Confitou/Chapitre XVII


XVII


À deux heures de l’après-midi, ce même jour, M. Clamart vint trouver Raucoux-Desmares à son institut. Le maire fut très pressant. Pour combattre la résolution du professeur de ne remettre les pieds dans son hôtel que le jour où l’autorité militaire allemande, qui s’y était installée, l’aurait quitté, M. Clamart trouva des arguments décisifs.

— Vous comprenez bien qu’il n’y a que vous qu’ils écouteront ! Vous, vous les connaissez !… Vous savez leur parler !… Enfin, votre beau-frère, avec lequel nous avons toujours eu d’excellentes relations, est l’ami intime de l’oberstleutnant von Bohn duquel dépend aujourd’hui le sort de la ville. Ce lieutenant-colonel parait un bon vivant ; et, si on sait le prendre, nous pourrons éviter bien des malheurs. On me dit qu’il est venu autrefois à Saint-Rémy avec votre beau-frère et qu’il est descendu quelques jours chez vous. Ça n’est pas moi qui m’en plaindrai !… C’est ce que je disais au curé qui regrettait qu’autrefois on les eût trop bien reçus. « Faut pas regretter ça, m’sieur le curé, au contraire ! Cette occasion-là, c’est pain bénit ! Puisqu’ils étaient amis avant la guerre, m’sieur Raucoux-Desmares saura nous tirer d’affaire ! Au lieu de ça, voilà maintenant que vous ne voulez même plus le voir ! Il s’installe chez vous ; vous venez vous installer ici !…

Vous leur tournez le dos à tous !… Ils ont déjeuné chez vous ; il n’y avait personne pour les recevoir. J’ai su, par la Génie Boulard, que Mme Raucoux-Desmares s’était enfermée dans sa chambre, en se disant malade. Eh bien ! permettez-moi de vous le dire… tout ça, c’est pas dans l’intérêt de la ville !… Dans l’intérêt de la ville, faut pas buter ces gens-là !… Et vous les butez, monsieur Raucoux-Desmares. Je sais qu’ils ne sont pas contents de vous ! Et nous, nous ne comptions que sur vous !… Jusqu’alors ils n’ont pas été trop méchants ; ils sont durs dans leurs réquisitions, mais il fallait s’y attendre ; seulement, savez-vous ce qu’on est venu me raconter tout à l’heure ! Qu’il serait question d’imposer la ville d’une amende de deux cent mille francs, sous prétexte que ce seraient des civils qui auraient fait sauter le pont !… Voilà ce qu’ils trouvent chez vous, au dessert, pour se venger de ce que vous n’y êtes pas !… Je viens vous en avertir, et je n’ai point de conseil à vous donner, mais je sais bien ce que je ferais si j’étais à votre place !…

— C’est bien, monsieur Clamart, interrompit Raucoux-Desmares en se levant. J’ai ici à Saint-Rémy, cinquante mille francs qui, quoi qu’il arrive, seront à votre disposition. Et, de ce pas, je vais, selon votre désir, prendre ma part du dessert de ces messieurs !

— C’est l’intérêt de la ville ! m’sieur Raucoux-Desmares ! je n’en attendais pas moins de vous !… Vous n’en mourrez pas, et vous agirez en patriote !… Je vais annoncer cette bonne nouvelle à mes adjoints qui sont restés eux aussi parce qu’ils ont eu confiance en vous !…

Quand Raucoux-Desmares pénétra dans sa salle à manger où von Bohn, qu’il avait fait demander, le faisait introduire, tous ces messieurs se levèrent, et lui firent un accueil chaleureux au milieu d’une tabagie sérieuse. La table était couverte de bouteilles de champagne. L’oberstleutnant était très allumé. Le professeur ne vit d’abord que l’oberstleutnant et le frère de sa femme, l’oncle Moritz, qui se tenait à son côté.

Von Bohn tendit la main au professeur en s’écriant :

— Ach ! che safais pien qu’il fiendrait, ce cher ami ! Herr professer est un esprit très supérior ! très supérior !… Nous ne sommes pas des gens à nous pouter entre la bataille ! Ach ! fous ne fous étiez encore fus avec cet excellent Moritz ! C’est un excellent officier !

