité perpétuelle, puisqu’on ne lui attribuoit qu’une voix sur trois, et que ses doléances, présentées à genoux, n’avaient aucune force positive ?

Quelle étoit la puissance politique des parlemens qui tantôt déclaroient eux-mêmes qu’ils n’avoient rien à faire qu’à rendre la justice, et tantôt se disoient les états généraux au petit pied, c’est-à-dire, les représentans des représentans du peuple ? Les mêmes parlemens ne reconnoissoient pas la juridiction des intendans, administrateurs des provinces au nom du roi. Des ministres disputoient aux pays d’états le droit qu’ils prétendoient avoir à consentir les impôts. L’histoire de France nous fourniroit une foule d’exemples de ce manque de fixité, dans les moindres choses aussi-bien que dans les plus grandes ; mais il suffit des résultats déplorables de cette absence de principes. Les individus prévenus de crimes d’état ont été presque tous soustraits à leurs juges naturels ; plusieurs d’entre eux, sans que leur procès ait même été fait, ont passé leur vie entière dans les prisons où le gouvernement les avoit envoyés de sa propre autorité. Le code de terreur contre les protestans, les supplices cruels et la torture ont subsisté jusqu’à la révolution

Les impôts qui ont pesé exclusivement sur le peuple, l’ont réduit à la pauvreté sans espoir. Un jurisconsulte françois il y a cinquante ans, appeloit encore, selon l’usage, le tiers état, la gent corvéable et taillable à merci et miséricorde. Les emprisonnemens, les exils dont on avoit disputé la puissance aux rois, sont devenus leurs prérogatives ; et le despotisme ministériel, habile instrument de celui du trône, a fini par faire admettre l’inconcevable maxime, Si veut le roi, si veut la loi, comme l’unique institution politique de la France.

Les Anglois, fiers avec raison de leur liberté, n’ont pas manqué de dire que, si les François n’étoient pas faits pour le despotisme, ils ne l’auroient pas supporté si long-temps ; et Blackstone, le premier jurisconsulte de l’Angleterre, a imprimé dans le dix-huitième siècle ces paroles : On pourroit alors emprisonner, faire périr ou exiler tous ceux qui déplairoient au gouvernement, ainsi que cela se pratique en Turquie ou en France[1]. Je renvoie à la fin de cet ouvrage l’examen du caractère françois trop calomnié de nos jours ; mais il me suffit de répéter ici ce que j’ai déjà affirmé, c’est que dans l’histoire de France on peut citer autant d’efforts contre le despotisme que dans celle d’Angleterre. M. de Boulainvilliers, le grand défenseur de la féodalité, ne cesse de répéter que les rois n’avoient ni le droit de battre monnoie, ni de fixer la force de l’armée, ni de prendre à leur solde des troupes étrangères, ni surtout de lever des impôts sans le consentement des nobles. Seulement il s’afflige un peu de ce qu’on a fait un second ordre du clergé, et encore plus, un troisième du peuple ; il s’indigne de ce que les rois de France se sont arrogé le droit de donner des lettres de noblesse, qu’il appelle avec raison des affranchissemens ; car, en effet, l’anoblissement est une tache d’après les principes de la noblesse, et, d’après ceux de la liberté, ces mêmes lettres sont une offense. Enfin, M. de Boulainvilliers est un aristocrate tel qu’il faut l’être, c’est-à-dire, sans mélange de l’esprit de courtisan, le plus avilissant de tous. Il croit que la nation se réduit aux nobles, et que, sur vingt-quatre millions d’hommes et plus, il n’y a que cent mille descendans des Francs ; car il supprime avec raison dans son système, les familles d’anoblis et le clergé du second ordre : et ces descendans des Francs étant les vainqueurs, et les Gaulois les vaincus, ils sont les seuls qui puissent participer à la direction des affaires publiques. Les citoyens d’un état doivent avoir part à la confections des lois et à leur garantie ; mais s’il n’y a que cent mille citoyens d’un état, il n’y a qu’eux qui aient ce droit politique. La question toutefois est de savoir si les vingt-trois millions neuf cent mille âmes qui composent maintenant le tiers état en France, ne sont en effet et ne veulent être que des Gaulois vaincus. Tant que l’abrutissement des serfs a permis cet ordre de choses on a vu partout des gouvernemens où les libertés, si ce n’est la liberté, ont été parfaitement reconnues, c’est-à-dire, où les priviléges se sont fait respecter comme des droits. L’histoire et la raison naturelle démontrent également que si sous la première race ceux qui avoient le droit de citoyen dévoient sanctionner les actes législatifs ; que si, sous Philippe-le-Bel, les hommes libres du tiers état, alors en petit nombre puisqu’il y avoit encore beaucoup de serfs, ont été associés aux deux autres ordres, les rois n’ont pu se servir d’eux pour balancer le pouvoir, sans les reconnoître pour citoyens : or, les citoyens doivent avoir, relativement aux impôts et aux lois, les droits politiques, exercés d’abord seulement par les nobles ; et, quand le nombre des citoyens est tel, qu’ils ne sauroient assister en personne aux délibérations sur les affaires de l’état, de là naît le gouvernement représentatif.

