V


Ce matin-là, Confitou, en entendant son père ouvrir la porte de la bibliothèque, se jeta dans l’ombre. Il espérait évidemment passer inaperçu. Raucoux-Desmares qui sortait de l’appartement de sa femme, le triste communiqué à la main, était poursuivi par des pensées si lugubres qu’il ne vit point tout d’abord cette petite forme blanche, derrière un pupitre. Il s’en fut tout de suite à une vaste carte appliquée contre le mur et y considéra un instant la frontière. Tourcoing et Roubaix en étaient si proches qu’il estima devoir se rassurer, mais son front restait sombre car, maintenant, Raucoux-Desmares savait !… Il était renseigné à la fois sur ce qui se passait à la frontière et sur son précieux état d’âme.

Ce n’était pas seulement la défaite qu’il avait lue entre les lignes du communiqué, mais, en même temps qu’elle, il y avait trouvé la vraie raison de son peu de courage domestique durant ces derniers jours, et de sa récente faiblesse morale.

Cette raison n’était ni plus ni moins que la crainte de la défaite.

Tant qu’il avait pu croire à la victoire enchantée, annoncée si joliment par les communiqués à la craie que les jeunes classes enthousiastes étalaient sur les panneaux des trains de mobilisation, lesquels « ne prenaient de voyageurs que pour Berlin », il lui avait été facile de suivre le programme qu’il s’était tracé et qui consistait simplement à oublier que sa femme était Allemande…

Cette générosité, qui était bien dans ses idées d’avant la guerre, lui avait été rendue facile par les événements du début : chaque fois que l’on rencontrait l’ennemi, on le battait ; il n’en restait plus rien ; nos 75 l’anéantissaient par bataillons ; nous étions les maîtres des cimes et de la crête des Vosges et nous avancions, triomphants, dans la plaine d’Alsace.

Sans doute son esprit critique était-il resté trop éveillé pour qu’il partageât sans réserve l’opinion des emballés qui nous voyaient revenus de Berlin « pour les vendanges », mais le moyen, avec des succès qui annonçaient une si belle campagne, d’en vouloir à Freda ? Il trouvait sa femme plutôt à plaindre. Alors, il était loin de soupçonner qu’il pût jamais, pour des faits dont il ne la jugeait pas responsable, changer de sentiments vis-à-vis d’une personne qu’il aimait et qu’il estimait depuis dix ans. Alors, il était orgueilleusement persuadé que rien au monde n’était capable d’ébranler le bel équilibre de son équité. Et cependant, peu à peu, cet événement formidable s’était accompli.

Maintenant qu’il voyait clair dans sa cave, où venait d’éclater l’obus de Charleroi, il comprenait qu’il avait commencé à « changer » quand il avait commencé à avoir des craintes sur la facilité de notre victoire… Mon Dieu ! en y réfléchissant bien, il pouvait préciser le jour et peut-être l’heure. L’heure devait être trois heures de l’après-midi ou onze heures du soir, l’heure des communiqués… et le jour, eh bien ! ce jour-là avait été le jour de Morhange ! … Oui !… quand on avait perdu Morhange… après une si belle avance !… les consolations de sa femme l’avaient énervé…

C’est qu’à Morhange il avait senti que c’était La première fois que l’on entrait véritablement en contact avec le monstre !…

Jusqu’alors, on ne savait au juste où il se cachait… on l’avait bien harcelé de-ci, de-là, mais c’est là, là ! là ! à Morhange que le monstre avait laissé voir son immonde face redoutable et… et il nous avait fait reculer !… C’était depuis ce jour-là que Raucoux-Desmares n’avait plus été le même avec sa femme !… Honte à l’esprit scientifique et international de Raucoux-Desmares !…

Il était resté le nez sur sa carte, et en était là de ses réflexions, quand un léger bruit lui fit tourner la tête. Alors, il vit dans son coin Confitou en chemise. Qu’est-ce que Confitou, en chemise, pouvait faire dans la bibliothèque, à six heures du matin ? Il le lui demanda. Confitou, rouge comme une tomate, répondit qu’il était venu chercher un livre pour lire dans son lit.

— Quel livre ? interrogea le père auquel l’embarras extrême de Confitou n’échappait point…

— Un livre de contes, papa !…

— Veux-tu bien aller te coucher ; tu vas attraper froid, gamin !… Mais il lui prit au passage le bouquin et en lut les titres. C’était un livre de contes allemands : « Schneewittchen » Reine-Neige ; « Struwelpeter » Pierre-le-mal-peigné ; « Suppen-Caspar » Gaspar le mangeur de soupe ; puis des histoires un peu lourdes de gnomes et de fées qui lui avaient fait plus d’une fois regretter devant Freda la couleur et la bonhomie de nos jolis contes français.

Il jeta le livre, cependant que Confitou se sauvait sans demander d’autre explication.

En hâte, Raucoux-Desmares se rendit à l’hôpital militaire. Jamais encore il n’avait souffert d’une pareille détresse. Les mauvaises nouvelles de la frontière se mêlaient à cette idée que son fils, pendant la guerre, se cachait pour lire des livres allemands ; elles se mêlaient aussi aux souvenirs torturants de la querelle de la veille, avec sa femme, et des baisers de la nuit. Il avait horreur de sa lâcheté.