Le professeur échangea une poignée de mains avec l’oncle Moritz, lequel n’osait pas, certes, prononcer un mot pendant que son chef continuait de s’exclamer :

— Moritz se faisait peaucoup de pile sur fotre compte ! Il fous aime pien ! C’est un excellent garçon !… Ach ! vous ne reconnaissez pas votre cousin Fréderick !… cet excellent Fritz a encore engraissé depuis le commencement de la campagne !… Et l’ennemi tira encore que nous mourons te faim ! mais chut ! ne parlons pas bolitique !… Ici, il n’y a plus d’ennemis !… Nous sommes tes amis et tes parents !… foilà ce qu’il faut se dire ! et tournez les yeux de ce côté sur ce redoutable guerrier. Sous son prillant univorme de hauptmann, fous ne reconnaissez pas cet excellent doctor de la Bibliothèque ? Fu safiez purtant pien qu’il était officier de réserve dans le même régiment avec fotre beau-frère et fotre cousin Fritz ? (les autres convives sont présentés, nouvelles poignées de mains, salutations). Ia ! Ia ! c’est une féritable petite fête te famille !… Feuillez fous asseoir, che fous en prie ! Un siège pour herr professor ! Il fa nous faire cet honneur de poire un peu de pon champagne afec nous !… Il le connaît ! C’est du champagne de sa cave !…

Éclat de rire général, sourire de Raucoux-Desmares. Les martyrs souriaient dans le cirque ; il se demanda ce qu’il devait penser du singulier hasard qui réunissait chez lui, en ce jour de guerre, les parents et les amis qui étaient venus, en temps de paix, passer à différentes reprises quelques semaines de congé sous son toit. Ne devait-il pas, pour apprécier la valeur d’une telle coïncidence, la rapprocher de celle qui faisait justement revenir dans les villes et les villages, avec les régiments ennemis, les employés d’outre-Rhin, les individualités plus ou moins « naturalisées » qui en avaient disparu subitement, quelques jours avant la déclaration de guerre ? Tous ces messieurs, pendant qu’il les traitait alors de son mieux (ils buvaient déjà, en ce temps-là, le vin de sa cave), tous ces gaillards-là avaient dû sérieusement s’occuper. Von Bohn leur avait montré l’exemple. Et il n’avait pas été le seul, certainement, à faire des promenades intéressantes, dans les environs. Mais quoi ! tout cela était le passé ! Et si redoutable fût-il pour le repos moral de l’inquiète conscience de Raucoux-Desmares, il ne s’agissait point, pour le professeur, de savoir ce que ces messieurs avaient fait, mais ce qu’ils comptaient faire !… Son regard fit le tour des visages. Il retrouvait les sourires de bon accueil d’autrefois et les expressions coutumières de débordante sympathie. On eût dit, qu’entre Raucoux-Desmares et eux, rien de nouveau ne s’était passé ! Von Bohn en particulier semble avoir complètement oublié que Mme Raucoux-Desmares l’a mis à la porte de la maison. Il tend un verre au professeur :

— À fotre santé ! ne craignez rien, nous ne fous ferons pas poire à la santé de Sa Majesté et nous ne poirons pas à celle du brésident de la Répiblique !… (Nouveaux rires.) Nous ne sommes pas des barbares !…

Quand il se vit le verre en main, en face de ces soldats vainqueurs, toutes les bonnes résolutions du professeur s’enfuirent, le laissant en proie à une sauvage irritation qui éclata brusquement avec ces mots :

— Messieurs, déclara-t-il, si vous n’êtes pas des barbares, vous me permettrez de boire à la victoire du droit !

Et il vida son verre.

— Mais comment donc, herr professor ! s’exclama le lieutenant-colonel, nous pouvons tous poire à la victoire du droit ! Chacun croit toujours afoir le droit afec lui ! Ça n’être bas gonbromettant ! Mais nous poirons aussi à la santé de Mme Raucoux-Desmares ? Elle s’est enfermée dans sa chambre, nous ne la mangerons pas ! Ach ! la guerre est la guerre, mais elle ne saurait nous faire effacer les bonnes heures passées : nein !

Pendant ce temps, on s’installa et l’on plaça le professeur, tout bouillonnant encore de sa « sortie » entre von Bohn et l’onde Moritz. Il avait en face de lui le gros cousin Fritz et le très « humide » docteur de la Bibliothèque ; et il essayait de se calmer, de reprendre son sang-froid…

Tout le monde lui sourit.

Von Bohn paraît intarissable comme la cave de Raucoux-Desmares où puisent si délibérément ces messieurs. Il reprend :

— Nous sommes de si anciens amis avec fotre charmante femme, herr professor !… Je l’ai connue, quand elle était une charmante, télizieuse bedide fille ! Elle était vive et télicate comme une fraie Barisienne. Ach ! nous en étions tous très amoureux ! (il se tourne vers le cousin Fritz) n’est-ce pas, en vérité, herr leutnant ?