Les différentes provinces, à mesure qu’elles, ont été réunies à la couronne ont stipulé des priviléges et des droits, et les douze parlemens ont été successivement établis pour rendre la justice d’une part, mais surtout pour vérifier si les édits des rois, qu’ils avaient le droit d’enregistrer ou de ne pas promulguer, étaient ou non d’accord, soit avec les traités particuliers faits par les provinces, soit avec les lois fondamentales du royaume. Toutefois leur autorité, sous ce rapport, étoit fort précaire. Nous les voyons répondre, en 1484, à Louis XII, alors duc d’Orléans (qui se plaignoit à eux de ce qu’on n’avoit aucun égard aux demandes des derniers états), qu’ils étaient des gens lettrés devant s’occuper de l’état judiciaire, et non pas se mêler du gouvernement. Ils montrèrent bientôt, cependant, de beaucoup plus grandes prétentions, et leur pouvoir a été tellement étendu, même en matière politique, que Charles-Quint envoya deux ambassadeurs au parlement de Toulouse, pour s’assurer s’il avoit ratifié le traité conclu avec François Ier. Les parlements semblaient donc destinés à servir de limites habituelles à l’autorité des rois, et les états généraux, qui étaient au-dessus des parlements, devaient être considérés comme une barrière encore plus puissante. Dans le moyen âge, on a presque toujours confondu le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif ; et le double droit des pairs en Angleterre, comme juges dans certains cas, et comme législateurs dans tous, est un reste de cette ancienne réunion. Il est très-naturel que, dans des temps peu civilisés, les décisions particulières aient précédé les lois générales. La considération des juges étoit telle alors, qu’on les croyoit éminemment appelés à rédiger en lois leurs propres sentences. Saint Louis est le premier, à ce qu’on croit, qui ait érigé le parlement en cour de justice ; il paraît qu’il n’étoit auparavant que le conseil du roi : mais ce monarque, éclairé par ses vertus, sentit le besoin de fortifier les institutions qui pouvaient servir de garantie à ses sujets. Les états généraux n’avaient point de rapport avec les fonctions judiciaires ; ainsi nous reconnaissons deux pouvoirs indépendants de l’autorité royale, quoique mal organisés, dans la monarchie de France : les états généraux et les parlements. La troisième race eut pour système d’affranchir les villes et les campagnes, et d’opposer graduellement le tiers états aux grands seigneurs. Philippe le Bel fit entrer les députés de la nation comme troisième ordre dans les états généraux, parce qu’il avoit besoin d’argent, parce qu’il craignoit la malveillance que son caractère lui avoit attirée, et qu’il cherchait un appui contre les nobles, et contre le pape qui le persécutoit alors. À dater de ce jour, en 1302, les états généraux eurent de droit, si ce n’est de fait, le même pouvoir législatif que le parlement anglais. Les ordonnances des états de 1355 et de 1356 étaient aussi favorables à la liberté que la grande charte d’Angleterre ; mais ils n’assurèrent point le retour annuel de leurs propres assemblées ; et la séparation en trois ordres, au lieu de la division en deux chambres, rendoit bien plus facile aux rois de les opposer l’un à l’autre. La confusion de l’autorité politique des parlements, qui étoit perpétuelle, et de celle des états généraux, qui tenoit de plus près à l’élection, n’a pas cessé un seul instant pendant la troisième race ; et, dans les guerres intestines qui ont eu lieu, le roi, les états généraux et les parlements alléguèrent toujours des prétentions diverses ; mais, jusqu’à Louis