Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/VIII

CHAPITRE VIII.

De la retraite de M. Necker en 1781.

M. Necker n’avoit d’autre but, dans son premier ministère, que d’engager le roi à faire par lui-même tout le bien que la nation reclamoit, et pour lequel elle a souhaité depuis d’avoir des représentans. C’étoit l’unique manière d’empêcher une révolution pendant la vie de Louis XVI et je n’ai point vu mon père varier depuis dans la conviction qu’alors en 1781, il y auroit réussi. Le reproche le plus amer qu’il se soit donc fait dans sa vie c’est de n’avoir pas tout supporté plutôt que de donner sa démission. Mais il ne prévoyoit pas à cette époque ce que les événemens ont révélé ; et, bien qu’un sentiment généreux l’attachât seul à sa place il y a dans les âmes élevées une crainte délicate de ne pas abdiquer assez facilement le pouvoir, quand la fierté le leur conseille.

La seconde classe des courtisans se déclara contre M. Necker ; Les grands seigneurs, n’ayant point d’inquiétude sur leur situation ni sur leur fortune, ont en général plus d’indépendance dans leur manière de voir que cet essaim obscur qui s’accroche à la faveur pour en obtenir quelques dons nouveaux à chaque occasion nouvelle. M. Necker faisoit des retranchemens dans la maison du roi, dans la somme destinée aux pensions, dans les charges de finances dans les gratifications accordées aux gens de la cour sur ces charges. Ce système économique ne convenoit point à tous ceux qui avoient déjà pris l’habitude d’être payés par le gouvernement, et de pratiquer l’industrie des sollicitations comme moyen de vivre. En vain, pour se donner plus de force, M. Necker avoit-il montré un désintéressement personnel inouï jusqu’alors, en refusant tous les appointemens de sa place. Qu’importoit ce désintéressement à ceux qui rejetoient bien loin d’eux un tel exemple ? Cette conduite vraiment généreuse ne désarma point la colère des hommes et des femmes qui rencontroient dans M. Necker un obstacle à des abus tellement passés en habitude, qu’il leur sembloit injuste de vouloir les supprimer.

Les femmes d’un certain rang se mêloient de tout avant la révolution. Leurs maris ou leurs frères les employoient toujours pour aller chez les ministres ; elles pouvoient insister sans manquer de convenance, passer la mesure même sans qu’on fût dans le cas de s’en plaindre et toutes les insinuations qu’elles savoient faire en parlant, exercoient beaucoup d’empire sur la plupart des hommes en place. M. Necker les écoutoit très-poliment ; mais il avoit trop d’esprit pour ne pas démêler ces ruses de conversation, qui ne produisent aucun effet sur les esprits éclairés et naturels. Ces dames alors avoient recours à de grands airs, rappeloient négligemment les noms illustres qu’elles portaient, et demandoient one pension comme un maréchal de France se plaindroit d’un passe-droit. M. Necker s’en tenoit toujours à la justice et ne se permettoit point de prodiguer l’argent acquis par les sacrifices du peuple. Qu’est-ce que mille écus pour le roi, disoient-elles ? Mille écus, répondoit M. Necker, c’est la taille d’un village.

De tels sentimens n’étoient appréciés que des personnes les plus respectables à la cour. M. Necker pouvoit aussi compter sur des amis dans le clergé qu’il avoit toujours honoré, et parmi les grands propriétaires et les nobles, qu’il vouloit introduire, à l’aide des administrations provinciales, au maniement et à la connaissance des affaires publiques. Mais les courtisans des princes et les financiers étoient vivement contre lui. Un mémoire qu’il remit au roi sur l’établissement des assemblées provinciales, avoit été indiscrètement publié et les parlemens y avoient vu que M. Necker donnoit comme un des motifs de cette institution, l’appui d’opinion qu’elle pourroit prêter dans la suite contre les parlemens eux-mêmes, s’ils se conduisoient comme des corporations ambitieuses et non d’après le vœu national. C’en fut assez pour que ces magistrats, jaloux d’une autorité politique contestée, nommassent hardiment M. Necker un novateur. Mais, de toutes les innovations, celle que les courtisans et les financiers détestoient le plus, c’étoit l’économie. De tels ennemis cependant n’auroient pu faire renvoyer un ministre pour lequel la nation, montroit plus d’attachement qu’elle n’en avoit témoigné à personne depuis l’administration de Sully et de Colbert, si le comte de Maurepas n’avoit pas habilement saisi le moyen de le renverser.

