Celle des voyages (Verhaeren)

Poèmes (IIIe série)Société du Mercure de France (p. 153-159).

CELLE DES VOYAGES


Sur ta rampe, pendant la nuit,
Je suis cette image accoudée
Qui regarde la pâle idée
Faire le tour de ton ennui.

Je suis pour ta morne veillée,
Celle en noir habillée,
Celle aux regards ailleurs
Dont les yeux brûlent en leurs pleurs
La hantise des vieux voyages.

Dites, combien c’est loin de nous, les plages
Les soirs et les couchants en mer !

Alors, j’étais l’avant du vaisseau clair

D’où la jeunesse avait crié son vœu de vivre ;
J’étais la proue en fête et qui s’enivre ;
Mes bras illuminés d’escarboucles et d’or
Cueillaient dans l’air les écharpes du vent.
Dites, c’était en de grands ports là-bas, vers les Levants
Par des nuits de miroirs et d’îles immobiles.

J’étais celle des soirs en mer
Et je réverbérais aux flots myriadaires
Les écailles d’argent de mon ventre d’éclair
Et l’or hallucinant de mes yeux légendaires.

J’étais la déesse et la proue ;
L’audace au gouvernail tournait la roue ;
Ton nom s’illuminait à l’or de mes seins d’or
Et ta tête brûlait, parmi ma fête
De chocs sur chocs, contre les blocs de la tempête.

Et maintenant, à ta rampe, pendant la nuit,
Je suis l’image accoudée et brûlante
Qui se penche sur ton ennui.

J’étais présente aussi en ces gares étincelantes

Où des poteaux de fer avec leurs boules de clarté
Tracent sur les départs vers les hasards, leurs signes.

J’étais celle des quais et des pays quittés,
En des départs soudains et des fuites insignes,
J’étais celle des bonds en tonnerres parmi les ponts
Par au-dessus des bras de mer et des grands monts ;
J’étais les yeux de braise du charbon
Et les écailles d’or au ventre des chaudières.
Et mes cheveux ? C’étaient les nocturnes fumées
Des convois noirs, au clair des coupoles illuminées
Et le cri des sifilets, par les gares, la nuit.
Ce cri ! c’était mon cri d’angoisse à l’infini.

Des villes d’ombre étalaient leurs maisons
Sous les nuages en désarroi ;
Quelque chose de tragique et de froid
Tombait des horizons
Où le soleil rouvrait son trou cicatrisé.
Le froid semblait du fer pulvérisé
En brouillard roux sur des Oders et des Volgas ;
Une odeur de pétrole et de platras
Bouchait les ruelles, comme des gorges,
Vers un entassement, là-bas, d’usines et de forges.


Oh ces villes des Nords fuligineux !
Et ces monuments lourds et ces barres de pluie
Rayant, monotones, des murailles de suie
Qui soulevaient leurs siècles vers les cieux.
Immenses soupiraux entre-bâillant des caves,
Chevelures de poix en feu sur des cargaisons d’or,
Dos que l’on voit, ployés sous leur effort,
Se perdre en des couloirs de souterrains qu’on pave.
Quais de basalte et tourelles de fer
Et cette grue, au bord des flots inextricables,
Qui lève une montagne entre ses câbles
Et la tient oscillante et morne sur la mer.

Dites comme ils sont loin dans les naguères,
Nos deux rêves sur ces lointains embarcadères !

C’était en des lointains plus éloignés, encore,
Sur un grand lac dallé de ciel,
Où des barques lustraient aux vents de miel,
Comme des oiseaux blancs leur voilure d’aurore.
De minces vergues d’or et de cristal
Lignaient et prolongeaient le calme horizontal
Et l’aire à l’infini de cette solitude.


Une haute lumière illuminait les monts
Et dépliait sa nappe aux horizons ;
La goutte d’eau que le rocher exsude
Seul y tintait son bruit d’argent ;
Et tel, ce lac total, jamais changeant,
Par au delà des tempêtes passionnelles,
Magnifiait, en ses silences de clarté,
L’immobile splendeur des choses éternelles.
C’était en des pays d’évidente beauté
Où des soleils de prisme et des midis placides
Sculptaient leur diamant, au front des cieux lucides.

Dites ! comme il est loin dans l’autrefois
Le grand silence alors de nos deux voix.

Enfin, c’était en des Indes de songe,
Parmi des monts et des forêts encor,
Dont chaque tronc semblait un vœu et un mensonge,
Emeraudé de fleurs et filigrané d’or.

En de frêles maisons où de bleus lampadaires
Brûlent pour on ne sait quel voyageur du soir,
Une dame de soie, au seuil, venait s’asseoir,
Avec sous ses pieds clairs, des lions légendaires.

Elle brodait les histoires d’amour,
Sur un métier de jade et d’améthyste,
Avec des doigts si fins de princesse et d’artiste,
Qu’elle y disait le charme et la gloire du jour.

Des papillons, des bengalis, des lucioles
Posaient dans un rayon et lui donnaient le temps
De dessiner leur aile et leur corps miroitant
Et leur essor vers des treillis de folioles.

La princesse brodait une lagune
Et des cygnes et des monstres et deux amants
Qui sans douter de rien se faisaient le serment
De conquérir les ors qui dormaient dans la lune,
Et puis rentrait surseoir
À son travail et regarder danser ses bayadères
En sa maison d’émail où les bleus lampadaires
Brûlent pour on ne sait quel voyageur du soir.

Dites comme ils sont dans le passé,
Ces souvenirs d’argent et d’or fleurdelysés.

Mais comme en ce soir noir, ils suscitent dans l’âme
Avec toutes les forces du regret,
La mémoire perdue, en des forêts,
Mélancoliquement, où l’ennui brame ;
Si la raison avec solennité
Vous carre en son fauteuil d’inbougeabilité,
Je suis celle des surprises fécondes
Qui vous conseille avec amour, d’aller
Vous-même enfin vous retrouver,
Là-bas, dans votre fuite au bout du monde.