XIV, la doctrine du pouvoir absolu n’avoit été avouée par aucun monarque, quelques tentatives violentes ou souterraines qu’ils fissent pour l’obtenir. Le droit d’enregistrement faisoit toute la force des parlements, puisque aucune loi n’étoit promulguée, ni par conséquent exécutée, sans leur consentement. Charles VI essaya le premier de changer le lit de justice, qui ne signifioit jadis que la présence du roi dans les séances du parlement, en un ordre d’enregistrer par commandement exprès, et malgré les remontrances. Peu de temps après, on fut obligé de casser les édits qu’on avoit fait accepter au parlement par force ; et l’un des conseillers de Charles VI, qui avoit été d’avis de ces mêmes édits, et qui proposoit de les annuler, répondit à un membre du parlement qui l’interrogeoit sur ce changement : « C’est notre coutume de vouloir ce que veulent les princes, Nous nous réglons sur le temps, et nous ne trouvons pas de meilleur expédient, pour nous tenir toujours sur nos pieds, parmi toutes les révolutions des cours, que d’être toujours du côté du plus fort. » En vérité, à cet égard, la perfectibilité de l’espèce humaine pourroit tout à fait se nier. Henri III défendit que l’on mît en tête des édits enregistrés, par exprès commandement, de peur que le peuple ne voulût pas y obéir. Lorsque Henri IV devint roi en 1589, il dit lui-même, dans une de ses harangues citées par Joly, que l’enregistrement du parlement étoit nécessaire pour la validité des édits. Le parlement de Paris, dans ses remontrances sur le ministère de Mazarin, rappela les promesses de Henri IV, et répéta les propres paroles que le monarque avoit prononcées à ce sujet. « L’autorité des rois, disait-il, se détruit en voulant trop s’établir. » Tout le système politique du cardinal de Richelieu consistoit dans la destruction du pouvoir des grands, avec l’appui du peuple : mais avant, et même pendant le ministère de Richelieu, les magistrats du parlement professaient toujours les maximes les plus libérales. Pasquier, sous Henri III, disoit que la royauté étoit une des formes de la république ; entendant par ce mot le gouvernement qui avoit pour but le bien du peuple. Le célèbre magistrat Talon s’exprimoit ainsi sous Louis XIII : « Autrefois les volontés de nos rois n’étaient point exécutées par les peuples, qu’elles ne fussent souscrites en original par tous les grands du royaume, les princes, et les officiers de la couronne qui étaient à la suite de la cour. À présent, cette juridiction politique est dévolue dans les parlements. Nous jouissons de cette puissance seconde, que la prescription du temps autorise, que les sujets souffrent avec patience et honorent avec respect. » Tels ont été les principes des parlements ; ils ont admis, comme les constitutionnels d’aujourd’hui, la nécessité du consentement du peuple ; mais ils s’en sont déclarés les représentants, sans pourtant pouvoir nier que les états généraux n’eussent, à cet égard, un titre supérieur au leur. Le parlement de Paris trouva mauvais que Charles IX se fut fait déclarer majeur à Rouen, et que Henri IV eût consulté les notables. Ce parlement, étant le seul dans lequel siégeassent les pairs de France, pouvoit seul, à ce titre, réclamer un droit politique, et cependant tous les parlements du royaume y prétendaient. C’étoit une étrange idée, pour un corps de juges parvenus à leurs emplois, ou par la nomination du roi, ou par la vénalité des charges, de se prétendre les représentants de la nation. Néanmoins, quelque bizarre que fût cette prétention, elle servoit encore quelquefois de bornes au despotisme.