Il en vouloit à M. Necker d’avoir fait nommer, sans sa participation, M. le maréchal de Castries au ministère de la marine. Aucun homme cependant n’étoit plus considéré que M. de Castries et ne méritoit davantage de l’être. Mais M. de Maurepas ne vouloit pas que M. Necker, ni personne s’avisât d’avoir un crédit direct sur le roi : il étoit jaloux de la reine elle-même, et la reine alors traitoit M. Necker avec beaucoup de bonté. M. de Maurepas assistoit toujours au travail du roi avec les ministres ; mais ce fut pendant un de ses accès de goutte que M. Necker, se trouvant seul avec le roi, en obtint la destitution de M. de Sartines, et la nomination de M. le maréchal de Castries au ministère de la marine.

M. de Sartines étoit un exemple du genre de choix qu’on fait dans les monarchies où la liberté de la presse et l’assemblée des députés n’obligent pas à recourir aux hommes de talent. Il avoit été un excellent lieutenant de police : une intrigue quelconque le fit élever au rang de ministre de la marine. M. Necker alla chez lui quelques jours après sa nomination ; il avoit fait tapisser sa chambre de cartes géographiques, et dit à M. Necker en se promenant dans ce cabinet d’étude : « Voyez quels progrès j’ai Il déjà faits ; je puis mettre la main sur cette carte, et vous montrer, en fermant les yeux, où sont les quatre parties du monde. » Ces belles connoissances n’auroient pas semblé suffisantes en Angleterre pour diriger la marine.

À cette ignorance M. de Sartines joignoit une inconcevable ineptie dans la comptabilité de son département, et le ministre des finances ne pouvoit pas rester étranger aux désordres qui avoient lieu dans cette partie des dépenses publiques. Malgré l’importance de ces motifs, M. de Maurepas ne pardonna pas à M. Necker d’avoir parlé directement au roi ; et, à dater de ce jour, il devint son ennemi mortel. C’est un caractère singulier qu’un vieux ministre courtisan ! La chose publique n’étoit de rien pour M. de Maurepas : il ne s’occupait que de ce qu’il appeloit le service du roi et ce service du roi consistoit dans la faveur qu’on pouvoit gagner ou perdre à la cour : les affaires les plus essentielles étoient toutes subordonnées au maniement de l’esprit du souverain. Il falloit bien avoir une certaine connoissance des choses pour s’en entretenir avec le roi : il falloit bien mériter jusqu’à un certain point l’estime, pour que le roi n’entendit pas dire trop de mal de vous ; mais le mobile et le but de tout, c’étoit de lui plaire. M. de Maurepas tâchoit de conserver sa faveur par une multitude de soins inaperçus, afin d’entourer, comme avec des filets, le monarque qu’il vouloit séparer de toutes relations dans lesquelles il auroit pu entendre des paroles sérieuses et sincères. Il n’osoit pas proposer au roi de renvoyer un homme aussi utile que M. Necker. Quand on n’auroit fait aucun cas de son amour pour le bien public, l’argent qu’il procuroit, par son crédit, au trésor royal n’étoit pas à dédaigner. Cependant le vieux ministre etoit aussi imprudent, en fait d’intérêt général, que précautionné dans ce qui le concernoit personnellement, et il ne s’embarrassoit guère de ce qui arriveroit aux finances de l’état, pourvu que M. Necker ne se hasardât pas, sans son consentement, à parler au roi. Il étoit difficile toutefois de dire à ce roi : Vous devez disgracier votre ministre, parce qu’il s’est avisé de s’adresser à vous sans me consulter. Il falloit donc attendre une circonstance d’un autre genre et quelque réservé que fut M. Necker, il avoit un caractère fier, une âme irritable ; il étoit un homme énergique enfin dans toute sa manière de sentir : c’étoit assez pour commettre, tôt ou tard, des fautes à la cour.

