VI


Le soir même il rentra chez lui, lui qui avait pensé n’y point revenir de sitôt ; mais il avait besoin de revoir l’honnête visage de Freda, certain qu’il était d’y retrouver le rayonnement de son âme simple et aimante. Il refit, à rebours, le chemin si précipitamment parcouru et rejeta en route les niaises accusations de dissimulation et d’hypocrisie dont il avait chargé le dossier de sa femme. Maintenant qu’il se rapprochait d’elle et de cette maison qui était pleine d’elle, depuis dix ans ; et de son bonheur à lui, qui était sa pure œuvre d’amour à elle, il eût donné sa main à brûler que Freda était incapable de le trahir, non plus que de le tromper. Elle devait guetter sa venue, car il n’avait pas plus tôt poussé la porte qu’elle fut dans ses bras.

— Toi ! c’est toi !…

— Mais oui, c’est moi, ma chérie !… Es-tu drôle ? Qu’est-ce que tu as ?…

— Est-ce que je sais ? Est-ce que je sais ?… J’étais triste à mourir parce que ce matin, tu t’es sauvé comme un voleur !… sans un adieu, sans un baiser !… J’avais lu le communiqué… je me rendais compte que tu m’en voulais à cause de cela !… C’est la première fois que je me rendais bien compte de cela !… Alors, j’ai eu peur, j’ai eu peur, j’ai eu peur !

Raucoux-Desmares s’était assis et l’écoutait parler sans protester. Il y eut un court silence pendant lequel ils se regardèrent et au bout duquel elle dit lentement :

— Si tu savais ce que je vous souhaite la victoire !…

Il ne s’attendait pas à cela… Il se dressa en jetant un « non ! » énergique, et il ajouta tout de suite très agité :

— Ça n’est pas vrai !

— Que dis-tu ?

— Ça n’est pas vrai ! Ça n’est pas vrai ! Je dis que ça n’est pas vrai !… et ça n’est pas vrai, parce que ça n’est pas possible que tu nous souhaites la victoire, voilà tout !…

Elle le laissa répéter son démenti tant qu’il voulut. Enfin il se tut. Alors elle alla à lui, lui mit doucement les mains aux épaules et le regarda bien dans les yeux. Sa figure était triste, mais ses yeux étaient pleins d’amour.

— Si ! dit-elle, je vous souhaite la victoire parce que je sais bien que si vous ne l’aviez pas, tu ne m’aimerais plus ! Crois-moi, je te dis la vérité, Pierre ! Regarde-moi, et sois persuadé que, dans toute cette horrible histoire, il n’y a que notre amour qui compte, pour moi ! Je ne t’en demande plus autant. Je sais que ce serait impossible. Tu ne vis plus, toi, que la minute de l’affreux combat. Tu ne souffres que de cela. Moi, pendant tout ce temps-là, j’ai passé des heures à me dire : « Va-t-il continuer de m’aimer ?… »

— Je sais que tu m’aimes, Freda, et moi aussi, je t’aime peut-être plus encore que tu ne le crois et c’est-peut-être pour cela que je me tourmente plus que toi et que je vois plus loin que ton amour… Toi, tu ne vois que ton amour, et à cause de lui tu es prête à dire et faire tout ce qu’il faudra, n’est-il pas vrai ?

— Oui, Pierre, c’est vrai, et je ne vois pas qu’il y ait là de quoi te désoler…

— Tu es prête pour lui, à dire que tu espères notre victoire.

— Ah ! cela, c’est vrai, Pierre, je l’espère…

— Et moi, je te réponds, en te remerciant de ta politesse, que ce n’est pas vrai… tu ne l’espères pas !…

— Je te le jure !

