Confitou/Chapitre XVIII


XVIII


Aussitôt que Mme Raucoux-Desmares apparut sur le seuil de la salle à manger, précédant son mari, il y eut des cris enthousiastes :

— Hoch ! hoch ! hurrah ! Gaudeamus igitur !

Elle était un peu pâle, mais souriante. Elle était vêtue d’une robe en mousseline imprimée, courte comme on les portait déjà, à volants, légèrement décolletée en pointe, et laissant les bras nus presque entièrement. Comme Freda était restée très svelte, qu’elle était de taille moyenne et qu’elle ne paraissait point ses trente ans, elle était dans ce costume, qui la rapprochait des petites filles, gentille, comme on dit, « à croquer ». Von Bohn ouvrait déjà la bouche.

Ils étaient du reste, tous en extase. Ils avaient enfin leur Freda ! On la leur avait rendue. Ils lui baisèrent tous la main, moins comme des sujets galants que comme des esclaves.

Von Bohn la fit asseoir à sa droite, et, tout de suite se chargea de lui verser un verre de champagne qu’il lui tendit et contre lequel il choqua le sien. Il porta immédiatement un toast à la beauté et à l’amour, en général, puis plus particulièrement à la femme qui avait su, disait-il, « joindre à toutes les qualités de la maîtresse de maison allemande les grâces te la Française ! » Ce toast eut beaucoup de succès. On s’était encore levé. Après le choc des coupes et ce toast étincelant, on se rassit. Von Bohn avait tout à fait oublié Raucoux-Desmares à sa gauche pour ne s’occuper que de sa jolie voisine.

— Alors, faisait-il en montrant toutes ses dents. Alors, fous afez laissé le mal de dête tans la chambre !… Et pourquoi donc ne fouliez-vous pas nous foir !…

— Écoutez ! je vais vous l’avouer tout de suite, dit Freda de sa voix douce (toutes les conversations autour d’eux s’étaient tues),.. je ne voulais plus vous voir, et je ne voulais plus vous connaître parce qu’on m’avait assuré que partout où vous passiez vous commettiez les pires horreurs ! (cris, protestations)… vous brûliez les habitants des villages dans leurs maisons (explosion de gros rires)… Vous coupiez les poignets des petits enfants !… (Hurlements : kolossal ! kolossal ! )

— Et tu l’as cru ? demanda l’oncle Moritz.

— Et vous avez pensé que moi, le cousin Fritz, « l’amant de la musique », comme on m’appelle à Dresde, je pouvais mettre chauffer au pétrole les petits enfants ?…

— Et moi, le herr doctor de la Bibliothèque, vous imaginez, Freda, que je vais apporter à matame la doctoresse de la Bibliothèque tes mains coupées de betides filles pour mettre sous globe dans son salon à la place de la bendule ! (Exclamations, rires, tapes familières.)

— Voilà comment on nous arrange, dit von Bohn, alors che gomprends qu’on ne nous aime plus !

— Oh ! je suis bien contente de vous entendre parler ainsi, dit Freda. Tu vois, Pierre, fit-elle, en se tournant vers son mari, je te le disais que tout cela était faux !

— Absolument faux ! délicieuse madame ! Nous sommes toujours dignes de votre amitié, croyez-le bien (il lui baise la main et la dévore des yeux). Mais ça n’est pas tout, s’il vous plaît, ne parlons plus de la guerre, qui est une chose qui ne regarde pas les tames et parlons de fous qui êtes tuchur aussi belle, aussi fraîche, aussi cheune que le chour où fous faisiez la Muse dans le Gross Kommers ! à la Palestra, notre palais de la bière !

— Ila ! ia ! aussi cheune ! aussi cholie !… Tous les jeunes « corps » et toutes les vieilles maisons l’admiraient et les présidents de corps la saluaient de leur épée nue, comme on salue une reine ! déclara le docteur de la Bibliothèque.

— Che fois encore l’estrade, dit le cousin Fritz, l’estrade, tout là-haut, ou se tenait la fleur de la société féminine de Kœnigsberg, autour du buste en carton du grand philosophe. Ces dames portaient les bannières et leurs devises : Ia ! Ia ! Vivant ! Floreant ! Crescent !… Et il y en avait, des jeunes personnes habillées choliment à l’andique !

— Ia ! ia ! mais parmi toutes les muses, surenchérit von Bohn, on n’en voyait qu’une ! et c’était la Muse de Dresde ! (il baise la main de Freda). Ach !