Le parlement de Paris, il est vrai, avoit constamment persécuté les protestants ; il avoit institué, chose horrible, une procession annuelle en action de grâces pour la Saint-Barthélemi : mais il étoit en cela l’instrument d’un parti ; et quand le fanatisme fut apaisé, ce même parlement, composé d’hommes intègres et courageux, a souvent résisté aux empiétements du trône et des ministres. Mais que signifioit cette opposition, puisqu’en définitive le lit de justice, tenu par le roi, imposoit nécessairement silence ? En quoi donc consistoit la constitution de l’état ? dans l’hérédité du pouvoir royal uniquement. C’est une très-bonne loi, sans doute, puisqu’elle est favorable au repos des empires ; mais ce n’est pas une constitution.

Les états généraux ont été convoqués dix-huit fois seulement, depuis 1302 jusqu’à 1789, c’est-à-dire, pendant près de cinq siècles, et les états généraux, cependant, avaient seuls le droit de consentir les impôts. Ainsi donc, ils auraient dû être rassemblés chaque fois qu’on renouveloit les taxes ; mais les rois leur ont souvent disputé cette prérogative, et se sont passés d’eux arbitrairement. Les parlemens sont intervenus par la suite entre les rois et les états généraux ; ils ne niaient pas le pouvoir absolu de la couronne, et cependant ils se disaient les gardiens des lois du royaume. Or, quelles lois y a-t-il dans un pays où l’autorité royale est sans bornes ? Les parlemens faisaient des remontrances sur les édits qu’on leur envoyoit ? le roi leur ordonnoit de les enregistrer et de se taire. S’ils n’avaient pas obéi, ils auraient été inconséquents : car, reconnaissant la volonté du roi comme suprême en toutes choses, qu’étaient-ils, et que pouvaient-ils dire, à moins qu’ils n’en obtinssent la permission du monarque même dont ils étaient censés limiter les volontés ? Ce cercle de prétendues oppositions se terminoit toujours par la servitude, et la trace funeste en est restée sur le front de la nation.

La France a été gouvernée par des coutumes, souvent par des caprices, et jamais par des lois. Il n’y a pas un règne qui ressemble à l’autre sous le rapport politique ; on pouvoit tout soutenir et tout défendre dans un pays où les circonstances seules disposaient de ce que chacun appeloit son droit. Dira-t-on qu’il y avoit des pays d’états qui maintenaient leurs anciens traités ? Ils pouvaient s’en servir comme d’arguments ; mais l’autorité du roi coupoit court à toutes les difficultés, et les formes encore subsistantes n’étaient, pour ainsi dire, que des étiquettes maintenues ou supprimées selon le bon plaisir des ministres. Était-ce les nobles qui avaient des privilèges, excepté celui de payer moins d’impôts ? Encore un roi despote pouvait-il l’abolir. Il n’existoit pas un droit politique quelconque dont la noblesse put ou dût se vanter : car, se faisant gloire de reconnaître l’autorité du roi comme sans bornes, elle ne devait se plaindre ni des commissions extraordinaires qui ont condamné à mort les plus grands seigneurs de France, ni des prisons, ni des exils qu’ils ont subis. Le roi pouvoit tout ; quelle objection donc faire à rien ?

Le clergé, qui reconnaissoit la puissance du pape, d’où dérivait, selon lui, celle des rois, pouvoit seul être fondé à quelque résistance. Mais c’étoit précisément le clergé qui soutenoit le droit divin, sur lequel repose le despotisme, sachant bien que ce droit divin ne pouvoit s’appuyer d’une manière durable que sur les prêtres. Cette doctrine, faisant dériver tout pouvoir de Dieu, interdit aux hommes d’y mettre une limite. Certes, ce n’est pas là ce que nous enseigne la religion chrétienne, mais il s’agit ici de ce qu’en disent ceux qui s’en servent à leur avantage.