Comment n’avait-il pas su, dans sa conduite avec Freda, garder une mesure qui lui eût épargné des éclats indignes d’elle et de lui, suivis d’effusions dont la pensée le remplissait de remords ! Car enfin, « pendant ce temps-là », on se massacrait là-haut et le sort du pays se jouait dans les plaines bouillantes de Charleroi ! Comment avait-il pu s’abstraire de l’affreux et sublime drame pour ne vivre que le sien ? Ainsi, pendant que tout le pays veillait, attendant dans une angoisse indicible l’issue de ce combat des deux races, il avait oublié, lui, l’heure du communiqué, dans les bras d’une Saxonne !…

À l’hôpital militaire, lors de l’arrivée des voitures pleines de blessés, il se retourna pour cacher ses larmes. Cependant il en avait vu des blessures ! mais, pour la première fois, on lui apportait des blessures de vaincus. La bataille sur laquelle on comptait tant était perdue ! Encore une fois, ils étaient trop !

Ils étaient comme une marée irrésistible qui se répandait sur la terre, ayant brisé toutes les digues humaines. Leurs légions innombrables poussaient les flots vivants sur les flots des morts. Les aviateurs descendaient des airs avec des paroles qui faisaient frissonner les cœurs les plus solides. On rien voyait pas la fin !… L’invasion des Barbares…

Il travailla jusqu’au soir comme un damné. Ah ! s’il avait pu, en travaillant, tuer la pensée ? Mais l’expérience et l’habileté de sa main lui laissaient l’esprit entièrement libre. Et cet esprit lui faisait entendre des choses si amères qu’il ne cessa plus de pleurer. Ce fut un spectacle que de voir le célèbre Raucoux-Desmares opérer en pleurant ! Il y avait des patients qui voulaient le consoler et plaisantaient. Ils ne les entendait pas. Il n’écoutait que cette voix qui lui disait : « Tout ce sang a été répandu un peu à cause de toi, à cause de la très haute et très noble pensée du grand Raucoux-Desmares qui, jadis, a rapporté d’Allemagne des paroles de miel et une femme… »

Il commanda qu’on lui dressât un lit de camp dans une petite chambre et qu’on lui réservât cette petite chambre d’une façon permanente. Il était décidé à ne plus quitter, autant que possible, son institut, dans le laboratoire duquel on n’avait pas cessé de fabriquer nuit et jour, le fameux antiseptique. Ainsi, il serait toujours là pour surveiller les travaux, en même temps qu’il serait tout prêt à apporter son aide active à l’hôpital militaire.

Et puis cela arrangerait bien des choses. Dans le moment, il redoutait par-dessus tout, pour son esprit de justice, de se retrouver en face de sa femme. Il ne savait pas du tout comment il agirait ni ce qu’il dirait. Il lui paraissait impossible de ne point la traiter en ennemie, car il était plein d’un irrésistible ressentiment contre elle et il se rendait compte qu’une telle attitude eût été « absolument monstrueuse ». Il espérait ardemment, pour la revoir, des heures plus propices, l’annonce prochaine d’une victoire, par exemple : car il y avait encore ceci dans le cas du grand Raucoux-Desmares, c’est qu’il se sentait désormais devant sa femme comme un enfant honteux d’avoir eu le dessous. Une victoire !… Il pensa tout à coup que les Français en avaient déjà remporté plusieurs et que sa femme ne lui en avait marqué aucune méchante humeur !…

Elle n’avait pas alors « changé » elle ! Elle avait continué de l’aimer et de lui sourire, sans combat et sans fièvre, tant qu’il le lui avait permis. Elle l’avait laissé se réjouir devant elle du succès de nos troupes.

Mieux, elle l’avait encouragé, aux jours d’inquiétude. C’était sublime.

Était-ce sublime ? Le terrible fut qu’il ne pensa point longtemps que ce pût être sublime. Il connaissait assez sa femme pour savoir qu’elle ne manquait ni de caractère ni de noblesse, mais enfin il croyait pouvoir affirmer que sa femme n’était pas une femme sublime. Elle l’aimait beaucoup, mais elle n’avait pas eu besoin, pour cela, de faire preuve d’une nature héroïque. Rien de ce qu’il connaissait de Freda ne lui permettait d’imaginer que cette femme eût été plus forte que lui, qu’elle eût réussi là où il avait échoué, lui qui avait une âme souvent tendue vers le sublime. Était-ce possible qu’elle fût parvenue si aisément à lui cacher sa souffrance, quand lui-même, dès les premiers coups, se retournait contre elle en lui montrant ses cicatrices ?

Car elle aurait dû souffrir ! Freda aimait beaucoup son mari, mais elle aimait aussi son pays, sa race. Hélas ! Raucoux-Desmares n’ignorait point que sa femme, en dépit des apparences, était restée très Allemande dans ses goûts, dans sa pensée, surtout dans sa pensée « de derrière la tête », qu’elle réussissait souvent à dissimuler par amour pour son mari, mais que la perspicacité psychologique de Raucoux-Desmares parvenait à saisir quelquefois.