— Ach ! s’écria l’oncle Moritz, on regardait beaucoup aussi matame la doctoresse de la Bibliothèque qui était bien cholie également en muse ! Che me rappelle, que du haut de l’estrade, matame la doctoresse de la Bibliothèque « m’a tenu son verre en haut », en m’apercevant. Alors, moi aussi, je lui ai tenu le verre en haut. Et j’ai offert la fleur de mon bock à la fleur de la société !

Freda souriait à tous ces souvenirs ; elle oubliait la guerre, elle revivait cet heureux jour… elle se tourna vers Raucoux-Desmares.

— Tu te rappelles !… Tu te rappelles !

S’il se rappelait ? Elle avait dans la main un rameau d olivier qu’elle lui avait offert quand il lui avait été présenté. Raucoux-Desmares répéta en secouant la tête, et sur le ton d’une insondable amertume :

Un rameau d’olivier !

— Et aussitôt, s’écria l’oncle Moritz, vous vous êtes mis à parler comme de vieux amis qui ne devaient plus jamais se quitter de la vie !

— Tout le monde, du premier coup, avait compris cela ! affirma le docteur de la Bibliothèque, car tous les jeunes gens qui vous regardaient se sont mis à chanter : « Ah ! quel plaisir de parler d’amour à la cholie fille du pasteur ! »…

— Ce qu’on a bu ce jour-là, c’était à faire envie aux dieux !…

On était loin de la terrible affaire du pont et de l’amende qui menaçait la ville. Raucoux-Desmares cependant ne pensait qu’à cela et il eût désiré que Freda, qu’il avait mise au courant, y fit elle-même allusion ; mais elle était tellement occupée par les interpellations de von Bohn, de l’oncle Moritz, du cousin Fritz, et du docteur de la Bibliothèque qu’elle pouvait difficilement prendre l’initiative de changer le cours de la conversation. Alors le professeur se risqua, dans un moment d’accalmie :

— Freda, fit-il, en se penchant vers sa femme et vers von Bohn, et de façon à être entendu de ce dernier, dis donc au colonel ce que tu sais de l’affaire du pont…

Silentium ! commanda von Bohn en se levant, et en regardant Raucoux-Desmares bien en face, et il lança :

— Herr professor, je vous jette dehors !

Ce n’était pas une insulte, loin de là… et cette phrase rituelle ne commandait nullement au professeur de quitter la pièce, mais de vider son verre d’un trait. Raucoux-Desmares se leva à son tour, sans mauvaise grâce, décidé à faire bonne figure, quoi qu’il advînt, et cela toujours « dans l’intérêt de la ville » comme disait le père Clamart. Il se rappelait les vieilles coutumes auxquelles on l’avait initié dans sa « famille de bière ».

— Moi aussi, fit-il, colonel, je vous jette dehors ! toujours au nom du droit !

Et, en face l’un de l’autre, ils vidèrent leur verre d’un trait, aux applaudissements de la société qui entonna sur l’initiative de l’oncle Moritz, le chant rituel : « Il y avait trois garçons, qui avaient fondé une bonne association, et dans ce petit « corps », ils levaient tous leur verre à la ronde ! »

— Herr professor, déclara von Bohn, est décidément un membre « très humide et très fidèle ! »

Tout le monde approuva, et Raucoux-Desmares fut félicité.

Au fond, le professeur commençait à être très inquiet. Cette obstination chez von Bohn à ne point vouloir s’occuper de la seule chose qui l’intéressât, lui, Raucoux-Desmares, paraissait d’un bien fâcheux augure. On pouvait voir là le parti pris d’imposer la ville sous n’importe quel prétexte. Évidemment, Saint-Rémy, dans l’état actuel des choses, ne pourrait pas payer les deux cent mille francs ; alors c’était l’inconnu… ou plutôt, hélas ! le trop connu… les otages emprisonnés… et le reste !… Cette perspective, entrevue par le professeur, lui fit immédiatement tenter un nouvel effort.

— Je lancerais bien, fit-il, en s’astreignant à montrer une bonne humeur séduisante, je lancerais bien une bouteille de champagne à travers le monde au très humide oberstleutnant, mais, auparavant, puisque nous le pouvons, je voudrais bien que fût réglée entre nous la fameuse question…

— Une bouteille de champagne à travers le monde ! s’exclama von Bohn ! c’est entendu !