On peut affirmer, ce me semble, que l’histoire de France n’est autre chose que les tentatives continuelles de la nation et de la noblesse ; l’une pour avoir des droits, et l’autre des privilèges, et les efforts continuels de la plupart des rois pour se faire reconnaître comme absolus. L’histoire d’Angleterre, à quelques égards, présente la même lutte ; mais comme il y avoit eu de tout temps deux chambres, le moyen de réclamation étoit meilleur, et les Anglais ont fait à la couronne des demandes plus sages et plus importantes que ne l’étaient celles des François. Le clergé en Angleterre n’existant pas comme un ordre politique à part, les nobles et les évêques réunis, qui ne composaient tout au plus que la moitié de la représentation nationale, ont toujours eu beaucoup plus de respect pour le peuple qu’en France. Le grand malheur de ce pays, et de tous ceux que les cours seules gouvernent, c’est d’être dominés par la vanité. Aucun principe fixe ne s’établit dans aucune tête, et l’on ne songe qu’aux moyens d’acquérir du pouvoir, puisqu’il est tout dans un état où les lois ne sont rien.

En Angleterre, le parlement renfermoit en lui seul le pouvoir législatif des états généraux et des parlemens de France. Le parlement anglais étoit censé permanent ; mais, comme il avoit peu de fonctions judiciaires habituelles, les rois le renvoyaient, et retardaient sa convocation le plus qu’ils pouvaient. En France, la lutte de la nation et de l’autorité royale a pris une autre forme : ce sont les parlemens, faisant fonction de cours judiciaires, qui ont résisté au pouvoir des ministres, plus constamment et plus énergiquement que les états généraux ; mais leurs privilèges étant confus, il en est résulté que tantôt les rois ont été mis en tutelle par eux, et tantôt ils ont été foulés aux pieds par les rois. Deux chambres, telles que celles d’Angleterre, auraient donné moins d’embarras au roi et plus de garanties à la nation. La révolution de 1789 n’a donc eu pour but que de régulariser les limites qui, de tout temps, ont existé en France. Montesquieu considère les droits des corps intermédiaires comme constituant la force et la liberté des monarchies. Quel est le corps intermédiaire qui représente le plus fidèlement tous les intérêts de la nation ? les deux chambres d’Angleterre ; et, quand il ne seroit pas insensé en théorie de remettre à des privilégiés, nobles ou magistrats, la discussion exclusive des intérêts de la nation qui n’a jamais pu leur confier légalement ses pouvoirs, les derniers siècles de l’histoire de France, qui n’ont présenté qu’une succession presque continuelle de disputes relatives à l’étendue des pouvoirs, et d’actes arbitraires, commis tour à tour par les divers partis, prouvent assez que le temps étoit venu de mieux organiser l’institution politique par laquelle la nation devoit être représentée. Quant à son droit à cet égard, depuis qu’il y a une France, ce droit a toujours été reconnu par les souverains, les ministres et les magistrats qui ont mérité l’estime de la nation. Sans doute, le pouvoir absolu des rois a toujours eu aussi des partisans ; tant d’intérêts personnels peuvent se rallier à cette opinion ! Mais quels noms en regard dans cette cause ! Il faut opposer Louis XI à Henri IV, Louis XIII à Louis XII, Richelieu à l’Hôpital, le cardinal Dubois à M. de Malesherbes ; et, si l’on vouloit citer tous les noms qui se sont conservés dans l’histoire, on pourroit parier, à peu d’exceptions près, que, là où il se trouve une âme honnête ou un esprit éclairé, dans quelque rang que ce puisse être, il y a un ami des droits des nations ; mais que l’autorité sans bornes n’a presque jamais été défendue, ni par un homme de génie, ni surtout par un homme vertueux.

Les Maximes du droit public françois publiées en 1775 par un magistrat du parlement de Paris, s’accordent en entier avec celles qui ont été proclamées par l’assemblée constituante, sur la nécessité de la balance des pouvoirs, du consentement de la nation aux subsides, de sa participation aux actes législatifs, et de la responsabilité des ministres. Il n’y a pas une page où l’auteur ne rappelle le contrat existant entre le peuple et les rois, et c’est sur les faits de l’histoire qu’il se fonde.

