Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/IX

CHAPITRE IX.

Des circonstances qui ont amené la convocation des états
généraux. – Ministère de M. de Calonne.

M. Turgot et M. Necker avoient été renversés, en grande partie par l’influence des parlemens qui ne vouloient ni la suppression des priviléges en matière d’impôts ni l’établissement des assemblées provinciales. Le roi crut donc qu’il se trouveroit mieux de choisir ses ministres des finances dans le parlement même, afin de n’avoir rien à craindre de l’opposition de ce corps, lorsqu’il seroit question de demander de nouveaux impôts. Il nomma successivement, à cet effet, contrôleur général, M. Joly de Fleury et M. d’Ormesson ; mais ni l’un ni l’autre n’avoient la moindre idée de la manutention des finances, et l’on peut regarder leur ministère comme un temps d’anarchie à cet égard. Cependant les circonstances où ils se trouvoient étoient beaucoup plus favorables que celles contre lesquelles M. Necker avoit eu à lutter. M. de Maurepas n’existait plus, et la paix étoit signée. Que d’améliorations M. Necker n’auroit-il pas faites dans une position si avantageuse ! Mais il étoit dans l’esprit des magistrats, ou plutôt du corps dont ils faisoient partie, de n’admettre aucun progrès en aucun genre.

Les représentans du peuple, chaque année, et surtout à chaque élection, sont éclairés par les lumières qui se développent de toutes parts ; mais le parlement de Paris étoit et seroit resté constamment étranger à toute idée nouvelle. La raison en est fort simple : un corps privilégié, quel qu’il soit, ne peut tenir sa patente que de l’histoire ; il n’a de force actuelle que parce qu’il a existé autrefois. Nécessairement donc il s’attache au passé, et redoute les innovations. Il n’en est pas de même des députés, qui participent à la force renouvelée de la nation qu’ils représentent.

Le choix des parlementaires n’ayant pas réussi, il ne restoit que la classe des intendans, c’est-à-dire, des administrateurs de province, nommés par le roi. M. Senac de Meilhan, écrivain superficiel, qui n’avoit de profondeur que dans l’amour-propre, ne pouvoit pardonner à M. Necker d’avoir été appelé à sa place, car il considéroit le ministère comme son droit ; mais il avoit beau haïr et calomnier, il ne parvenoit pas à faire tourner sur lui l’opinion publique. Un seul des concurrens passoit pour très-distingué par son esprit ; c’étoit M. de Calonne ; on lui croyoit des talens supérieurs, parce qu’il traitoit légèrement les choses les plus sérieuses, y compris la vertu. C’est une grande erreur que l’on commet en France, de se persuader que les hommes immoraux ont des ressources merveilleuses dans l’esprit. Les fautes causées par la passion dénotent assez souvent des facultés distinguées ; mais la corruption et l’intrigue tiennent à un genre de médiocrité qui ne permet d’être utile à rien qu’à soi-même. On seroit plus près de la vérité, en considérant comme incapable des affaires publiques, un homme qui a consacré sa vie au ménagement artificieux des circonstances et des personnes. Tel étoit M. de Calonne, et dans ce genre encore la frivolité de son caractère le poursuivoit, et il ne faisoit pas habilement le mal, même lorsqu’il en avoit l’intention.

Sa réputation, fondée par les femmes, avec lesquelles il passoit sa vie, l’appeloit au ministère. Le roi résista long-temps à ce choix, parce que son instinct consciencieux le repoussoit. La reine partageoit la répugnance du roi, quoiqu’elle fut entourée de personnes d’un avis différent ; on eût dit qu’ils pressentoient l’un et l’autre dans quels malheurs un tel caractère alloit les jeter. Je le répète, aucun homme en particulier ne peut être considéré comme fauteur de la révolution de France mais, si l’on vouloit s’en prendre à un individu d’un événement séculaire, ce seroient les fautes de M. de Calonne qu’il faudroit en accuser. Il vouloit plaire à la cour en répandant l’argent à pleines mains ; il encouragea le roi, la reine et les princes, à ne se gêner sur aucun de leurs goûts, assurant que le luxe étoit la source de la prospérité des états ; il appeloit la prodigalité une large économie : enfin, il vouloit être en tout un ministre facile et complaisant, pour se mettre en contraste avec l’austérité de M. Necker ; mais, si M. Necker étoit plus vertueux, il est également vrai qu’il avoit aussi beaucoup plus d’esprit. La controverse par écrit qui s’établit entre ces deux ministres sur le déficit, quelque temps après, a prouvé que, même en fait de plaisanteries, M. Necker avoit tout l’avantage.