— Qu’est-ce qui est entendu ? demanda Raucoux-Desmares, la bouteille de champagne ou l’affaire du pont ?

— La bouteille de champagne !… ia ! la bouteille de champagne !…

Le hauptmann, docteur de la Bibliothèque, s’était levé, et demandait la parole. Von Bohn la lui donna. Raucoux-Desmares espéra qu’il allait être question de choses sérieuses.

— Je ne saurais oublier, exprima le herr doctor de la Bibliothèque, avec une solennité impressionnante, jé ne saurais oublier que je suis « le grand-père de bière » de notre hôte ! mais lui, il l’a oublié ! Aussitôt qu’il m’eût vu et reconnu, personne ne l’a entendu me dire : « Bonchur, cher grand-père de bière ! »

— Nein ! Nein ! Personne !…

— Ni moi non plus ! continua le herr doctor, de plus en plus solennel, aussi, je lui jette à la tête « un gamin de bière » !

— Hurrah ! hoch ! mais fous foulez dire un « gamin te champagne » ! corrigea le cousin Fritz.

— Ia ! ia ! hoch ! « un gamin de champagne » !

— Monsieur le docteur de la Bibliothèque, dit l’oncle Moritz, vous parlez bien, mais depuis cinq minutes vous êtes sec !

— Montez dans la carafe ! répliqua l’autre.

— C’est un scandale de champagne ! s’écrièrent les convives.

Silentium !… commanda von Bohn. Gaudeamus igitur !

Ils chantèrent le gaudeamus debout comme de vrais solides garçons chantent debout la gloire de Dieu, dans le temple ou à la cathédrale. Ils paraissaient vraiment à point ; il y en avait qui s’embrassaient dans les coins, les larmes aux yeux. Von Bohn s’assit, et aussitôt Freda, à laquelle Raucoux-Desmares venait de faire un signe désespéré, lui dit :

— À propos, qu’est-ce qu’on me raconte ? Que vous alliez exiger de la ville deux cent mille francs, parce qu’elle aurait fait sauter le pont !…

Von Bohn voulut encore se dégager en riant.

— Ach ! nous parlerons des affaires sérieuses temain !…

— Non ! tout de suite ! reprit Freda en lui mettant sa petite main sur sa grosse patte. Il ne la retira pas. D’avance, il était vaincu.

— Les femmes sont derribles, dit-il… on ne peut vraiment bas leur résister !…

Et il laissa parler… il l’entendit à peine, tant il était occupé à la regarder. Et puis, il n’espérait, dans le moment, qu’une chose, c’est que la petite main resterait encore longtemps sur la sienne… Il en sentait la douce chaleur qui le pénétrait « chusqu’au cœur » !

Freda lui jura que toute l’histoire était fausse, elle lui parla de l’officier du génie, elle fit étalage de sa bonne foi pour le convaincre… si bien, qu’elle termina :

— Si j’entends parler encore une fois de cette abominable affaire, c’est que vous me prenez pour une menteuse ! Je ne vous reverrai de ma vie !…

Et sa main quitta la main de von Bohn !…

La main était partie !…

Von Bohn rattrapa au vol la petite main qui s’enfuyait… Pour la dixième fois, il la porta à ses lèvres.

— Bien ! Bien ! s’écria-t-il… che vous crois ! che vous crois ! devant un pareil témoignache… il n’y a plus qu’à courber la tête ! Vous savez pien que che suis votre esclave !…

— Alors, c’est entendu, c’est fini, plus d’histoire de pont ?…

— Nein ! nein !…

— Plus de deux cent mille francs !…

— Nein ! Nein !…

— On peut l’annoncer au maire ?… — Ia, ia !…

Et, se redressant de dessus la petite main qu’il couvrait de « baisers respectueux », il dit à Raucoux-Desmares :

— Votre femme a raison sur tout le monde !… Vous pouvez aller donc tire tout de suite au maire que l’enquête est tout à fait terminée, et que la ville peut être tranquille !… qu’elle n’aura pas d’amende !

Le professeur se leva, remerciant Freda d’un regard où il avait mis tout son reconnaissant amour.

Il avait hâte d’aller porter la bonne nouvelle au père Clamart.

En s’en allant, il dut déranger le docteur de la Bibliothèque qui venait d’entamer une savante dispute sur Kant et Hegel avec « l’amant de la musique », le bon, l’excellent cousin Fritz…

Et il ne put s’échapper qu’après avoir donné son avis, et avoir levé une dernière fois son verre.