D’autres hommes respectables dans la magistrature françoise assurent qu’il y avoit des lois constitutionnelles en France, mais qu’elles étaient tombées en désuétude. Les uns disent qu’elles ont cessé d’être en vigueur depuis Richelieu, d’autres depuis Charles V, d’autres depuis Philippe-le-Bel, d’autres enfin depuis Charlemagne. Assurément il importeroit peu que de telles lois eussent existé, si depuis tant de siècles on les avoit mises en oubli. Mais il est facile de terminer cette discussion. S’il y a des lois fondamentales, s’il est vrai qu’elles contiennent tous les droits assurés à la nation anglaise, alors les amis de la liberté sont d’accord avec les partisans de l’ancien ordre de choses ; et cependant le traité me semble encore difficile à conclure.

M. de Calonne, qui s’étoit déclaré contre la révolution, a fait un livre pour prouver que la France n’avoit pas de constitution. M. de Monthion, chancelier de Mgr. le comte d’Artois, répondit à M. de Calonne, et cette réfutation est intitulée : Rapport à S. M. Louis XVIII en 1796.

Il commence par déclarer que s’il n’y avoit pas de constitution en France, la révolution étoit justifiée, car tout peuple a droit d’avoir une constitution politique. C’étoit un peu se hasarder d’après ses opinions ; mais enfin il affirme que, par les statuts constitutionnels de France, le roi n’avoit pas le droit de faire des lois sans le consentement des états généraux ; que les François ne pouvaient être jugés que par leurs juges naturels ; que tout tribunal extraordinaire étoit illégitime ; que tout emprisonnement par ordre du roi, toute lettre de cachet, tout exil enfin étoit illégal ; que tous les François étaient admissibles à tous les emplois ; que la profession des armes anoblissoit tous ceux qui la prenaient ; que les quarante mille municipalités du royaume avaient le droit d’être régies par des administrateurs de leur choix, qui répartissent la somme de l’impôt ; que le roi ne pouvoit rien ordonner sans son conseil, ce qui impliquoit la responsabilité des ministres ; que l’on devoit bien distinguer entre les ordonnances ou lois du roi, et les lois de l’état ; que les juges ne devaient pas obtempérer aux ordres du roi, s’ils étaient contraires aux lois de l’état ci-dessus mentionnées ; que la force armée ne pouvoit être employée dans l’intérieur que contre les troubles, ou d’après les mandats de justice. Il ajoute que le retour fixe des états généraux fait partie de la constitution de France, et finit par dire, en présence de Louis XVIII, que la constitution d’Angleterre est la plus parfaite de l’univers. Si tous les partisans de l’ancien régime avaient énoncé de tels principes, c’est alors que la révolution n’auroit point eu d’excuse, puisqu’elle eût été tout-à-fait inutile. Mais du propre aveu de M. de Monthion[2], s’adressant solennellement au roi, voici le tableau des abus existans en France dans les temps qui ont précédé la révolution.

« D’abord le droit de citoyen le plus essentiel, le droit du suffrage sur les lois et sur les impôts, étoit tombé dans une espèce de désuétude, et la puissance royale étoit dans l’usage d’ordonner seule ce qu’elle ne pouvoit ordonner qu’avec le concours des représentants de la nation.

« Ce droit, essentiellement appartenant à la nation, sembloit transporté aux tribunaux ; et encore la liberté de leurs suffrages avoit été enfreinte par des lits de justice, et par des emprisonnements arbitraires.

« Les lois, les règlements, les décisions générales du roi, qui devoient être délibérés en conseil, et qui faisaient mention de l’avis du conseil, souvent n’y étaient point portés ; et sur plusieurs matières ce mensonge légal étoit devenu habituel. Quelques membres du clergé, par la réunion de plusieurs titres de bénéfice sur une même tête, par le défaut de résidence, et par l’emploi qu’ils faisaient des biens ecclésiastiques, contrevenaient aux lois de l’état et à l’esprit de ces lois. Une partie de la noblesse avoit une origine peu analogue à l’objet de son institution ; et les services qu’elle devoit rendre n’avaient point été exigés depuis longtemps.

« Les exemptions d’impôts accordées aux deux premiers ordres étaient sanctionnées par les lois de l’état, mais n’étaient pas le genre de récompense qui devoit payer leurs services.

« Des commissions criminelles, composées de juges arbitrairement choisis, pouvaient faire trembler l’innocence.