La légèreté de M. de Calonne consistoit plutôt dans ses principes que dans ses manières ; il lui paroissoit brillant de se jouer avec les difficultés, et cela le seroit en effet, si l’on en triomphoit mais, quand elles sont plus fortes que celui qui veut avoir l’air d’en être le maître, sa négligente confiance n’est rien qu’un ridicule de plus.

M. de Calonne continua pendant la paix le système des emprunts qui, de l’avis de M. Necker, ne convenoit que pendant la guerre. Le crédit du ministre baissant chaque jour, il falloit qu’il haussàt l’intérêt pour se procurer de l’argent, et le désordre s’accroissoit ainsi par le désordre même. M. Necker, vers ce temps, publia l’Administration des Finances : cet ouvrage, reconnu maintenant pour classique, produisit dès lors un effet prodigieux ; on en vendit quatre-vingt mille exemplaires ; Jamais aucun écrit, sur des sujets aussi sérieux, n’avoit eu un succès tellement populaire. Les François s’occupoient déjà beaucoup dans ce temps de la chose publique, sans songer encore à la part qu’ils y pourroient prendre.

L’ouvrage sur l’administration des finances renfermoit tous les plans de réforme adoptés depuis par l’assemblée constituante dans le système des impôts ; et l’heureux effet que ces changemens ont produit sur l’aisance de la nation a fait connoitre la vérité de ce que M. Necker a constamment proclamé dans ses écrits sur les richesses naturelles de la France.

M. de Calonne n’avoit de popularité que parmi les courtisans ; mais telle étoit la détresse dans laquelle ses prodigalités et son insouciance plongeoient les finances qu’il se vit obligé de songer à la ressource proposée par l’homme d’état qui lui ressembloit le moins à tous égards, M. Turgot : la répartition égale des impôts entre toutes les classes. Quels obstacles cependant une telle innovation ne devoit-elle pas rencontrer, et quelle bizarre situation que celle d’un ministre qui a dilapidé le trésor royal pour se faire des partisans parmi les privilégiés, et qui se voit contraint à les indisposer tous, en leur imposant des tributs en masse, pour acquitter les dons qu’il leur a faits en détail ?

M. de Calonne savoit que le parlement ne consentiroit pas à de nouveaux impôts, et il savoit aussi que le roi n’aimoit point à recourir aux lits de justice ; ce droit royal manifestoit le despotisme de la couronne, en annulant la seule résistance que permit la constitution de l’état. D’un autre côté l’opinion publique grandissoit, et l’esprit d’indépendance se manifestoit dans toutes les classes. M. de Calonne crut qu’il pourrait se faire un appui de cette opinion contre le parlement, tandis qu’elle étoit autant contre lui que le parlement même. Il proposa au roi de convoquer l’assemblée des notables, chose dont il n’y avoit pas eu d’exemple depuis Henri IV, depuis un roi qui pouvoit tout risquer en fait d’autorité, puisqu’il étoit certain de tout regagner par l’amour.

Ces assemblées de notables n’avoient d’autre pouvoir que de dire au roi leur avis sur les questions que les ministres jugeoient à propos de leur adresser. Rien n’est plus mal combiné, dans un temps où les esprits sont agités, que ces réunions d’hommes dont les fonctions se bornent à parler ; on excite ainsi d’autant plus l’opinion qu’on ne lui donne point d’issue. Les états généraux, convoqués pour la dernière fois, en avoient seuls le droit légal de consentir les impôts mais comme on en avoit sans cesse établi de nouveaux depuis cent soixante-quinze ans, sans rappeler ce droit, il n’y avoit point d’habitude contractée chez les François cet égard, et l’on entendoit beaucoup plus parler à Paris de la constitution angloise que celle de France. Les principes politiques développés dans les livres des publicistes anglois, étoient bien mieux connus des François mêmes que d’anciennes institutions laissées en oubli depuis deux siècles.