C’étaient des découvertes dont, avant la guerre, il avait daigné s’amuser en passant, comme on s’étonne, avec un sourire, de rencontrer la preuve inattendue de la défaillance passagère d’un esprit que l’on avait jugé « plus solide, plus à la hauteur… » à la hauteur de Raucoux-Desmares, bien entendu.

Sa femme, par orgueil pour lui, et peut-être aussi par amour-propre pour elle, avait tout d’abord prétendu à le suivre dans sa haute cogitation qui embrassait l’humanité entière ; mais elle n’avait fait que le signe de monter ; elle était restée en bas, en Allemagne !

Toutes les histoires qui « la ravissaient » étaient des histoires d’Allemagne qu’elle répétait, sans se lasser jamais, à Confitou ; son esprit et son cœur, pleins, il est vrai, de Raucoux-Desmares, avaient continué d’habiter en Allemagne, avec ses souvenirs de jeunesse, avec les images vivantes de ses compagnes, de ses amis et de ses parents qu’elle évoquait à tout propos, et qu’elle faisait presque tous les jours asseoir à la table internationale de son mari, au dessert. Le professeur pensait que certaines de ces images-là, lors de la déclaration de guerre, avaient dû se lever, courir chercher un fusil à Dresde ou ailleurs, pour se retrouver ensuite à la frontière française. Freda avait un frère, un oncle, une douzaine de cousins et tous ses amis de Dresde et de Kœnigsberg dans les rangs des ennemis de Raucoux-Desmares !

Pouvait-elle l’avoir oublié ?

Pouvait-elle n’avoir point souffert des premières victoires françaises ? C’est là que Raucoux-Desmares s’arrêtait :

« Eh bien ! non, elle n’a point souffert de ses défaites, car si elle en avait souffert je l’aurais su ! Si je n’avais pas vu sa douleur, je l’aurais devinée ! Quand on s’aime comme nous nous aimons, il y a des choses qu’on ne peut pas se cacher et la douleur est la première de celles-là. Freda n’a pas souffert, mais Freda n’a pas été sublime ! Freda m’a consolé avec amour et a recueilli nos victoires sans inquiétude !… Freda n’a jamais été inquiète !… Même pendant l’avance française, Freda n’a jamais douté de la victoire allemande !…

« Et voilà tout le secret de la supériorité morale de ma femme… » conclut Raucoux-Desmares.

Encore une fois, il était atterré.

Il pensa que, dès le début du drame, il avait été traité par sa femme, sans qu’il en eût même le soupçon, comme un enfant auquel il eût été cruel d’enlever ses illusions. Elle avait été généreuse avec sécurité… Sa pitié condescendante, lors de l’affaire de Morhange, lui apparaissait à nouveau comme une offense insupportable et, maintenant qu’il se rendait compte de la position psychologique de la partie adverse, il ne pouvait penser sans rougir aux « bontés » de Freda. Que ne pouvait-elle accepter du destin avec une certitude pareille ?

Au lieu d’en rester à cette idée qui était des plus plausibles et tout à fait normale, Raucoux-Desmares se laissa glisser sans frein sur la pente dangereuse où il était entraîné par son fâcheux état d’esprit. Oubliant qu’il n’avait jamais trouvé sa femme ni hypocrite ni sournoise, la patience de Freda qu’il avait admirée devint à ses yeux de la sournoiserie et ses propos consolateurs prirent la proportion subite d’une hideuse hypocrisie. Car enfin, elle savait !… Elle aussi, comme les autres, comme toute l’Allemagne, était « au courant ». Alors qu’on l’entraînait, lui, le naïf Raucoux-Desmares, dans les agapes d’une fraternité universelle, alors qu’on le poussait à des communions pacifistes, où il frayait, non seulement avec la science allemande, mais encore avec la sozialdémocratie, on préparait dans le dos de la France et de ses alliés, le coup du père François !… Elle le savait !… Comment eût-elle ignoré les préparatifs de la grande entreprise, alors que tous ses parents et tous ses amis en étaient. Il en étaient, lorsque, sans murmurer, ils se laissaient écraser d’impôts « pour la guerre ». Ils savaient pour laquelle ! À cause d’elle, ils se courbaient sous la plus abjecte servitude !… Seul l’espoir de la kolossale chose prochaine leur donnait le goût de vivre. Ils en étaient déjà quand ils l’embrassaient, lui, Raucoux-Desmares, et qu’ils lui jetaient cette belle fille dans les bras ! Et elle, elle en était, qui, de ses mains douces, lui avait si joliment fermé les yeux !

Glissant toujours, Raucoux-Desmares arriva au bord de l’abîme. Il n’y tomba point, mais sa pensée resta assez longtemps suspendue pour qu’elle lui communiquât le vertige. Par un effort souverain, il parvint cependant à s’éloigner avec horreur de ce gouffre, au fond duquel se mouvaient les mille spectres de l’espionnage.