Dans une des maisons des princes, il se trouvoit une espèce d’intendant, M. de Sainte-Foix, intrigant tranquille, mais persévérant dans sa haine contre tous les sentimens exaltés : cet homme jusqu’à son dernier jour, et, lorsque sa tête blanchie sembloit appeler des pensées plus graves, cherchoit encore, chez les ministres même de la révolution un dîner, des secrets et de l’argent. M. de Maurepas l’employa pour faire répandre des libelles contre M. Necker. Comme il n’y avoit point en France de liberté de la presse, c’étoit une chose toute nouvelle que des écrits contre un homme en place, encouragés par le premier ministre, et par conséquent distribués publiquement à tout le monde.

Il falloit, et M. Necker se l’est bien souvent répété depuis, il falloit mépriser ces piéges tendus à son caractère ; mais madame Necker ne put supporter la douleur que lui causoit la calomnie dont son époux étoit l’objet ; elle crut devoir lui dérober la connoissance du premier libelle qui parvint entre ses mains, afin de lui épargner une peine amère. Mais elle imagina d’écrire à son insu à M. de Maurepas pour s’en plaindre, et pour lui demander de prendre les mesures nécessaires contre ces écrits anonymes : c’étoit s’adresser à celui même qui les encourageoit en secret. Quoique madame Necker eût beaucoup d’esprit, élevée dans les montagnes de la Suisse, elle ne se faisoit pas l’idée du caractère de M. de Maurepas, de cet homme qui ne voyoit dans l’expression des sentimens qu’une occasion de découvrir le côté vulnérable. Dès qu’il connut la susceptibilité de M. Necker par le chagrin que sa femme avoit fait voir, il se flatta, en l’irritant, de le pousser à donner sa démission.

Quand M. Necker sut la démarche de sa femme, il la blâma, mais il en fut très-ému. Après ses devoirs religieux, l’opinion publique étoit ce qui l’occupoit le plus ; il sacrifioit la fortune, les honneurs, tout ce que les ambitieux recherchent, à l’estime de la nation ; et cette voix du peuple, alors non encore altérée, avoit pour lui quelque chose de divin. Le moindre nuage sur sa réputation étoit la plus grande souffrance que les choses de la vie pussent lui causer. Le but mondain de ses actions, le vent de terre qui le faisoit naviguer, c’étoit l’amour de la considération. Un ministre du roi de France n’avoit pas d’ailleurs, comme les ministres anglois, une force indépendante de la cour il ne pouvoit manifester en public, dans la chambre des communes, son caractère et sa conduite ; et, la liberté de la presse n’existant pas, les libelles clandestins en etoient d’autant plus dangereux.

M. de Maurepas faisoit répandre sourdement que c’étoit plaire au roi qu’attaquer son ministre. Si M. Necker avoit demandé un entretien particulier au roi pour l’éclairer sur M. de Maurepas, peut-être l’auroit-il fait disgracier. Mais la vieillesse de cet homme, quelque frivole qu’elle fût, méritoit toujours des égards, et d’ailleurs M. Necker se croyoit lié par la reconnoissance envers celui qui l’avoit appelé au ministère. M. Necker se contenta donc de requérir un signe quelconque de la faveur du souverain qui décourageât les libellistes ; il désiroit qu’on les éloignât de la maison de Mgr. le comte d’Artois, dans laquelle ils occupoient des emplois, et qu’on lui accordât l’entrée au conseil d’état dont on l’avoit écarté, sous prétexte de la religion protestante qu’il professoit, bien que sa présence y eût été éminemment utile. Un ministre des finances, chargé de demander au peuple les sacrifices qu’exige la guerre, doit prendre part aux délibérations sur la possibilité de faire la paix.

M. Necker étoit convaincu que, si le roi ne témoignoit pas de quelque manière qu’il le protégeoit sincèrement contre ses ennemis tout-puissans, il n’auroit plus la force nécessaire pour conduire les finances avec la sévérité dont il se faisoit un devoir. Il se trompoit toutefois : l’attachement de la nation pour lui étoit plus grand qu’il ne la croyoit ; et, s’il avoit attendu la mort du premier ministre, qui arriva six mois après, il aurait occupé sa place. Le règne de Louis XVI eût été probablement paisible, et la nation se seroit préparée par une bonne administration, à l’émancipation qui lui étoit due.

M. Necker offrit sa démission, si les conditions qu’il demandoit n’étoient pas accordées. M. de Maurepas, qui l’avoit excité à cette démarche, en prévoyoit avec certitude le resultat ; car plus les monarques sont foibles, plus ils sont fidèles à quelques maximes de fermeté qui leur ont été données dès leur enfance, et dont l’une des premières est sans doute, qu’un roi ne doit jamais refuser une démission offerte, ni souscrire aux conditions qu’un fonctionnaire public met à la continuation de ses services.

