Conseils à un jeune homme pauvre qui vient faire de la littérature à Paris/VI

VI

LE PRESTIGE DU MONDE


Tu seras invité certainement à quelque soirée, chose très honorifique dans ta situation. Cela te permettra d’écrire à tes parents : « Je vais beaucoup dans le monde, ces temps-ci. » Et la vision qu’ils auront aussitôt de toi, récitant des vers devant une cheminée, sous les lustres, parmi les acclamations de femmes couvertes de bijoux, sera douce à ces cœurs simples.

Il se peut, il est vraisemblable que tu aies un habit. Si tu n’en possédais pas cependant, sache qu’il est, rue Saint-André-des-Arts, une boutique modeste où tu pourras en faire achat, moyennant une somme dérisoire. Là, une foule d’habits reposent, couchés les uns sur les autres. Certainement il en sera un à ta taille. Tu l’essaieras dans la boutique même. Veille pendant cette minute à ce qu’on ne t’aperçoive pas de la rue. Mais ce serait un bien grand hasard si Mlle Sorel ou la comtesse de Noailles passaient justement par là et regardaient à travers les carreaux.

Tu entreras dans le monde, ivre de fierté et tremblant de peur. Tu t’émerveilleras d’abord, que tout aille si bien, que tu puisses saluer avec autant d’élégance, être présenté à des gens importants, prononcer des paroles suffisantes, serrer la main à droite et à gauche. Le sourire de la maîtresse de maison aura eu l’air de te marquer une estime particulière. La médiocrité incroyable des propos que tu entendras te rassurera peu à peu, te rendra l’estime de toi-même perdue dans la détresse du début.

Alors, tu verras, dans un coin, un homme semblable à toi, mais plus modeste, plus timide, plus épouvanté, avec un habit frère du tien. Son œil triste, son attitude gênée, quelques mots prononcés à voix basse sur l’extrême chaleur, mendieront une parole de toi. Tu pourrais lui donner ce que tu cherches toi-même, un appui, le sentiment qu’il n’est pas absolument seul. Mais non ! dans ta folie orgueilleuse, tu le mépriseras, tu pactiseras avec les hommes élégants, aux nœuds de cravates impeccables, avec la foule des ennemis.

Plein de ta confiance en toi retrouvée, tu feras quelque démarche hardie, tu traverseras le salon, tu apercevras ta silhouette dans une glace et tu n’en seras pas mécontent.

Cela durera jusqu’à la minute où tu auras regardé trop attentivement une jeune fille, une jeune fille dont le costume compliqué, les cheveux fins, la grâce délicate résumeront pour toi tous les charmes du monde parisien. Tu verras son regard froid et attentif, plein de curiosité, longuement fixé sur tes pieds. Ce regard sera sans mépris, sans ironie même, ce sera un regard qui constate, qui enregistre. Il enregistrera la forme surannée de tes bottines, la chute maladroite de ton pantalon. Pour la première fois de ta vie tu penseras à tes pieds et à leur grande importance.

Avec une moue presque imperceptible, le visage charmant se sera détourné pour jamais. Tu regarderas autour de toi et tu t’apercevras que toutes les bottines voisines sont vernies et semblent neuves, tandis que les tiennes sont seulement cirées avec soin et déformées par des marches anciennes.

Un horrible génie de comparaison naîtra tout d’un coup dans ton âme. Tu auras honte de tes cheveux trop longs, de ton col trop large, de ton gilet trop étroit. Ton pantalon te sera odieux parce qu’il n’aura pas de pli. Tu haïras ta mère ou ta sœur parce qu’elle t’aura donné tes boutons de manchettes. Ton habit se sera soudain fané sur ton dos ; une tache que tu n’avais pas vue, se mettra à briller comme un phare. Le parfum de la benzine s’élèvera de tes gants nettoyés.

Tu chercheras en vain celui que tu avais reconnu comme un homme de ta race, pour t’affliger avec lui de la stupidité immense des gens du monde. Trop tard ! il aura déjà fui.

Crois-moi. Gagne alors le buffet. Ces petits avantages que sont le vin et les gâteaux t’y attendent. L’être grossier qui est en toi pourra se dire que la soirée n’a pas été absolument perdue si le champagne était bon. C’est une curieuse illusion qui te fait croire que le maître d’hôtel te suit de l’œil et compte ce que tu prends. Cet homme solennel est sans ironie et pourquoi serait-il avare de richesses dont il dispose, mais qui ne sont pas les siennes ?

Il sera deux ou trois heures du matin quand tu sortiras. Les voitures, la nuit, coûtent un prix exorbitant. Tu rentreras tristement à pied. Mais, à mesure que tu t’éloigneras, tu t’apercevras que ton pas résonne avec autorité dans la rue vide, ton habit retrouvera son prestige perdu, tu entr’ouvriras même ton pardessus pour qu’un passant l’aperçoive et ait une haute idée de cette élégance.

La fatigue, le champagne et ta jeune imagination te donneront le sentiment d’une vie mondaine de plaisirs. Et malgré tes déboires, quand tu arriveras à ta porte, tu sonneras avec un certain orgueil et la négligence du noceur blasé.