« Ces actes d’autorité qui, sans accusation et sans jugement, privaient de la liberté, étaient des infractions à la sûreté du droit de citoyen. Les cours de justice, dont la stabilité étoit d’autant plus importante, que, dans l’absence du corps national, elles étaient le seul défenseur de la nation, avaient été supprimées, et remplacées par des corps de magistrats qui n’avaient pas la confiance publique ; et, depuis leur rétablissement, des innovations avaient été tentées sur les objets les plus essentiels de leur juridiction.

« Mais c’étoit en fait de finance que les lois avaient reçu les plus fortes infractions ; des impôts avaient été établis sans le consentement de la nation ou de ses représentants.

« Des impôts avaient été perçus après l’époque fixée par le gouvernement pour leur cessation.

« Des impôts, faibles dans leur origine, avaient eu un accroissement prodigieux et irrégulier ; une partie des impôts portoit plus sur la classe indigente que sur la classe riche.

« Les impôts étaient répartis entre les provinces, sans notions exactes de la force de la contribution qu’elles devaient supporter.

« Quelquefois il y avoit sujet de soupçonner que la résistance à l’établissement des impôts en avoit fait alléger le poids ; en sorte que le défaut de patriotisme étoit devenu le motif d’un traitement avantageux.

« Quelques provinces avaient obtenu des abonnements d’impôts ; et ces abonnements étant toujours avantageux, c’étoit une faveur partielle qui tournoit au préjudice des autres provinces.

« Ces abonnements restant toujours au même taux, et les provinces non abonnées étant sujettes à des vérifications qui augmentaient annuellement le produit de l’impôt, c’étoit encore une autre source d’inégalité.

« Des impôts qui devaient être répartis par les contribuables, étaient répartis par les officiers du roi, ou même par ses commissaires.

« Les rois s’étaient établis juges, en leur conseil, de quelques contributions. Des commissions devoient être établies pour juger d’affaires fiscales, dont la connaissance appartenoit aux tribunaux. Les dettes qui grevaient la nation avaient été contractées sans le consentement de la nation. Des emprunts auxquels les cours de justice avaient donné un consentement qu’elles n’étaient pas en droit de donner, avaient été excédés par cent infidélités qui trahissaient tout à la fois les tribunaux, dont les jugements devenaient illusoires, les créanciers de l’état, qui avaient des concurrents dont ils ignoraient l’existence, et la nation, dont les charges étaient augmentées à son insu. La dépense n’étoit fixée sur aucun objet par aucune loi.

« Les fonds destinés aux dépenses personnelles du roi, aux dettes de l’État et aux dépenses du gouvernement, n’étaient distingués que par un acte particulier et secret de la volonté du roi.

« Les dépenses personnelles de nos rois avaient été portées à des sommes excessives ; quelques dettes de l’état avaient un assignat spécial qui avoit été éludé ; le roi pouvoit à son gré hâter ou retarder le paiement de diverses parties de dépense.

Dans le traitement des gens de guerre, la somme employée à celui des officiers étoit presque aussi forte que celle employée au traitement des soldats.

« Presque tous les employés du gouvernement, à quelque titre que ce fût, avaient une solde excessive, surtout dans un pays où l’honneur devoit être la récompense ou unique, ou du moins principale des services rendus à l’état.

« Les pensions avaient été portées à une somme fort supérieure à celle admise dans les autres états de l’Europe, proportion gardée des revenus.

« Tels étaient les faits dont la nation avoit juste sujet de se plaindre ; et, si l’existence de ces abus étoit un tort du gouvernement, la possibilité de leur existence étoit un tort de la constitution de l’état. »

Si telle étoit la situation de la France, et l’on ne peut récuser le témoignage d’un chancelier de Mgr. le comte d’Artois, témoignage présenté officiellement au roi ; si donc telle étoit la situation de la France, de l’avis même de ceux qui prétendoient qu’elle avoit une constitution, qui pourroit nier qu’un changement ne fût nécessaire, soit pour faire marcher une constitution qui n’avoit jamais été qu’enfreinte, soit pour admettre des garanties qui pussent donner aux lois de l’état des moyens de se maintenir et d’être obéies ?

  1. Liv. IV, chap. 27, § 5.
  2. Éditions de londres, p. 154