(Herr leutnant fait « ia ! ia ! », en montrant son cœur)… mais foilà notre chance ! nous n’avions en Saxe qu’une Barisienne et c’est une illoustre Français qui nous l’a brise !

— C’est la gloire ! affirma herr doctor de la Bibliothèque. C’est la gloire qui nous l’a brise !…

— Oui, c’est la gloire ! je propose la santé du célèbre professor et ami Raucoux-Desmares !

Tout le monde se lève, tout le monde trinque, tout le monde boit, tout le monde se rasseoit. Et, comme entre vieux amis, on évoque des souvenirs ; mais, de toute évidence, ceux qui sont les plus chers à tous sont les souvenirs qui se rattachent à l’absente, à celle qui n’a pas voulu s’asseoir à cette table sous prétexte qu’elle a mal à la tête.

Le herr doctor de la Bibliothèque (aujourd’hui guerrier qui, quoi qu’en ait dit von Bohn, paraît si peu redoutable) pose son verre, et dit :

— Moi, che vivrai zent ans, mon cher hôte, que je me suviendrai tuchur de notre premier voyage à Kœnigsberg, sous le ciel édoilé de Kant !

— Ia ! Ia ! fait l’oncle Moritz, ils étaient brobres, les cieux étoilés !… Il faisait un temps de chien ; de la neiche et tu verglas ! Vous rappelez-fous quand le herr doctor Walter, de Luxembourg, est tombé sur le derrière pour éprouver, disait-il, « la dureté des ruisseaux », aux gorges de la Prégel !…

Raucoux-Desmares dut rire lui aussi. Du reste, il ne pouvait rester ainsi, distant et glacé comme un ruisseau de la Prégel. C’était son devoir de se laisser dégeler « dans l’intérêt de la ville ». S’il ne pouvait s’y résoudre, il eût mieux fait de ne pas venir. Il dit :

— Eh bien ! moi, je l’ai aimé malgré le mauvais temps ce petit coin désolé de terre où Kant repose. J’ai aimé ses arbres dépouillés par l’hiver et sa bise glacée qui faisait frissonner le recteur et monsieur le maire supérieur jusque dans la petite chapelle où votre grand homme dort pour l’immortalité… J’ai aimé jusqu’à cette neige qui tombait si tristement sur les lauriers verts que tendaient en tremblant les vieux professeurs de l’Albertina… J’ai aimé cette petite cour et ces tilleuls aux troncs noirs sous lesquels Kant a poursuivi la sagesse, où il l’a rejointe, où il lui a ravi l’une des plus belles règles de l’esprit humain, où il a promené son manteau de philosophe avec grâce et en homme libre !…

Il y eut quelques secondes d’un silence profond. La voix de Raucoux-Desmares avait tremblé d’émotion sur ces derniers mots et en homme libre ! Ils attendaient encore qu’il parlât. La fumée des pipes et des cigares semblait s’être dissipée autour de lui, ne lui laissant qu’une sorte d’auréole dans laquelle rayonnait son beau front pur et où brûlaient du feu de l’intelligence ses yeux clairs… Quelqu’un laissa tomber la fameuse phrase : Les deux étoilés au-dessus de ma tête, la loi morale en moi ! et ce quelqu’un était un Allemand. Raucoux-Desmares le fixa aussitôt d’une façon singulière :

— Je vois que vous n’avez pas oublié l’impératif catégorique, dit-il. Tant mieux. Dans cette guerre, cela pourra vous être utile !

— Che grois pien ! approuva von Bohn en vidant son verre : moi aussi ch’étais là, terrière le baron von der Goltz qui commandait alors à Kœnigsberg… et le matin même che l’afais entendu à la fête t’un régiment te cuirassiers prononcer devant ses hommes un discours sur l’impératif catégorique.

On rit.

— Pourquoi riez-fous ? demanda le docteur de la Bibliothèque ; c’est au nom te l’impératif catégorique, qui est la conscience absolue tu tevoir, qui est une valeur par lui-même en dehors de toute récompense, qu’on temante aux cuirassiers te mourir et qu’ils meurent !…

— Messieurs, dit Raucoux-Desmares, à propos de l’impératif catégorique, une des plus douces émotions de ma vie est celle que j’ai ressentie quand j’ai entendu monsieur le professeur Stumpf prononcer devant monsieur le ministre de l’Instruction publique Studt, dans une chaire officielle de l’Albertina, un discours dans lequel il affirmait que si Kant avait connu Nietzsche, il lui aurait donné un coup de marteau sur la tête ! À ce moment-là, messieurs, ceux d’entre vous qui étaient là, ont applaudi. J’en ai pleuré de joie. Eh bien ! je vous le demande ; l’Alma mater Albertina, qui m’a ouvert à Kœnigsberg de si beaux bras, ne m’a-t-elle point trompé ?

