Conseils à un jeune homme pauvre qui vient faire de la littérature à Paris/V

V

MANIÈRE DE SE CONDUIRE AVEC
LES HOMMES INFLUENTS


Étant sans maîtresse attitrée, tes jours seront libres. Le plus grand danger qui te guettera est celui des cafés où il fait chaud, l’hiver, où il y a des amis joyeux qui causent et boivent. N’y demeure qu’autant que cela sera nécessaire à resserrer des liens précieux d’amitié. Va dans la vie, n’importe où, au hasard, il y a une récolte dans chaque milieu.

Tu verras des êtres divers ; des antipathies et des sympathies naîtront autour de toi. Tu feras un choix et ta personnalité trouvera son chemin comme une rivière se creuse dans une montagne qu’elle descend.

Ne va pas juger si un homme est important d’après son costume. À une certaine hauteur l’artifice du vêtement est inutile. L’homme important sait bien que sa puissance se dégage naturellement autour de lui comme une atmosphère. Tu seras même bien étonné un jour si tu vas aux courses, quand on te désignera un homme très modestement vêtu et qu’on te dira : C’est un Rothschild.

Du reste l’estime d’un honorable pauvre est plus précieuse quelquefois que l’amitié d’un ministre.

Mais songe que tes plus grands ennemis sont en toi. Ils sont cet afflux du sang à tes joues, cette paralysie déplorable qui te fera bégayer, te donnera une apparence humble et modeste, quand tu seras en présence du directeur du Figaro, ou de celui de l’Odéon. Tu serais jugé d’un coup d’œil, classé pour la vie, et sans que ce jugement soit susceptible d’appel, dans la catégorie des personnages de troisième plan, qu’on fait attendre, qu’on reçoit debout, auxquels on n’accorde que quelques minutes, qu’on ne croira jamais susceptibles de grandes choses.

Résiste à cette voix qui te pousse à dire tout de suite à l’homme influent que tu vas solliciter : Mais oui, ma demande est exagérée et absurde. Il est légitime que vous la repoussiez. Excusez-moi de vous avoir dérangé.

Ne tombe pas dans un excès contraire d’audace simulée ; ne te flatte pas d’une influence illusoire sur tes camarades, ou d’une ambition démesurée que tu n’as pas : ce serait plus fâcheux encore ; tu serais considéré comme un de ces dangereux arrivistes dont il faut refréner l’ardeur, dont on peut tout craindre.

Ne sois pas trop aimable ; ne sois pas timide, là est l’essentiel. Songe que toutes les fois que tu seras en présence d’un homme dont dépendra ta destinée, auquel tu viendras demander quelque chose, un combat obscur se livrera. Tu seras comme un guerrier désarmé qui attaque seul une immense ville fortifiée. Pour ne pas mourir, ne perds jamais de vue la conscience favorable que tu as de toi-même.