IV


Il s’agit de la casquette de Confitou, naturellement. S’il n’y avait pas eu la guerre, Confitou fût entré, cette année-là, au collège. La chose avait été décidée et la mère avait commandé l’uniforme qui, justement, venait d’arriver, malgré la guerre. Rien n’y manquait. Il y avait même la casquette. Quand Confitou vit ces splendeurs, il voulut les essayer tout de suite.

C’était après dîner ; les choses jusque-là s’étaient fort bien passées. Raucoux-Desmares avait été très bon ; il avait causé avec sa femme, très naturellement, des dernières nouvelles du front, lui exposant avec franchise ses espoirs et ses craintes ; le professeur venait d’allumer un cigare, et se disposait à jeter un coup d’œil sur les journaux du soir, quand Confitou rentra dans la salle à manger, suivi de sa mère. Il venait montrer son beau costume tout neuf.

Il s’avançait sans rien dire, avec une fierté bien compréhensible. C’était la première fois qu’il se voyait en collégien. Il s’était trouvé superbe devant l’armoire à glace de sa « mama » et sa « mama » l’avait embrassé avec émotion, mais qu’est-ce qu’allait dire son père ?

Raucoux-Desmares leva les yeux et ne vit, au-dessus de son journal, que la tête de son fils. Il poussa un cri.

Il faut faire remarquer, à la vérité, que la casquette était ridiculement petite. C’était une petite casquette toute ronde, avec un soupçon de visière en cuir verni, qui avait beaucoup plu à Mme Raucoux-Desmares. C’est un genre, là-bas, dans certaines universités, de mettre, sur de grosses têtes d’enfants, de petites casquettes. Et cela, paraît-il, fait très chic. Nous croyons avoir déjà dit que Confitou avait une bonne grosse tête et beaucoup de cheveux blonds. Nous pouvons donc affirmer que, pour Mme Raucoux-Desmares, la petite casquette produisait un excellent effet sur la tête de son fils.

Pourquoi ne fut-ce point l’avis de M. Raucoux-Desmares ? Sitôt qu’au-dessus du journal apparut, dans la pénombre de l’appartement, cette bonne grosse tête et cette belle petite casquette, le professeur poussa donc un cri :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Et il recula sa chaise avec horreur…

— Qu’y a-t-il, mon ami ? demanda la mère inquiète, car elle ne comprenait pas.

— Ce qu’il y a ?… Mais, ma petite fille, c’est abominable de mettre une casquette pareille sur la tête de cet enfant !… Ma parole, j’ai cru voir un petit b…

Le mot « boche » ne fut pas prononcé, mais il fut entendu de Mme Raucoux-Desmares qui recula à son tour dans l’ombre. Elle put à peine balbutier :

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Rien !… Je n’ai rien dit…

— Oh ! si, va, je t’ai bien entendu !…

Il comprit à la voix et au ton que c’était très grave. Il ne trouva d’autre tactique pour se tirer de là que de plaisanter comme s’il n’attachait aucune importance à cette petite histoire, et comme s’il était le premier à s’en amuser, après s’en être quasi fâché. Le malheur fut qu’il se trouvait encore dans une agitation telle (à cause du spectacle de la tête de son fils et aussi du remords d’avoir sitôt trahi ses sublimes résolutions) qu’il ne mesura point la lourdeur d’une facétie plus cruelle que tout ce qui « lui avait échappé » jusqu’à présent.

Comme sa femme restait là, glacée, il voulut absolument la faire rire, et il dit en riant lui-même.

— Ne fais pas cette figure, ma bonne Freda, je t’assure qu’il n’y a pas de quoi. La casquette est trop petite, on lui en choisira une autre ! Mais avoue qu’avec celle-là, il faudrait aussi lui acheter des lunettes !

Catastrophe ! Confitou pleurait. Il pleurait silencieusement, sans oser risquer un mouvement.

Sa mère lui dit :

— Mais enlève donc cette casquette ! Tu vois bien que tu fais horreur à ton père !

Elle poussa Confitou hors de la pièce et revint avec l’objet fatal. Elle était affreusement pâle. Raucoux-Desmares put voir alors tout le mal qu’il avait fait.

— Ma chérie, ma chérie, je regrette…

Elle ne l’écoutait pas.

— Tu vois cette casquette, lui dit-elle d’une voix basse, étouffée, car la douleur, la colère lui enlevaient le souffle, c’est une casquette française, achetée en France, dans une maison française, avec de l’argent français : ton argent ! Ce n’était pas une raison parce qu’elle est trop petite pour nous traiter comme tu l’as fait, ton fils et moi !… J’étais fière de t’amener Confitou dans son premier costume de petit homme, dans son premier uniforme de collégien, presque un uniforme de guerre, un uniforme français. Tu nous as reçus comme des ennemis de ton pays, tu nous as raillés, tu nous as bafoués, tu nous as reniés. Oui, tu as renié ton fils. Adieu ! nous partons ! Sois heureux, Pierre ! Nous ne te gênerons plus !… Tu ne nous reverras plus jamais !…

Elle courut à sa chambre, mais il parvint à l’y suivre avant qu’elle s’y enfermât.

Il était désespéré, il se traitait de brute et, au fait, il avait agi comme une brute.