— Non ! Non ! protestèrent-ils. Nous sommes tuchur les braves gens que vous avez connus !… On raconte tes horreurs sur notre compte, mais ce sont tes mensonges !…

— Et si par hasard, dit von Bohn, l’Alma Mater vous avait trompé avec ses beaux bras, vous avez trouvé, herr professor, d’autres beaux bras, à Kœnigsberg, pour vous consoler. Et, dans le ciel étoilé au-dessus de votre tête, malgré la neige, vous avez aperçu surtout une étoile ! rappelez-vous !

Ils applaudirent…

— Malheureusement, l’étoile, aujourd’hui, a mal à la tête ! dit l’oncle Moritz en riant.

— Ach ! elle n’a pas si mal à la tête que ça ! exprima von Bohn en se faisant claquer les doigts… En vérité, elle aurait bu nous faire cet honneur te descendre. Nous sommes sages comme des images et nous parlons comme des vilosophes. Ach !… qu’en tites-vous ! herr professor ?…

— Je n’ai pas vu ma femme, aujourd’hui, répondit évasivement Raucoux-Desmares à von Bohn qui, de plus en plus familier et amical, s’était tourné vers lui et lui avait posé une main sur le genou…

— Vous êtes donc tuchur à votre hôpital ? Votre tevoir te bon mari serait t’abord te soigner sa femme à la maison ! (On rit)… si sa femme est malate !… mais elle n’est pas malate ! … Elle nous traite comme si elle ne nous gonnaissait plus ! ça n’est pas chentil ! Qu’est-ce qu’elle a à nous rebrocher ? On a été chentils avec la ville ! avec le maire, avec tout le monde, mais elle, elle n’est pas chentille. Qu’est-ce qu’on dit de nous, dans la ville, herr professor ?

Raucoux-Desmares crut le moment venu de faire allusion au propos du maire. Von Bohn et ces messieurs paraissaient dans de si heureuses dispositions ! Le professeur répondit :

— Mais on ne se plaint pas, colonel ! on trouve au contraire que tout se passe fort convenablement. Du reste, le maire n’avait pas attendu pour faire rassembler les objets de première nécessité dont vous pouviez avoir besoin, ainsi que toutes les armes qui se trouvaient chez l’habitant…

— Oui, oui, che sais ! che sais ! et c’est tout ce qu’on dit ?

— Non ! Il y a un bruit qui court et auquel je n’ai attaché aucune importance… Donc, certains prétendent que vous penseriez à frapper la ville d’une amende de deux cent mille francs !…

— Ia ! Ia ! à cause du pont ?… C’est parfaitement exact. Cela tépentra de l’enquête !… dit von Bohn en riant et en vidant son verre.

— L’enquête ! s’écria le professeur, vous pouvez la commencer et la clore chez moi ! Je vous donne, moi, ma parole d’honneur que ce ne sont pas les civils qui ont fait sauter le pont ! L’officier du génie qui était chargé de l’opération a dîné, hier soir, à la place où vous êtes. Vous pourrez le demander à ma femme !…

— Ach ! che ne temande pas mieux que te temander tout ce que fous foudrez à matame Raucoux-Desmares ! Mais matame Raucoux-Desmares, elle est malate ! s’écria avec une drôlerie affectée l’oberstleutnant.

Tous les convives soulignèrent la bonne plaisanterie de leurs rires bruyants. C’est alors que l’oncle Moritz cligna de l’œil du côté de Raucoux-Desmares et lui dit :

— Allez donc dire à Freda de descendre !

— J’y vais ! fit le professeur en se levant.

— Bravo ! s’écria von Bohn.

Tout le monde applaudit. Le professeur grimpa rapidement au premier étage, mais avant d’entrer dans la chambre de sa femme, son attention fut attirée par des coups furieux qui venaient du fond du corridor. Il y courut. Là, derrière une porte, Confitou lui expliqua qu’on l’avait enfermé à clef pour l’empêcher d’être dans les jambes des officiers allemands qui déjeunaient à la maison.

— On ne veut même pas me laisser voir l’oncle Moritz ! dit Confitou. Et puis, on ne peut même pas parler à maman ! C’est la Génie Boulard qui m’a poussé là dedans et a donné le tour de clef, mais elle me le paiera, celle-là ! Elle n’a rien perdu pour attendre !… C’est-il vrai que le cousin Fritz est là aussi ?…

Raucoux-Desmares délivra son fils.