— Tu me le jures pour sauver notre amour ! Tu me le jures, parce que tu te dis que si je pensais bien à cela, que, toi ma femme, tu es capable d’avoir, en ce moment, une autre pensée que la mienne, un autre espoir que le mien, je ne pourrais plus que m’éloigner de toi avec horreur…

— C’est du délire ! s’écria-t-elle… Tu me prêtes tes sentiments et tu raisonnes à faux ! Réfléchis pendant qu’il en est temps encore… je ne comprends pas qu’un homme comme toi, un homme de science, qui a l’habitude de lire dans la pensée des autres comme dans un livre, commette une erreur aussi cruelle ! Je ne suis pas toi, moi ! je ne suis pas un homme qui hait d’autres hommes parce qu’il a été trompé : je ne suis qu’une femme qui aime un homme, son mari, et pour laquelle le reste de l’univers n’existe pas !… Toi, Français, tu hais les Allemands et je te comprends puisqu’ils ont voulu la guerre, puisqu’ils l’ont préparée, puisqu’ils t’ont fait tomber dans un guet-apens ! Tu vois jusqu’où je vais…

— Oh ! tu peux le dire !

— Je le dis, mais moi, je n’ai aucune raison pour détester les Français… Tu as toujours été très bon pour moi, je t’adore et la France est ma patrie d’adoption… Comprends-tu, Pierre ? Comprends-tu que ce n’est pas la même chose !…

— Et tu crois à la victoire de la France ?…

— Je te dis que je l’espère…

— Je te demande si tu y crois ?

— Écoute, Pierre, pourquoi désespérer ?… Tout est possible !… L’armée française recule, mais elle n’est pas battue…

Raucoux-Desmares se laissa tomber sur un fauteuil :

— Ah ! ma pauvre enfant ! fit-il dans un soupir… C’est bien cela… tu espères la victoire des Français, mais tu n’y crois pas !…

— Je n’ai pas dit cela !…

— Comment pourrais-tu y croire !… Ah ! tu étais bien tranquille !… Tu savais !… Tu savais !…

Il avait prononcé ces derniers mots sur un ton si âpre qu’elle voulut absolument savoir ce qu’elle savait.

— Explique-toi !… implora-t-elle.

Raucoux-Desmares se leva. Il allait parler… Il allait montrer sa plaie, celle sur laquelle il s’était penché tout l’après-midi et qu’il avait élargie atrocement de ses mains toutes rouges du sang des vaincus de Charleroi. Mais, en passant devant la fenêtre, il vit la figure décomposée de sa femme et il comprit que s’il lui montrait cette douleur-là, ce serait fini. Elle ne supporterait point qu’il souffrît ainsi à cause d’elle.

Il résolut de garder toute la douleur pour lui.

Cependant elle était impatiente qu’il parlât. Comme il continuait de se taire, elle le pressait :

— Me diras-tu ce que je savais ?

Il exprima sur un ton très radouci :

— Mais tu savais évidemment qu’ils étaient prêts à la guerre !…

— Qui est-ce qui ne le savait pas ? fit-elle d’une voix sourde… Mais j’étais comme toi… On en parlait depuis si longtemps que je n’y croyais plus !…

— Nous étions fous ! dit-il en se rasseyant.

— Je t’aimais… dit-elle.

Elle avait dit cela très simplement. Elle le regardait avec une infinie tendresse. Elle continua, tout bas :

— Comprends-tu ? comprends-tu que je ne savais plus qu’une chose, celle-là, et que je n’avais plus rien d’autre dans la tête et dans le cœur ? Comprends-tu que ce qui m’effraye c’est que tu ne comprennes pas cette chose-là ? Comprends-tu que tout m’est égal, pourvu que nous cessions de nous torturer, pourvu que tu saches, toi, que mon cœur n’est pas partagé et qu’il est tout à toi, rien qu’à toi, et qu’il n’aime que toi… toi et Confitou… Mon Dieu ! restons unis… dans cette tourmente, c’est tout ce que je désire, je te le jure, mon Pierre !…

Elle lui prit les mains et les baisa.

Cette femme n’était pas sublime, mais elle n’était pas, non plus, compliquée ; elle n’avait point, comme il avait pu un instant l’imaginer, « sa pensée de derrière la tête ». C’était la plus simple et la plus égoïste des femmes. Elle aimait par-dessus tout son mari et son petit. Elle exprimait sincèrement, c’est-à-dire honnêtement, ce qu’elle sentait. Il n’en pouvait douter.