Elle lui avait connu toutes les délicatesses. Ce qui venait de se produire dépassait toute imagination. Il lui aurait donné un coup de couteau ou une gifle qu’elle n’eût pas été plus stupéfaite ni plus malade. Elle voulait partir. Elle s’en tenait à cette résolution, malgré tous ses discours pitoyables. Il finit par se taire, et s’assit, terrassé.

Elle eut pitié de lui.

— Écoute, Pierre, fit-elle en s’approchant de son mari, soyons raisonnables, veux-tu ? J’admets comme toi qu’il est insensé de vouloir tout rompre et tout détruire dès notre première querelle, si grave soit-elle. Nous nous sommes beaucoup aimés.

— Toute la vérité est là : notre amour, dit-il.

— Peut-être ; mais tu vois à quelles tristes épreuves nous allons le soumettre. Encore quelques scènes comme celle-ci ; et je me demande ce qu’il en restera.

— Tu es cruelle…

— Pas tant que toi, et j’y vois plus clair que toi, et c’est parce que je t’aime profondément que je te supplie de m’écouter… Crois-moi, dans les circonstances présentes, laisse-moi m’en aller… cela vaudra mieux, je t’assure.

Il la prit dans ses bras :

— Je te le défends !… C’est à moi de te protéger quoi qu’il arrive, et ce devoir je ne le cède à nul autre, ni à un parent, ni à un ami, ni à un étranger ! Je tiens à t’avoir comme avant, plus qu’avant à mes côtés… Je reste ton mari, je ne suis pas un lâche !

Elle écartait doucement ses bras puissants.

— Non, tu n’es pas un lâche, mais tu me fais souffrir, et nous sommes très malheureux. Ce que je propose est si naturel ! La guerre ne durera pas toujours !… Du reste, il est impossible que cette chose abominable se prolonge. C’est ton avis, et c’est le mien !… laisse-moi m’éloigner avec Confitou pendant la guerre… après…

— Non ! non ! non ! Je ne veux pas !… Je ne peux pas !… Et puis, où irais-tu ? En Allemagne ? …

— Tu sais bien que je n’irais pas en Allemagne ! Pourquoi dis-tu une chose pareille ? Tu sais bien qu’il me serait impossible de vivre dans un pays où l’on se réjouirait devant moi des coups qui te frappent !… Mais laisse-moi aller me réfugier dans un pays neutre, où je serai libre avec mon fils de pleurer en paix notre bonheur perdu !…

Elle éclatait en sanglots. Il avait refermé ses bras sur elle.

— Ma chérie !… Ma chérie !… Tu es meilleure !… Tu es plus forte que moi !… Ne me repousse pas ! Pardonne-moi, et console-moi ! Je suis si malheureux !… Ah ! Pourquoi n’a-t-on pas voulu de moi ? Pourquoi m’a-t-on refusé un fusil ? Si tu savais… si tu savais ce que je souffre chaque fois que l’on m’amène un de ces pauvres soldats aux chairs en lambeaux que mon devoir est de torturer encore ! Que n’ai-je été, moi aussi, à la frontière ! J’aurais eu une belle mort, et tu n’aurais pas cessé de m’aimer !

— Tais-toi, Pierre, tais-toi… ne dis pas que j’ai cessé de t’aimer ! C’est toi, par moments, qui sembles me détester, comme si j’étais responsable de cette affreuse chose !

— Oh ! Freda, comment peux-tu croire ?… Tu ne me connais donc pas ?

— Si, mon chéri, je te connais bien : tu es très bon, mais c’est plus fort que toi, je le vois bien…

— Qu’est-ce que tu vois ? Qu’est-ce que tu vois ?

— Il y a des moments où tu me regardes…

Ses sanglots redoublaient, malgré ses protestations. Enfin, elle se calma, elle finit par pleurer doucement sur sa joue, à lui. Ils mêlaient leurs larmes comme deux grands enfants lamentables.

— Tu restes ?… Tu restes ?…

— Mais oui, je reste… puisque tu le veux ! Je ferai ce que tu voudras, comme toujours…

— Ma chérie !… Ma chérie !…

— Je crains tout pour mon amour… mais, au moins, si nous restons ensemble, essayons de faire en sorte de ne pas nous crucifier…

Il lui jura qu’ils s’aimeraient comme ils se l’étaient promis à la première heure de la guerre, au-dessus de tout et de tous, plus haut que le conflit des hommes… Elle l’écoutait. Il avait une éloquence chaude, vibrante, qui lui avait valu déjà de beaux succès à la Faculté et dans les congrès internationaux. Peut-être fut-elle convaincue ; en tout cas, elle ferma les yeux, ravie, énivrée, étourdie de cette parole, de toute cette parole magique qu’il dépensait pour elle, pour elle toute seule, comme jadis quand ils étaient fiancés et qu’elle accaparait, dans l’ombre amoureuse des terrasses de Bruhl, le fameux Raucoux-Desmares, professeur illustre à quarante ans ! Elle ne lui résista plus. Et, après cet orage, ils s’aimèrent peut-être comme jamais ils ne s’étaient aimés. Seulement, à la première heure, le lendemain matin, les journaux qu’on leur apporta avec le communiqué de la nuit, apprirent à Raucoux-Desmares, que « notre offensive n’avait pas réussi ». Des « éléments de cavalerie » se montraient aux environs de Tourcoing et de Roubaix. Nos troupes se retiraient « sur les emplacements de couverture ». Il sortit de cette chambre, sans un mot, brûlé de remords, comme s’il avait trahi la France.