À l’ouverture de l’assemblée des notables, en 1787, M. de Calonne, dans son Compte rendu des finances, avoua que la dépense surpassoit la recette de 56 millions par an ; mais il prétendit que ce déficit avoit commencé longtemps avant lui, et que M. Necker n’avoit pas dit la vérité, en présentant, en 1781, un excédant de dix millions de la recette sur la dépense. À peine ce discours parvint-il à M. Necker, qu’il se hâta de le réfuter dans un mémoire victorieux et accompagné de pièces justificatives, dont les notables d’alors furent à portée de connoître l’exactitude. M. Joly de Fleury et M. d’Ormesson, successeurs de M. Necker, attestèrent la vérité de ses réclamations. Il envoya ce mémoire au roi, qui en parut satisfait, mais lui fit dire néanmoins de ne point l’imprimer.

Dans les gouvernemens arbitraires, les rois, même les meilleurs, ont de la peine à comprendre l’importance que chaque homme doit amener à l’estime publique. La cour leur paroît le centre de tout, et ils sont eux-mêmes à leurs yeux le centre de la cour. M. Necker fut forcé de désobéir à l’injonction du roi ; c’étoit interdire à un homme la défense de son honneur, que d’obliger un ministre retiré à supporter en silence, qu’un ministre en place l’accusât de mensonge, en présence de la nation. Il ne falloit pas autant de susceptibilité qu’en avoit M. Necker sur tout ce qui concernoit la considération pour repousser à tout prix une telle offense. L’ambition conseilloit sans doute de se soumettre à la volonté royale ; mais comme l’ambition, de M. Necker étoit la gloire, il fit publier son livre, bien que tout le monde lui dit qu’il s’oxposoit ainsi pour le moins à ne jamais rentrer dans le ministère.

Un soir, dans l’hiver de 1787, deux jours après que la réponse aux attaques de M. de Calonne eut paru, on fit demander mon père dans le salon où nous étions tous rassemblés avec quelques amis ; il sortit et fit appeler d’abord ma mère, et puis moi quelques minutes après, et me dit que M. Le Noir, lieutenant de police, venoit de lui apporter une lettre de cachet qui l’exiloit à quarante lieues de Paris. Je ne saurois peindre l’état où je fus à cette nouvelle ; cet exil me parut un acte de despotisme sans exemple, il s’agissoit de mon père ; dont tous les sentimens nobles et purs m’étoient intimement connus. Je n’avois pas encore l’idée de ce que c’est qu’un gouvernement, et la conduite de celui de France me paroissoit la plus révoltante de toutes les injustices. Certes, je n’ai point changé à l’égard de l’exil imposé sans jugement ; je pense, et je tâcherai de le prouver, que c’est, parmi les peines cruelles, celle dont on peut le plus facilement abuser. Mais alors les lettres de cachet, comme tant d’autres illégalités, étoient passées en habitude, et le caractère personnel du roi adoucissoit l’abus autant qu’il étoit possible.

L’opinion publique d’ailleurs changeoit les persécutions en triomphe. Tout Paris vint visiter M. Necker pendant les vingt-quatre heures qu’il lui fallut pour faire les préparatifs de son départ. L’archevêque de Toulouse, protégé de la reine, et qui se préparoit à remplacer M. de Calonne, se crut obligé, même par un calcul d’ambition, à se montrer chez un exilé. De toutes parts on s’empressoit d’offrir des habitations à M. Necker ; tous les châteaux, à quarante lieues de Paris, furent mis à sa disposition. Le malheur d’un exil qu’on savoit momentané, ne pouvoit être très-grand, et la compensation étoit superbe. Mais est-ce ainsi qu’un pays peut être gouverné ? Rien n’est si agréable, pendant un certain temps, que le déclin d’un gouvernement quelconque, car sa foiblesse lui donne l’apparence de la douceur mais la chute qui s’ensuit est terrible.

