Confitou/Chapitre XVI


XVI


Le lendemain matin, à huit heures, l’oncle Moritz fit son entrée solennelle dans la petite ville de Saint-Rémy-en-Valois. Il était monté sur un cheval superbe qui s’avançait au pas, en piaffant et en « encensant » de la tête. Il avait un grand manteau bleu qui lui tombait des épaules comme un manteau de roi (pensait Confitou).

Car Confitou avait encore trouvé le moyen d’échapper à la surveillance de sa mère et de la Génie Boulard pour voir entrer les Boches dans Saint-Rémy. C’était un spectacle pour lequel il eût donné toute sa garde de soldats de bois et pour lequel il n’avait pas hésité à fausser compagnie à ses petits réfugiés. Mais n’anticipons pas sur les événements. Il est bon que nous sachions que Confitou n’était pas content qu’on eût fait sauter le pont sans lui !

Quand tout le monde, la veille au soir, avait été couché, il s’était soudain rappelé que les Français allaient faire sauter le pont ; et il avait bondi de son lit, réclamant que la Génie Boulard l’accompagnât jusque chez les Lançon qui habitaient le coin du quai « où l’on serait très bien pour voir ». Sa mère l’avait grondé et il avait dû se recoucher. Il avait attendu l’explosion longtemps. Et il s’était endormi. Le lendemain, en l’habillant, la Génie lui avait appris que le pont avait sauté vers les cinq heures.

— Malgré que c’est loin, on a très bien entendu, expliqua-t-elle. Ça a fait baooum ! et toutes les vitres de la maison ont tremblé.

Et pendant ce temps-là, Confitou dormait ! Il ne s’était même pas réveillé ! Avoir raté une occasion pareille qui ne se retrouve peut-être pas deux fois dans l’existence d’un homme ! Voir sauter un pont ! Son premier galop, après qu’il fût sorti de la maison par le soupirail de la cave, l’avait conduit devant les débris des deux arches. Il trouva qu’on aurait pu mieux faire. Il en restait trop à son avis. « La poudre devait être mouillée », pensa-t-il. Et il rôda dans Saint-Rémy désert. Finalement il était revenu sur la place des Marronniers où il avait trouvé Gustave et quelques gamins qui attendaient les événements avec curiosité. Quant aux grandes personnes qui étaient restées dans la ville, on ne les apercevait pas. Elles devaient être cependant quelque part derrière leurs volets.

Les gamins racontaient qu’à six heures du matin, deux automobiles chargées d’Allemands et de mitrailleuses étaient déjà passées. Elles allaient lentement et ne s’étaient pas arrêtées. Arrivées au pont, elles avaient continué leur chemin en tournant à gauche, et en descendant le long de la rivière qu’elles ne pouvaient pas passer.

— Ils ne sont pas malins, dit Confitou. Avec trois planches, on peut raccommoder le pont ; ça n’est pas difficile. Mais il ne faut pas leur dire !…

Tout à coup, Confitou avait vu Gustave pâlir et entendu les gamins pousser une sourde exclamation. Il avait tourné la tête, et il avait vu l’oncle Moritz. Il fit : « Ah ! » et resta la bouche ouverte. C’était moins de surprise que d’admiration.

Confitou n’avait encore jamais vu l’oncle Moritz en uniforme d’officier. Quel bel homme ! et comme il se tenait bien ! Une de ses mains gantées réunissait les rênes et l’autre était appuyée sur la hanche. Son casque à pointe et sa barbe couleur de feu, à la moustache allongée comme deux flammes en faisaient une figure de guerre qui enthousiasmait Confitou, cependant qu’elle avait fait fuir Gustave et les autres gamins épouvantés. Et comme l’oncle Moritz paraissait tranquille !

Ça, c’était tout de même « raide ! », pensa Confitou, et il s’avança à son tour, sortant de l’ombre des Marronniers :

— Bonjour, oncle Moritz ! fit-il, en ôtant sa casquette.

— Tiens ! Confitou, dit l’oncle Moritz, en arrêtant son cheval. Vous n’êtes donc pas partis ? Où sont ton père et ta mère ?

