Conquête (Verhaeren)

Poèmes (IIIe série)Société du Mercure de France (p. 160-162).

CONQUÊTE


Au long du port moiré de soir,
Sèchent des cargaisons de fleurs fanées.
Quelques barques vermillonnées
Y sillonnent le flot couleur d’or noir.

Chaque matin, vers l’autre rive
Où des miroirs de soleil bougent,
Dansent au vent, leurs agrès rouges
Et leur allure exaltative.

On les dirait : fraîches maisons,
Portes et fenêtres ouvertes,
S’en allant, par les vagues vertes,
Faire un voyage aux horizons.


En quel pays ? On sait à peine.
À les suivre, l’œil s’éblouit.
Nul ne connaît l’ardent récit
De leur vaillance ou de leur peine.

Leur joie est en soleil — et va !
Le temps est court, la clarté brève,
Et là-bas sont les fleurs de rêve
Où tout désir s’objectiva.

À chaque heure de la journée,
Là-bas, au loin, qui ne voudrait
Capter les chimères aux rets
Et susciter sa destinée ?

On y cultive son attrait,
On y cueille, la main ravie,
« L’illusion qui fait la vie »
Et le bouquet de son souhait.

On moissonne « l’espoir suprême »
Mais quand, vers le déclin du jour,
On embarque pour le retour,
La moisson faite est déjà blême.


Et dans le port moiré de soir,
Voici par tas les fleurs fanées ;
Et les barques vermillonnées
S’ancrent dans l’eau, couleur d’or noir.