La veille du jour où M. Necker se proposoit de demander au roi sa retraite, s’il n’obtenoit pas ce qu’il désiroit, il se rendit avec sa femme à l’hospice qui porte encore leur nom à Paris. Il alloit souvent dans cet asile respectable reprendre du courage contre les difficultés cruelles de sa situation. Des sœurs de la Charité, la plus touchante des communautés religieuses, soignoient les malades de l’hôpital : ces sœurs ne prononcent des vœux que pour une année, et plus elles font de bien, moins elles sont intolérantes. M. et Mad. Necker, tous les deux protestans, étoient l’objet de leur amour. Ces saintes filles leur offrirent des fleurs, et leur chantèrent des vers tirés des psaumes, la seule poésie qu’elles connussent : elles les appeloient leurs bienfaiteurs, parce qu’ils venoient au secours du pauvre. Mon père, ce jour-là, fut plus attendri, je m’en souviens encore, qu’il ne l’avoit jamais été par de semblables témoignages de reconnoissance : sans doute il regrettoit le pouvoir qu’il alloit perdre, celui de servir la France. Hélas ! qui dans ce temps auroit pu croire qu’un tel homme seroit un jour accusé d’être dur, arrogant et factieux ? Ah ! jamais une âme plus pure n’a traversé la région des orages, et ses ennemis, en le calomniant, commettent une impiété ; car le cœur de l’homme vertueux est le sanctuaire de la Divinité dans ce monde.

Le lendemain M. Necker revint de Versailles, ayant cessé d’être ministre. Il entra chez ma mère, et tous les deux, après une demi-heure de conversation, donnèrent l’ordre à leurs gens de nous établir dans vingt-quatre heures à Saint-Ouen, maison de campagne de mon père à deux lieues de Paris. Ma mère se soutenoit par l’exaltation même de ses sentimens ; mon père gardoit le silence ; moi j’étois trop enfant pour n’être pas ravie d’un changement quelconque de situation ; cependant quand je vis à dîner les secrétaires et les commis du ministère tous dans une morne tristesse je commençai à craindre que ma joie ne fût pas trop bien fondée. Cette inquiétude fut dissipée par les hommages sans nombre que mon père reçut à Saint-Ouen.

Toute la France vint le voir : les grands seigneurs, le clergé, les magistrats, les négocians, les hommes de lettres s’attiroient chez lui les uns les autres ; il reçut près de cinq cents lettres[1] des administrations, et des diverses corporations des provinces, qui exprimoient un respect et une affection dont aucun homme public en France n’avoit peut-être jamais eu l’honneur d’être l’objet. Les mémoires du temps qui ont déjà paru, attestent la vérité de ce que j’avance à cet égard[2]. La France, à cette époque, ne vouloit encore rien de plus qu’un bon ministre : elle s’étoit successivement attachée à M. Turgot, à M. de Malesherbes, et particulièrement à M. Necker, parce qu’il avoit plus de talent que les deux autres pour les choses positives. Mais, lorsque les François virent que, même sous un roi aussi vertueux que Louis XVI, aucun ministre austère et capable ne pourvoit rester en place, ils comprirent que les institutions stables peuvent seules mettre l’état à l’abri des vicissitudes des cours.

Joseph II, Catherine II, la reine de Naples, écrivirent à M. Necker, pour lui offrir la direction de leurs finance : il avoit le cœur trop françois pour accepter un tel dédommagement, quelque honorable qu’il pût être. La France et l’Europe furent consternées de la retraite de M. Necker ses vertus : et ses falcultés méritoient cet hommage ; mais il y avoit de plus, dans cette impression universelle, la crainte confuse de la crise politique dont on étoit menacé et que la sagesse seule du ministère françois pouvoit retarder ou prévenir.

On n’auroit, certes, pas vu sous Louis XIV un ministre disgracié comblé de preuves d’estime par toutes les classes de la société. Ce nouvel esprit d’indépendance devoit apprendre à un homme d’état la force de l’opinion ; néanmoins, loin de la ménager pendant les sept années qui se passèrent entre la retraite de M. Necker et la promesse des états généraux donnée par l’archevêque de Sens, il n’est sorte de fautes que les ministres n’aient commises ; et ils ont exaspéré chaque jour la nation, sans avoir entre leurs mains aucune force réelle pour la contenir.