— Papa est à l’hôpital militaire et maman est à la maison. Sûrement, elle va être contente de te revoir. Mais, dis donc, tu n’as pas peur de t’avancer comme ça tout seul à cheval dans la ville. Prends garde, tu sais, tu pourrais te faire tuer…

— Par qui ? demanda l’oncle Moritz, en souriant ; il n’y a plus personne !…

— T’y fie pas ! Nous ne reculerons pas toujours !… Et puis, les Français peuvent revenir. Ça n’est pas prudent ce que tu fais là !

— Ta maman va bien ?

— Oh ! très bien ! et papa aussi. Dans les premiers temps, on a pleuré à cause de la guerre, mais maintenant, ça va. On s’y fait…

— Sais-tu à quelle heure ont passé les dernières troupes, Confitou ?

— Bien sûr, que je le sais, mais je ne te le dirai pas !

— Pourquoi ? tu ne m’aimes donc plus, Confitou ?

— Oh ! si ! dit Confitou, je t’aime bien, parce que toi, je sais bien que tu n’es pas méchant ; et puis, jamais je n’aurais cru que tu étais si beau à cheval !

— Ça n’est pas ce que je te demande, Confitou !

— Je le sais bien ! Mais il y a des choses que l’on ne doit pas dire à l’ennemi…

— Mais moi, je ne suis pas l’ennemi, reprit l’officier en riant, je suis ton oncle ! Tu peux tout me dire à moi !

— Non ! dit carrément Confitou, en secouant la tête. Ainsi, si je t’ai dit que les Français reviendraient, c’est que ça n’est pas un secret. C’est dans tous les journaux. Alors on peut le dire. C’est pour ça que je t’ai dit de te méfier !

— En attendant, Confitou, dans huit jours, nous serons à Paris !

— Tu penses ? Après tout, c’est bien possible. C’est comme Joffre voudra !

— Qu’est-ce que tu dis ? fit l’oncle Moritz en riant de toutes ses dents qu’il avait fort belles.

— Je dis que Joffre… tu connais bien Joffre, notre général en chef ?… eh bien !… ça, c’est su !… je peux te le dire : il vous aura quand il voudra !… et où il voudra !… Tu ris !… Tu as tort de rire ! c’est lui qui l’a dit. Et moi je te dis de te méfier et de ne pas te faire tuer bêtement en avançant tout seul !… Où qui sont tes soldats ?…

— Je n’en ai plus ! annonça l’oncle Moritz en riant de plus en plus fort. Joffre les a tous tués ! Et qu’est-ce qu’elle dit, ta mère ?…

— Maman, tu verras… elle te dira comme moi ; prends garde ! ne te fais pas tuer !…

— À tantôt, Confitou ; j’irai embrasser ta maman !…

— Où que tu vas comme ça ?… — Je vais à la mairie. C’est toujours le père Clamart qui est maire ?

— Oui, c’est toujours lui… ça, je peux te le dire… et puis, tu le verras bien… à moins qu’il ne soit parti, mais je ne pense pas… papa lui a dit de rester…

L’oncle Moritz tourna le coin de la rue du Bac et disparut avec son beau manteau bleu. Confitou secoua sa tête dorée :

— Sûr ! il ne prend pas assez de précautions ! Il se fera tuer !

Et cette perspective le remplit d’une grande mélancolie.

— Décidément, on a beau dire, c’est triste la guerre ! conclut-il.

Mais voilà que deux autos-mitrailleuses et une section de cyclistes débouchaient sur la place ! Confitou courut au-devant des nouveaux

arrivants en criant :

— Des mitrailleuses, chouette !

Hélas ! il tomba dans les jupes de la Génie Boulard qui était éclatante de fureur. Elle jeta sur Confitou son grappin solide.

— Vous n’allez pas nous recommencer le coup d’hier, peut-être !… Sans compter que voilà les Prussiens qui arrivent !… Allons ! ouste ! à la maison ! votre mère est déjà aux cent coups. Et puis, ça n’est pas honteux d’abandonner ses réfugiés comme ça, dès le premier jour ! Ils pleurent, ces enfants ! Grosse Saleté réclame son Confitou !…

— Ah ! qu’il est embêtant, celui-là !… Je ne suis pourtant pas sa nourrice !… C’est bon ; on y va ! on y va ! on regardera tous ensemble passer les Allemands, du haut de la fenêtre. Comme ça, ils ne pleureront plus !