Loin que l’exil de M. Necker disposât les notables en faveur de M. de Calonne, ils s’en irritèrent, et l’assemblée fut plus opposée que jamais a tous les plans proposés par le ministre des finances. Les impôts auxquels il vouloit qu’on eût recours, avoient toujours pour base l’abolition des privilèges pécuniaires. Mais, comme ils étoient, dit-on, très-mal combinés, l’assemblée des notables les rejeta sous ce prétexte. Cette assemblée presque en entier composée de nobles et de prélats, n’étoit certainement pas, à quelques exceptions près, de l’avis d’établir l’égale répartition des taxes ; mais elle se garda bien d’exprimer son désir secret à cet égard et, se mêlant à ceux dont les opinions étoient purement libérales, elle fit corps avec la nation, qui craignoit tous les impôts de quelle nature qu’ils fussent.

La défaveur publique dont M. de Calonne étoit l’objet, devenoit si vive, et la présence des notables donnoit à cette défaveur des organes si imposans, que le roi se vit contraint, non-seulement à renvoyer M. de Calonne, mais même à le punir. Quels que fussent les torts de M. de Calonne, le roi avoit déclaré aux notables, deux mois auparavant, qu’il approuvoit ses projets ; il nuisoit donc presque autant à la dignité de son pouvoir en abandonnant ainsi un mauvais ministre, que lorsqu’il en avoit sacrifié de bons. Il y nuisit surtout par l’incroyable successeur qui fut nommé. La reine vouloit l’archevêque de Toulouse, mais le roi n’y étoit pas encore disposé. M. le maréchal de Castries, alors ministre de la marine proposa M. Necker ; mais le baron de Breteuil, qui le redoutoit, excita l’amour-propre royal de Louis XVI, en lui disant qu’il ne pouvoit choisir pour ministre celui qu’il venoit d’exiler. Les souverains qui ont le moins de résolution dans le caractère, sont ceux sur lesquels on produit le plus d’effet en leur parlant de leur autorité : on diroit qu’ils se flattent qu’elle marchera d’elle-même, comme une puissance surnaturelle, tout-à-fait indépendamment des circonstances et des moyens. Le baron de Breteuil écarta donc M. Necker ; la reine n’obtint pas l’archevêque de Toulouse et l’on se reunit pour un moment sur un terrain bien neutre, ou plutôt bien nul, la nomination de M. de Fourqueux.

Jamais perruque du conseil d’état n’avait couvert une plus pauvre tête ; il se rendit d’abord justice à lui-même, et voulut refuser la place qu’il étoit incapable de remplir ; mais on insista tellement sur son acceptation qu’à l’age de soixante ans qu’il avoit, il crut-que sa modestie lui avoit dérobé jusqu’alors la connoissance de son propre mérite, et que la cour venoit enfin de le découvrir. Ainsi les partisans de M. Necker et de l’archevêque de Toulouse remplirent momentanément le fauteuil du ministère, comme on fait occuper les places dans les loges avant que les maîtres soient arrivés. Chacun des deux partis se flatta de gagner du temps, pour assurer le ministère à l’un des deux adversaires entre lesquels les chances’étaient partagée.

Il existoit peut-être encore des moyens de sauver l’état d’une révolution, ou du moins le gouvernement pouvoit tenir les rênes des événemens. Les états généraux n’étoient pas encore promis ; les anciennes traces de la routine n’étoient point franchies ; peut-être que le roi, aidé de la grande popularité de M. Necker, auroit pu encore opérer les réformes nécessaires pour rétablir l’ordre dans les finances. Or, ces finances, qui se lioient au crédit public et à l’inftuence des parlemens, étoient, pour ainsi dire, la clef de la voûte. M. Necker, alors en exil à quarante lieues de Paris, sentoit l’importance de la crise des affaires ; et pendant que le courrier qui lui apporta la nouvelle de la nomination de l’archevêque de Toulouse, étoit encore dans sa chambre, il me dit ces paroles remarquables : « Dieu veuille que ce nouveau ministre parvienne à servir l’état et le roi mieux que je n’aurois pu le faire. C’est déjà une bien grande tâche que les circonstances actuelles ; mais bientôt elles surpasseront la force d’un homme, quel qu’il puisse être. »