  1. Ces lettres sont un trésor de famille que je possède à Coppet
  2. Correspondance littéraire, philosophique et critique, adressée à un souverain d’Allemagne, par le baron de Grimm et par Diderot. (Tome V, page 297, mai 1781.)
    « Ce n’est que le dimanche matin, de ce mois, que l’on fut instruit, à Paris, de la démission donnée la veille par M. Necker : on y avoit été préparé, depuis long-temps par les bruits de la ville et de la cour, par l’impunité des libelles les plus injurieux, et par l’espèce de protection accordée à ceux qui avoient eu le front de les avouer, par toutes les démarches ouvertes et cachées d’un parti puissant et redoutable. Cependant l’on eût dit, à voir l’étonnement universel, que jamais nouvelle n’avoit été plus imprévue : la consternation étoit peinte sur tous les visages ; ceux qui éprouvoient un sentiment contraire étoient en trop petit nombre ; ils auroient rougi de le montrer. Les promenades, les cafés, tous les lieux publics étoient remplis de monde ; mais il régnoit un silence extraordinaire. On se regardoit, on se serroit tristement la main, je dirois comme à la vue d’une calamité publique, si ces premiers momens de trouble n’eussent ressemblé davantage à la douleur d’une famille désolée, qui vient de perdre l’objet et le soutien de ses espérances.
    « On donnoit, ce même soir, à la Comédie Françoise, une représentation de la Partie de chasse de Henri IV. J’ai vu souvent au spectacle, à Paris, des allusions aux circonstances du moment saisies avec beaucoup de finesse ; mais je n’en ai point vu qui l’aient été avec un intérêt aussi sensible, aussi général. Chaque applaudissement (quand il s’agissoit de Sully) sembloit, pour ainsi dire, porter un caractère particulier, une nuance propre au sentiment dont on étoit pénétré ; c’étoit tour à tour celui des regrets et de la tristesse, de la reconnaissance et du respect ; et tous, ces mouvemens étoient si vrais, si justes, si bien marqués que la parole même n’auroit pu leur donner une expression plus vive et plus intéressante. Rien de ce qui pouvoit s’appliquer sans effort au sentiment du public pour M. Necker ne fut négligé ; souvent les applaudissemens venoient interrompre l’acteur, au moment où l’on prevoyoit que la suite du discours ne seroit plus susceptible d’une application pure, aussi flatteuse, aussi naturelle. Enfin, nous osons croire qu’il est peu d’exemples d’un concert d’opinions plus sensible, plus délicat, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, plus involontairement unanime. Les comédiens ont été s’excuser, auprès de M. le lieutenant de police, d’avoir donné lieu a une scène si touchante, mais dont on ne pouvoit leur savoir mauvais gré. Ils ont justifié leur innocence, en prouvant que la pièce étoit sur le répertoire depuis huit jours. On, leur a pardonné, et l’on s’est contenté de défendre à cette occasion, aux journalistes, de parler a l’avenir de M. Necker, ni en bien ni en mal.
    « Si jamais ministre n’emporta dans sa retraite une gloire plus pure et plus intègre que M. Necker, jamais ministre aussi n’y reçut plus de témoignages de la bienveillance et de l’admiration publiques. Il y eut, les premiers jours sur le chemin qui conduit à sa maison de campagne, à Saint-Ouen, à deux lieues de Paris, une procession de carrosses presque continuelle. Des hommes de toutes les classes et de toutes les conditions s’empressèrent à lui porter l’hommage de leurs regrets et de leur sensibilité ; et, dans ce nombre, on a pu compter les personnes les plus respectables de la ville et de la cour, les prélats les plus distingués par leur naissance et par leur piété, M. l’archevêque de Paris à la tête, les Biron, les Beauveau, les Richelieu, les Choiseul, les Noailles, les Luxembourg, enfin les noms les plus respectés de la France, sans oublier celui du successeur même de M. Necker, qui n’a pas cru pouvoir mieux rassurer les esprits sur les principes de son administration, qu’en donnant lui-même les plus grands éloges à celle de M. Necker, et en se félicitant de n’avoir qu’à suivre une route qu’il trouvoit si heureusement tracée. »