Conseils à un jeune homme pauvre qui vient faire de la littérature à Paris/IV

IV

LES MAÎTRESSES


Tu t’émerveilleras de la grande quantité de femmes que renferme Paris. Les coupés qui glissent vers le Bois de Boulogne, le frémissement des dessous luxueux, les visages ennuyés des grandes courtisanes, t’impressionneront profondément.

Renonce d’abord à une illusion trop répandue. Tu n’auras pour maîtresse ni une femme du monde, ni une actrice célèbre. Ne demande pas pourquoi. Considère cela comme une vérité supérieure qu’il ne faut pas discuter.

Il est vain d’importuner Liane de Pougy ou la belle Otero de lettres élégiaques. Sache bien que les lettres d’amour, quelle que soit leur beauté, n’ont aucune espèce d’influence sur cet ordre de femmes. Seules, des actions inattendues et audacieuses pourraient te servir. Mais tu as encore trop de timidité provinciale en toi pour en être capable.

Tu connaîtras, dans des concerts, des jeunes filles qui sortent du Conservatoire, qui sont à l’Odéon et tu feras même dire des vers par l’une d’elles. Mais ne lui écris pas de lettres d’amour, surtout ne l’aime pas. Tu ne seras jamais qu’un étranger pour cette personne qui, vivant dans la compagnie de héros littéraires nourris d’un idéal sublime, n’a pas gardé pour elle-même la moindre parcelle d’un idéal quelconque.

Elle ne saurait aimer qu’un maître dans son art, un de ces hommes rasés et simples qui ont vingt ans de théâtre derrière eux et assez d’autorité pour les tutoyer, la première fois qu’ils les voient.

Tu auras donc les femmes des cafés, les modèles de tes camarades peintres, peut-être une couturière dont tu feras connaissance au restaurant, les maîtresses de tes amis. Mais les femmes des cafés sont vénales et, quand elles sont désintéressées, toute l’ambition de leur génie consiste à boire une quantité illimitée de boissons américaines jusqu’à une heure très tardive. Les modèles sont mal faits et épris des seuls peintres. Un abîme d’ennui te séparera de la couturière ; les maîtresses de tes amis seront toutes laides.

Résigne-toi donc à vivre sans maîtresse, profitant seulement de l’aventure amenée par le hasard. Regarde les portes qui s’ouvrent quand tu montes l’escalier, les fenêtres qui sont en face des tiennes, la boutique derrière les vitres de laquelle rêve peut-être un visage charmant. En choisissant ta chambre, tu as décidé de ta vie sentimentale, car pour une femme ordinaire le prestige d’être un voisin est plus grand que celui d’être beau ou illustre. Souviens-toi, du reste, que ceux qui passent leur temps, à chercher des femmes n’en ont guère plus que ceux qui ne s’en occupent pas.

Prends souvent le métropolitain. Ce lieu est favorable à des rencontres fortuites. Est-ce le sentiment de la vitesse, l’air irrespirable, la chaleur, la proximité des corps ? il n’importe ! Mais le regard des femmes est plus bienveillant qu’ailleurs, les moyens d’entrer en conversation sont plus aisés.

Évite les grands magasins : on y fait des achats. Ne crains pas d’offrir le thé et les gâteaux : Tu seras un homme distingué.

Si tu invites à dîner, parle de suite d’un curieux petit restaurant où il y a des peintres et où la cuisine est exceptionnelle. Tu peux alors aller chez n’importe quel modeste marchand de vins dont les prix sont en rapport avec tes ressources. Il te suffira de demander en entrant si M. Willette n’est pas venu ce soir, pour parer cet endroit, aux yeux de ta compagne, de tout le charme de la vie des artistes.

Ces sortes de liaison commencent dans les fiacres. Elles sont éphémères comme une course à deux francs l’heure.

Il vaut mieux. La vie à deux sans argent est un abîme de tristesse, même quand on aime. Sacrifie l’amour dès l’origine. Il te paralyserait, limiterait ton action et tu le verrais mourir tout de même, à cause des draps qu’on ne change pas assez souvent, de l’odeur de la cuisine qu’on fait chez soi, du repas pris parmi tes livres, à cause de cette rancune qu’engendre la pauvreté à deux.

Reste seul, travaille davantage, applique-toi à conquérir les hommes, ce qui est bien plus important que de conquérir les femmes.

Et dis-toi qu’il y a, avec une immense mélancolie, quelque douceur pourtant, dans le souvenir d’une main qui t’a échappé sans t’avoir donné toute sa chaleur, dans le souvenir d’un beau et cher visage disparu…